IV. Le peuple arménien et le gouvernement ottoman

Quand le gouvernement ottoman entra dans la guerre européenne en 1914, il avait gouverné l'Arménie juste 400 ans et avait encore, parmi ses sujets, une majorité d'Arméniens. Quiconque étudiera les relations entre le gouvernement et les gouvernés pendant cette période de l'histoire du Proche-Orient, rencontrera les opinions les plus contradictoires. D'un côté, on lui dira que les Arméniens, comme le reste des chrétiens en Turquie, étaient classés par la race dominante comme « rayah » (bétail)1 et que ce seul mot résume leur situation irrémédiable ; qu'ils n'étