Le chemin de fer de Bagdad. Journal d'un résident étranger de la ville de B. {Tarsus} sur une section de la ligne, édité par William Walter Rockwell Esq. Ph. D. et publié par le Comité Américain de Secours aux Arméniens et aux Syriens. (1916)

 

30 juin 1915

L'horizon est sombre ici, les gens de toutes les classes sont allés et venus toute la journée et chacun posait la même question : « quelles sont les nouvelles de la nuit? » Les nouvelles de BV. n'étaient pas encourageantes. Quelques Turcs influents d'ici voudraient aider, mais ils n'osent pas. Quelques femmes sont allées en voiture voir un homme influent et sa famille dans une vigne. Elles furent bien reçues. Chacune eut sa part; celle de …. fut de verser des larmes, mais je ne crois pas qu'elle fut la seule, cela a été comme un enterrement ici. Plusieurs familles reçurent l'ordre d'être à la station avec tous les membres et leurs literies, le lundi matin, et ce n'est qu'alors qu'on leur indiquerait le lieu de leur destination. Le frère de P. et Q. sont à la tête de la liste, les autres sont des gens plus pauvres. Ils s'efforcent d'obtenir une semaine de grâce pour régler leurs affaires. N'est-ce pas terrible? Et tous demandent : « A qui le tour ? » Quelles figures tirées et fatiguées nous avons vues toute la journée !

La moitié de la ville désirait nous confier ici ce qu'ils possèdent, nous en faisant l'abandon dans le cas où ils ne reviendraient pas; des tapis, des cuivres, etc., mais on peut nous faire sauter, qui sait ?

1er juillet.

Il y a de l'admiration ici à B. les gens reçoivent deux ordres à la fois et ils demandent ensuite auquel ils doivent obéir. La situation à BV. est difficile. Le frère du vali est contre les Arméniens. Des personnes de toutes sortes et conditions viennent du matin au soir poser des questions et pleurer. La situation ici est loin d'être gaie.

4 juillet.

Plusieurs familles sortent demain (une seule d'entre elles est protestante). Le gouvernement dit qu'il les fera partir par petits groupes. Je doute qu'il déporte les veuves et, par suite de toutes leurs assertions positives, je persiste à croire dans ma foi intérieure que les ordres seront modifiés, des gens viennent du matin au soir pour causer.

Je donne les chambres du bas pour en faire un magasin .... dit qu'il a des hypothèques et des fermes, etc. pour une valeur de 5.000 livres turques qu'il ne peut pas emmagasiner.

Les R. en ont huit fois autant parmi la classe gouvernante.

Je soupçonne qu'on fera partir d'abord les familles les plus importantes. Chacun tremble.

Nous avons eu la chapelle bien pleine le matin et le soir et deux beaux sermons adaptés aux circonstances. Beaucoup de Grecs et de Grégoriens y assistaient.... exhorta ses auditeurs à partir avec un bon esprit se souvenant des bénédictions passées, des occasions que leur nation avait eues pour l’éducation, pour les affaires et pour la vie de l'Eglise, il les exhorta à payer leurs dettes aux musulmans, à secourir les pauvres parmi eux, et de partir en chrétiens avec foi et courage. C'était réconfortant et inspirateur.

20 juillet.

La nuit dernière les Arméniens des districts de la ville sur l'autre rive du fleuve reçurent l'ordre de se tenir prêts. Le commissaire (chef de la police) enregistra toutes les familles de la ville et dit qu'elles devront partir par groupes de cinquante et que des mesures de rigueur vont être prises, etc.. Nous vivons des jours d'affreuse anxiété pour tous.

23 juillet.

On ne sait que penser de la situation d'ici.

Il a semblé y avoir une éclaircie hier. Quelques Arméniens qui allèrent pour se faire inscrire sur le registre, furent renvoyés chez eux pour y attendre jusqu'à nouvel ordre. D'autre part, des femmes arabes parcouraient le district de .... Agha (où l'ordre avait été donné la nuit précédente de plier bagages et de partir) et achetaient toutes sortes d'objets, des tapis, du cuivre, etc. au tiers ou au cinquième de leur valeur. Des objets valant une livre turque (22 fr. 50) partaient quelquefois pour un medjidié, (4 francs environ) etc. ; toutes les familles sont dans l'affliction.

Je suis allé au marché pour me procurer de la toile pour donner à coudre à de pauvres femmes et aussi pour avoir des nouvelles. J'y ai rencontré le prêtre Arménien, au magasin de S., il est convaincu qu'il n'y a rien à espérer pour la population. Cependant, il parcourt toutes les maisons de sa paroisse pour dresser sur une liste de tous les boiteux, les estropiés, les sourds, les aveugles, les vieillards et les familles de soldats pour la soumettre au gouvernement et obtenir des exemptions. Il dit qu'il avait espoir d'obtenir gain de cause.

Quelques malheureux habitants de Zéïtoun sont dans le cimetière, ils ont été laissés en route par le convoi et ils se trouvent ici maintenant. J'apprends qu'une des femmes devait accoucher la nuit dernière.

Les rues sont remplies de femmes musulmanes de la plus basse classe achetant librement, parlant haut. Les marchands ne semblent pas ravis de les voir.

Les uns disent que les Arméniens de BV. ont payé 10.000 livres turques pour être exemptés de la déportation ; d'autres disent que 40 familles vont partir bientôt.

J'ai fait plusieurs visites et j'ai vu beaucoup de monde dans les rues; c'était navrant de voir les rues encombrées par une foule de femmes musulmanes demandant ce qu'il y avait à vendre, et entrant même de force dans les maisons, après qu'on leur eût dit qu'il n'y avait rien à vendre. Il y a dans une des maisons de notre congrégation une femme ayant trois enfants; la mère avait vendu les quelques effets passables, et avec le prix elle avait acheté de la mauvaise farine, et elle en avait fait une pile de pains qui était le plus dur et le plus ordinaire que j'eusse vu depuis longtemps. Elle avait, certes, grand besoin de ces vêtements, mais avec ses enfants affamés, elle avait encore plus besoin d'argent. Je lui ai donné un medjidié.

La femme de T. était chez elle, vendant et faisant ses paquets, et elle était affligée, disait la vieille mère de T. à la pensée des années de travail qu'elle avait consacrées à sa vigne. Ses voisins avaient arraché de leur toit quelques feuilles de zinc ondulé pour les vendre, mais le gouvernement le leur défendit.

28 juillet.

Beaucoup de gens sont partis lundi, quarante familles à peu près, et beaucoup d'autres partiront jeudi prochain. Notre boulanger a dû partir après un avertissement de deux heures. Il laissa le pain dans le four et ramassa le blé qui était en train de sécher. Il a une femme boiteuse et trois enfants et, sa mère à moitié aveugle, qui partit aussi. Il semble qu'il n'y a rien à faire.

(N. B. le pauvre boulanger mourut peu de temps après en chemin.)

Quelques familles ont quitté BV. et plusieurs hommes sont partis de AE., laissant leurs familles qui devaient les suivre. La misère et la détresse de ces malheureux brisent le cœur. La pauvre famille de BM. que vous avez secourue et qui a sept filles, doit partir lundi. Cette chaleur intense a abattu la fille aînée qui garde le lit. Je crains que ce soit la tuberculose. C'est l'avis du docteur. La famille demandera un délai. Il n'y a pas beaucoup de chance qu'elle l'obtienne.

.... (le Dr. musulman) examine les gens et dit aux malades: « vous pouvez partir.» et il prescrit un stimulant. La mère des frères R. doit partir lundi. J'espère que nous pourrons garder ici les petits garçons.

J'ai amené ici une vache que j'avais achetée à un déporté pour trois livres turques (67 fr. 50 environ) d'autres ne l'auraient pas payée si cher, mais c'est de l'argent et des vivres pour le voyage.

On ne paye plus d'appointements dans la fabrique, car les genssont prêts à travailler gratuitement pour échapper à la déportation. 2 août.

Quarante familles sont parties encore ce matin. La plupart très pauvres et c'était un spectacle bien triste de voir ces malheureux marchant vers la station chargés de petits enfants, de jarres, de paniers et de paquets. Ils ne riaient ni ne parlaient, quelques enfants pleuraient; les personnes plus aisées se rendaient à la gare en voiture mais ne paraissaient pas plus heureuses. Jusqu'à présent les familles des soldats paraissent exemptées.

Soixante hommes de AE. se trouvaient dans le train des déportés ce matin; d'autres doivent suivre. Les trains fonctionnent pour le service militaire et pour la déportation de AE. Je ne puis pas arriver à écrire mes lettres, mon esprit est trop obsédé.

8 août.

La question de l'Ecole est encore ouverte. Les Turcs prennent note des stocks des marchandises se trouvant aujourd'hui dans les magasins. Un des garçons de.... âgé d'environ douze ans, retournait aujourd'hui à la vigne, lorsqu'il fut volé et légèrement blessé. Après le meurtre du jeune..., la semaine dernière, nous rendons grâces à Dieu que ce garçon n'ait pas été sérieusement blessé. L'incident montre l'état actuel des esprits.

7 août.

Miss .... vient d'arriver de AE. Elle a vu les Arméniens de AE. chargés sur les chars envoyés par le gouvernement, et dans des voitures louées par eux-mêmes, qu'on était en train de déporter. Soixante-dix familles vinrent jusqu'à B. dans la nuit. La famille de …. a obtenu un jour de répit. Georges a été appelé dans la nuit pour les aider. Il est reparti à cheval et n'est pas revenu. Beaucoup doivent partir d'ici lundi.

8 août.

Quelle journée remplie; les gens arrivant, arrivant en courant ininterrompu, pour donner les objets en dépôt, pour avoir des médicaments pour les yeux, ou soulager les douleurs, pour demander assistance, pour solliciter toutes sortes de choses, des souliers, de l'argent, des tentes, et ainsi de suite. Je fis quelque chose pour chacun, mais pas beaucoup. Il y avait une ruée folle à la station, une procession de voitures de toutes sortes y transportaient des marchandises et des familles entières hissées au-dessus. Le train régulier des voyageurs partit un peu avant .... heure. Il était si bondé que beaucoup de voyageurs furent laissés pour le lendemain, parmi eux.... qui a été malade depuis des semaines. Ses bagages sont à la station et sa maison fermée et scellée ; .... est étendu sur un wagon à marchandises vides; il est très faible et dans un état misérable.

La population de BW. est maintenant menacée de déportation; il y a à peine une demi douzaine d'hommes valides, laissés dans le village depuis le dernier massacre, mais beaucoup de femmes et d'enfants.

Un groupe d'habitants de Tallas est arrivé. Les femmes ont été volées et quelques-unes des filles du convoi ont eu à subir des choses terribles. Ces gens avaient des fils faisant leur service militaire, et d'autres dans les affaires en Amérique.

9 Août.

Miss ... est allée à BV. aujourd'hui. Nous avons vu des gens partis pour AG. En dehors des habitants de B. que nous connaissons, il y avait 50 chars remplis d'habitants de AE. comprenant des protestants et plusieurs grandes familles arméniennes. Soixante-dix familles sont arrivées il y a quelques jours. Le magasin de... avait été fermé et scellé si rapidement qu'il n'avait eu que le temps d'y prendre trois paquets avant que les autorités ne l'eussent fermé. Le petit... y laissa même son vêtement dans la hâte. Il y avait dans le magasin des marchandises pour une valeur de 800 à 900 livres turques. Leur maison est neuve et nouvellement meublée. Ils devaient arriver la nuit dernière, mais six jours de plus leur furent accordés par suite de la naissance d'un enfant et de l'état trop affaibli de la mère. Il y a eu un soulèvement d'Arméniens en fuite et de Kurdes et une rencontre sanglante près de Marach. Quelques soldats furent tués. Cet incident a encore plus excité l'esprit des Turcs. Les villes de la côte de la mer doivent être évacuées, dit-on, dans deux semaines. Les Turcs iront sur les montagnes.

11 Août.

Il semble y avoir un arrêt dans la déportation qui durera jusqu'après la fête de Baïran au moins, et, nous l'espérons plus longtemps encore. Il n'y a pas eu d'arrêt pour AE.

14 Août.

Le Dr. L. est arrivé ici de AC. Il dit qu'il n'y a pas d'endroit aussi tranquille que cette région. A AC. mille familles ont reçus l'ordre de partir et parmi elles, celles de tous leurs professeurs. Il n'y avait donc aucun espoir de pouvoir ouvrir le collège, à moins de quelqu'imprévu. Il y a des massacres intenses dans toute cette région, à Malatia, Besné, Adiyaman, etc. La région de Marach est en feu. Les fuyards étant exaspérés par la colère et les Turcs qui n'attendent qu'une excuse pour sévir, se vengent par des massacres On n'a eu aucune nouvelle de Marach depuis quelque temps. Il a connaissance de désordres particuliers et de meurtres à Foundadjik, (à 5 heures de Marach). La région d'Ourfa est dans une agitation extrême, les gens étant déportés et supprimés en route. Il nous cita plusieurs personnes que nous connaissons et qui ont été tuées.

On assure que mille habitants de Zeïtoun sont morts en exil. La ville est maintenant remplie d'exilés d'Adabazar et de sa région. Le fils de ... de Tallas est mort à Osmanié. Sa famille était déportée et les épreuves du voyage ne purent être supportées par le professeur.

Beaucoup d'habitants de Zeïtoun errent dans les rues de B. Ils disent qu'ils ont été emmenés do vilayet de Koniah.

Ils en référèrent au Kaïmakam d'ici qui répondit que n'ayant pas d'ordres les concernant, il ne voulait pas s'en occuper et qu'ils étaient libres d'agir à leur guise. (Ils durent dans la suite continuer leur voyage). Le Dr. L. eut recours à U. Pacha pour obtenir une permission de s'occuper d'une manière générale de secourir les déportés. U reçut un refus formel. U. répondit que c'était l'affaire du gouvernement. Le Docteur L. dit qu'il en est, en effet, ainsi et que ce que le gouvernement fait dans la région de l'Est n'empêche pas les gens de mourir de toutes manières ; cela fait parti de son plan.

Le Dr. L. dit que les Arabes de Deïr-el-Zor (où les Arméniens sont déportés) sont bons et traitent très bien les femmes. Le climat est chaud et sec et n'ayant à boire que l'eau chaude du fleuve, il craint le choléra et la typhoïde, car on voit continuellement des cadavres de déportés massacrés, charriés par le fleuve.

16 Août.

Une foule de déportés de Zeïtoun, chassés de Sultanieh est partie dans la direction de BM. Je crains qu'ils n'aillent à la mort. De 600 à 700 sont morts déjà de fatigue et de maladies.

J'ai fait des visites de Baïram à des Turcs et j'ai été bien reçu. Mais on ne peut être sûr du cœur de personne, en ces jours.

Je rentre chez le prêtre. J'y étais allé pour entendre l'histoire d'une jeune fille. Elle avait quinze ans et elle était élève externe de Miss V. à X. Les officiers s'étaient rendus dans beaucoup de maisons et avaient prévenu les habitants qu'ils devaient être déportés, mais les élèves des écoles devaient être exceptées. Ils emmenèrent les filles pour les faire rentrer à l'Ecole ; mais pas à leurs écoles, mais bien aux casernes turques où elles furent exposées et choisies par certains officiers pour s'en emparer. Cette fille fut réclamée par l'un d'eux, les autres jeunes filles, plus d'une centaine, furent emmenées à Constantinople, en automobiles. Quinze d'entr'elles étaient des amies delà dite jeune fille. Celle-ci a été amenée ici avec les déportés de quelque part. Elle repoussa les avances de l'officier qui l'avait choisie. Le prêtre entendit parler d'elle et fit une enquête. L'officier se plaignit qu'elle ne lui avait même pas accordé un sourire. Le prêtre lui répondit qu'elle ne lui sourirait jamais et le laissa réfléchir jusqu'au lendemain matin. Le matin, il dit qu'il ne voulait pas d'elle, contre son gré. Le prêtre mit la jeune fille en sûreté et l'officier est parti pour Alep. Le prêtre n'a pas les moyens de la garder. C'est pourquoi j'ai écrit à son sujet à l'école de BV. Nous pourrions peut-être ramener ici une dizaine de livres pour elle et l'envoyer à l'Ecole. Elle a quitté sa mère il y a deux mois. Sa famille entière a été déportée.

W. la sœur de X. et son enfant étaient ici, il y a une heure, venant du nord, (où les déportés de Zeïtoun avaient été d'abord envoyés). Elle raconte des choses effrayantes. Quelle sera la fin de tout ceci ? Les rues sont encombrées de déportés qui mendient du pain.... et ses parents sont tous ici, ainsi que la sœur de Partani. Je suis en train d'acheter le lit de... pour alléger ses bagages et remplir sa bourse. Elle nous cite de petits enfants laissés le long de la route pour mourir, les mères ne pouvant pas les porter plus longtemps. Beaucoup m'ont rapporté le même fait.

Un jeune homme de... sort d'ici. Deux cent cinquante familles sont en route venant de là. La ville déborde de déportés; il y en a beaucoup à...

19 Août.

Nos garçons de... et leurs familles sont aussi dans les convois. Les habitants de Nigdé ont commencé à se mettre en route d'ici. Les habitants d'Adabazar sont « à la franca » et quelques-uns d'entre eux très riches. Encore trente chars de AE. la nuit dernière.

Les vols sont fréquents, les filles enlevées, et trois Arméniens tués à BY.

20 Août.

Le courant des arrivées continue à B. Les pauvres gens venant à pied tombent littéralement exténués et beaucoup d'entr'eux meurent de faim et de fatigue. Trois grands enfants sont morts hier dans la cour de l'Eglise Grégorienne, un autre est gravement malade de la petite vérole. Un homme d'âge moyen est en train d'y mourir. M. Hodja y est allé ce matin pour l'assister. Un grand nombre de malades furent emportés à l'hôpital turc hier... et sa famille venue de BV. sont encore ici, attendant le restant de leur famille, mères, frères. Les premiers d'entr'eux sont arrivés, et ils lui disent que ses parents ont perdu presque tout ce qu'ils avaient chez eux. Les pilleurs jetèrent tous leurs effets par les fenêtres, et leurs complices postés dans la rue, emportaient les tapis, la literie, etc., avec tout l'argent qu'ils possédaient. Ses frères avaient été jetés en prison.

J'ai secouru hier un aveugle (conduit par sa femme) qui avait été déporté de Bor, ainsi qu'une vieille femme avec des cheveux d'un blanc de neige, qui avait faim et n'avait pas de sou. Je fis faire par Y. une robe pour une autre jeune femme, et Z. fit une jupe pour une autre jeune femme dont les vêtements étaient en haillons. Il y a une foule dans le cimetière. Je leur ai envoyé du savon pour se laver, prendre un bain, se raser, ainsi que du combustible.

Il y a eu un arrêt dans la déportation de B. pour attendre que le flot présent se soit écoulé. Les déportés de AE. sont de nouveau en marche. J'apprends que cinq familles arméniennes seulement seront laissées à A.E.

L'une est celle d'un fournisseur de fer pour les chemins de fer, et les autres des personnes qui ont des affaires avec le gouvernement.

Les gens d'ici sont traités avec douceur comparativement au traitement de ceux des districts du Nord et de l'Est.

22 Août.

B. offre ces jours-ci un aspect bien étrange avec ces milliers d'étrangers qui encombrent ses rues. Ce sont des déportés de toutes les localités sur la route d'Adabazar, et ils sont de tous les types et de tous les degrés de civilisation, « quelques-uns sont en guenilles, d'autres en vêtements de velours. » L'église était pleine ce matin.

Je suis allé à l'Eglise Grégorienne hier, et j'ai regardé dans la cour. Quel spectacle ! Quel pandémonium de bruits ! Il y a chaque jour dans cette foule des morts par maladies, par la faim ou l'épuisement. Je leur ai envoyé un peu d'argent pour les aider, mais les secours que nous pouvons leur donner ne sont qu'une goutte d'eau dans un océan de misère.

D'après un télégramme de notre Ambassadeur, les Catholiques et les Protestants seront exemptés de la déportation. Cela semble exact. Je pense qu'on va rappeler les nôtres de AG. Maintenant, comment pourrons-nous obtenir avec la bureaucratie, une liste complète et correcte des habitants des villages protestants et étrangers ?

J'ai écrit pour demander qu'on m'envoie quelque argent pour des secours. Une pauvre femme de Zéïtoun est trop malade pour voyager, mais son mari a été emmené et obligé de la laisser ici. Elle est à l'Eglise. Il y a des gens dans le cimetière, d'autres dans les khans, et quelques-uns ont loué des maisons pour s'y reposer pendant quelques jours Les déportés de Zéïtoun sont « libres » mais ont les traîne de ville en ville, ils sont en haillons, sales, couverts de vermine, affamés et terrorisés par les intentions du Gouvernement.

Même soir, 22 Août.

Il y a danger que le choléra éclate.

Il y a eu deux morts dans le cimetière qui en avait les symptômes. Le Gouvernement cherche à emmener les plus pauvres, principalement les déportés de Zéïtoun. On assure qu'il y a le choléra à Alep. A-t-on jamais vu une année pareille.

Un lot d'habitants de Nigdé qui étaient à notre service, ont été appelés par la police cet après-midi. Les autorités ne sont pas satisfaites du nouvel ordre d'exemptions des protestants et des catholiques. On surveille de très près les gens de Zéïtoun et on ne permet pas de les secourir.

26 août1.

Les lettres de... n'exagèrent pas et ne peuvent pas exagérer. Le degré auquel les choses sont arrivées, est bien défini par les propos que... a tenus hier soir. « Il faudra que demain matin en sortant, nous allions voir quels sont les morts ? » — « J'espère que cette femme qui était à l'Eglise sera morte ? — Je souhaite que cet te enfant meure, mais, je crains qu'elle ne mourra pas. »

Hier et avant-hier, la plupart de ceux qui sont dehors, ceux indubitablement trop malades pour qu'on puisse s'attendre à les voir marcher, ont été emmenés à coups de fouet. Nous craignons qu'on les ait emmenés à BZ. (hors de la ville) pour endurer encore de plus cruelles souffrances. Beaucoup se sont vus enlever leur literie, ou tout au moins en ont été privés, avec défense de les reprendre. Il ne se passe pas de jour qu'il n'en meurt.

Ceux qui ont les moyens de louer un logement ont pu en se cachant différer leur mise en route, car la déportation est faite avec beaucoup de cruauté mais sans ordre.

Une famille « très à la franca » de.... a obtenu un délai le jour de son arrivée à notre Eglise ; elle obtint quelques jours de grâce.

Je suis à BZ. où la situation est pire qu'à la ville. Vu une vieille femme mourant à côté de la route. Les gens passaient à côté d'elle, — alors qu'elle était gisante sous un soleil ardent, — la regardant à peine. Ce spectacle n'est que trop fréquent... Ils sont des milliers ici qui n'ont ni ombre, ni abri d'aucune espèce, sauf, ce qu'ils peuvent improviser par leurs propres moyens.

Je sors tous les jours avec... et je rentre croyant avoir fait un cauchemar.

2 septembre.

Des torrents d'habitants de Yozgad sont arrivés et on assure que 10.000 sont en route, venant de Constantinople. Des habitants de Brousse se trouvent ici en ce moment, nouvellement arrivés. La journée d'hier a été particulièrement pénible à briser le cœur. J'étais allé au train, un long train, pour voir partir une quarantaine de familles de B. et d'autres encore. Parmi les gens de B. il y avait, ... et ..., AB., et sa femme malade, qui avait été arrachée de son lit et presque traînée jusqu'au train. La sœur de.., et son mari, sa fille Akabie et la famille d'Akabie partent samedi, en même temps que notre cher droit et bon voisin... et sa famille. Il était pâle de souffrance et sa femme put me parler en dépit de sa douleur. Malgré les assurances de... que... et... pouvaient rester comme pensionnaires, leurs garçons furent pris. Le Kaïmakam n'avait pas été apparemment prévenu par le Vali. Le Kaïmakam semble avoir du cœur, mais il est, m'assure-t-on, contraint par les Turcs riches et influents de B. qui lui rendent la vie dure.

Une autre misérable vieille femme qui n'avait ni argent, ni vivres, ni lit, ni amis et qui était malade, a terminé son pèlerinage. Il en reste trois dans la cour de l'Eglise grégorienne, ainsi que trois hommes dans un état aussi désespéré. Je ne comprends pas comment ils vivent. La vieille femme jette un cri à mon passage pour me demander de l'eau. J'ai envoyé ... avec un « aïran » glacé, hier et aujourd'hui. La femme qui a la fièvre est mieux. Les jeunes filles sans lit sont maintenant malades. Je suis en train de faire préparer pour elles des lits « excelsior ». La femme qui a un bras brûlé est partie ; le train avait pour destination CD. Comment seront-ils nourris là ?

3 septembre.

La situation empire de jour en jour.

Mr... est venu me voir la nuit dernière et me dit qu'il a vu un télégramme de U. Pacha disant : « Ne permettez pas aux Américains, aux Consuls d'aider les déportés ou de se montrer à leurs côtés aux stations et aux endroits publics. »

Le nom de... a été inscrit aujourd'hui pour le départ de demain. Nous faisons de notre mieux pour le sauver. J'ai envoyé quelqu'un à Mr. AG. pour lui demander aide et je pourrai avoir à aller moi-même chez le Kaïmakam.

4 septembre.

... est allé à AE. hier, avec une lettre pour Mr. AG. au sujet de nos élèves et de nos professeurs. J'ai peu d'espoir en lui, mais, je lui fournis cette occasion. Mr. AH. a appuyé fortement hier devant le Kaïmakam le cas de..., en raison qu'il est de nos hommes. Le Kaïmakam est bien disposé, mais il a des ordres sévères d'envoyer tous les Arméniens sans exception. Quoiqu'il en soit, je pourrai peut-être sauver sa famille.

6 septembre.

Une grande foule est partie aujourd'hui. Il n'y avait qu'un wagon de voyageurs pour lequel on faisait payer. Tous les autres étaient entassés en masse dans des wagons à marchandises et menés à la cravache comme des bestiaux. Un vieillard qui avait admirablement parlé et prié à notre service du matin d'hier (un protestant de Yozgad), se tourna lorsque la police l'appela, pour appeler un de ses concitoyens. Il fut frappé avec une pierre et on lui demanda de quoi il se mêlait. Il se soumit sans mot dire.

A BV, un ordre est proclamé samedi du toit des maisons, par toute la ville, joignant à tous les Arméniens de toutes les confessions de partir de BV. sans aucun retard.

Les protestants d'ici n'ont reçu aucun avis jusqu'à présent. Le Kaïmakam a convenu qu'ils doivent rester. Il m'a assuré qu'il fera de son mieux pour sauver ..., notre professeur. Mais ce matin ... a été appelé par la police et emmené de notre cour pour partir immédiatement. Vous pouvez le croire, il était hors de lui; et dit qu'il ne pouvait pas partir immédiatement, qu'il n'avait pas de vêtements de rechange, et qu'il écrirait pour demander quelques jours de répit. Je signai sa pétition et un garçon la porta au Gouvernement, tandis que la police l'emmenait à la gare. Georges lui donna un peu d'argent et recueillit trois couvertures pour lui. Le Kaïmakam m'envoya en réponse ses salutations avec un mot pour me prévenir qu'il s'occuperait de la question. A la station.....fut arrêté pour être arrivé en retard et pour avoir tenté de ne pas partir, le train était encore là, mais il était comble de sorte qu'on dut le ramener et on le mit en prison. J'ai eu le soupçon que le Kaïmakam avait employé ce moyen pour gagner du temps et je le crois encore. Je ne fis pas d'enquête, me réservant delà faire après le départ du train. Peu après... revint hors d'haleine disant qu'il était autorisé à rester jusqu'à mercredi et il se rendit à sa vigne pour donner des nouvelles à sa femme. Elle ne savait rien de ce qui était arrivé dans la journée.

Hier après le service, une femme de bonne apparence, d'âge moyen, vint me trouver, le bras en écharpe et me dire que son bras la faisait souffrir, en me demandant si je pouvais la soulager. Je la fis monter au premier et appelant.... notre infirmière, nous examinâmes qu'elle avait été frappée d'un coup de couteau à l'épaule. Nous lui fîmes un pansement. Elle nous raconta qu'elle et son fils avaient été poignardés en route par les bachibozouks. Pour arrêter la perte de sang, elle avait tamponné sa blessure avec de la terre, qui mêlée au sang avait fermé la blessure.

Je suis allé voir d'autres malades avec l'infirmière. .. La vieille femme qui d'ordinaire se soulevait pour demander de l'eau avait perdu connaissance, et elle ne put même pas répondre, lorsque je lui en offris et lui en jetai quelques gouttes sur le front. Elle mourut dans la nuit. Ce matin, l'homme du coin de la cour, fut également délivré. Il était arrivé, il y a deux jours seulement, dans l'état le plus misérable.

L'autre nuit, je vis la femme à cheveux gris coupés courts, à peine capable de demander : « de l'eau, de l'eau ! » Une femme arménienne lui releva la tête et la fit boire, mais sa tête retomba aussitôt, ses mains devinrent glacées et nous la vîmes mourir. Nous la couvrîmes de ses couvertures et nous mimes un coussin sous sa tête, mais elle expira très peu après.

Ce malin, je suis allé au cimetière avec l'infirmière. Le gros commissaire de la police qui est si cruel, était assis en face de la grille. S'adressant à l'infirmière, il nous cria de nous arrêter. Je m'arrêtai, en effet, et lui expliquai que nous cherchions une femme qui avait eu un accident sur la route, mais il me déclara formellement que je devais m'abstenir de revenir au cimetière, que le Gouvernement enverrait des vivres, des médecins, des médicaments, et que les étrangers n'avaient pas à s'occuper de secours, ni à intervenir. De sorte que je fus obligé de m'en retourner.

Il y a tant de jeunes femmes et de jolies filles qui viennent à moi ici et dans la rue me demandant en pleurant, ce qu'elles vont devenir !

7 septembre.

La femme et son fils blessés de coups de sabre sont venus cet après-midi. Il n'y avait personne autour d'eux, de sorte que le portier les laissa entrer et j'ai pansé leurs blessures. Ils vont mieux tous deux. Je leur ai donné des bandages et le nécessaire pour que s'ils ne peuvent pas revenir, ou s'ils sont déportés demain, ils puissent panser leurs blessures. Ils m'ont été très reconnaissants. Ils sont protestants et intelligents ; tout leur argent leur a été volé. Je leur en ai donné un peu pour manger ; je leur en donnerai encore, si je les revois. AC est passé par ici ; il n'y a pas de difficulté maintenant pour garder les enfants dans la cour. Des massacres près de Yozgad ; l'air est chargé de l'odeur des cadavres sans sépulture. Quelques-uns de nos voyageurs sont venus de là. Le Dr. BB. et l'hôpital étaient à X. lorsque les déportés en partirent, mais les choses vont mal d'une manière générale. Une carte postale de AD. donne des nouvelles de AC. BM. parait tranquille pour le moment.

Septembre.

La femme qu'on ne m'avait pas permis de soigner est venue ici hier soutenue par un ami et s'appuyant sur une canne. Georges était ici et nous avons fait un bon pansement au talon, mais nous n'avons pu extraire tout l'os cassé. La chair devient saine. La pauvre vieille pleurait et disait qu'elle avait faim. Je la fis manger et lui donnai un peu d'argent. Elle espère revenir demain, mais elle souffre horriblement quand elle appuie son pied sur le sol.

Il y aura bien tôt je pense une accalmie car la ville commence à se vider. Il ne reste pas un boucher chrétien, il n'en reste que deux musulmans.

8 septembre.

La marmite bout de plus en plus fort. Un autre train spécial emporte presque tout ce qu'il restait d'Arméniens de B.... a été avec sa famille brutalement emmené, ce matin, « étant un homme dangereux qui avait tenté de secourir des déportés. » Les habitants de Tallas sont arrivés ici la nuit dernière. Ils racontent des choses bien tristes.

10 septembre.

R. semble désespéré, et les apparences lui donnent raison, car les choses empirent chaque jour. Les autorités ont leur propre projet, et elles n'écoutent personne. On n'entend de tous côtés que gémissements de détresse. Tous les hommes, femmes et enfants de ... sont arrivés laissant derrière eux tout ce qu'ils possédaient. Leur prédicateur même est ici et il a l'ordre d' « aller de l'avant ». J'ai retenu les trois petits garçons qui avaient été nos élèves et je les garde ici, car ils faisaient partie de nos pensionnaires de l'année dernière. Personne n'ose les regarder. Deux petits orphelins (deux nouveaux), nous furent offerts, mais je ne pouvais pas les prendre. Eux aussi doivent « aller de l'avant ».

A quels tourments ils sont tous réduits ! La femme avec le talon brisé était ici ce matin, et j'ai pu extraire encore deux morceaux d'os ; elle le supporte bien. Je crois que tous les morceaux brisés ont été extraits maintenant. Je l'ai pansée et lui ai fait un bandage de protection. Je l'ai fait un peu manger, car elle pleurait disant qu'elle mourait de faim. On ne laisse ici que ceux qui sont dans un état désespéré (et quelques autres seulement). Les déportés de .... sont à la station. Un grand nombre de personnes ont été embarquées. Maintenant ce sont ceux de AE. qui arrivent. Le pauvre ... est encore en prison.

11 septembre.

Nous sommes exténués par les difficultés. J'ai de la peine à croire que AJ. sera déporté, mais personne ne peut le savoir. A F., de BV. est ici. Il raconte qu'il y a cinq jours, un télégramme d'un allemand « Sefer » arriva en joignant à tout Arménien de rester là où il se trouve, qu'il soit chez lui ou ailleurs. A BV, les autorités mirent d'autant plus de hâte à déporter, mais maintenant l'ordre a transpiré et il est probablement connu ici, car il y a eu aujourd'hui une accalmie et le vali est passé hier soir par E. et a vu le Kaïmakam, en passant.... ainsi que ... doivent partir jeudi. Les circassiens doivent prendre les maisons des pauvres et les officiers celles des Arméniens plus riches.

... raconte que les protestants de Marach ont été rappelés et sont presque obligés de revenir. Il semble qu'à Adana la déportation était une alternative du massacre. On ne veut recevoir de déportés nulle part.

12 septembre.

Il ne reste plus de chrétiens à Bor. Zéïtoun a été brûlé par les fuyards et Foundadjik est en ruines de même, que Dérékeul et un autre village voisin.

14 septembre.

On est entrain de vider BV. de tous les Arméniens et les étrangers craignent aussi d'avoir à partir, s'il y avait une expédition sur la côte. Je ne crois pas qu'on se trouve dans d'aussi mauvaises conditions.

17 septembre.

Le Dr. ... dit que nous ne devons pas compter sur le travail de la Croix-Rouge, car cette société n'a pas de fonds et nous devons laisser les Turcs agir sur leur propre responsabilité. Les Turcs s'attendent à une invasion et ils éloignent leurs familles d'ici.

Quelques familles riches de Samsoun sont arrivées ici aujourd'hui ... dit que les trois familles parmi lesquelles elle se trouve doivent aller à Koniah.

Un prêtre étranger est mort la nuit dernière ici d'épuisement et de chagrin.

19 septembre.

Pas de déportés aujourd'hui ; il semble y avoir un calme pour quelques heures.

... octobre.

La vie devient de plus en plus compliquée. Les affaires sont dans une situation très critique.

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1) Note du D' Rockwell : Cette lettre, écrite par an homme, est publiée ici pour refléter la situation d'après le point de vue d'un homme.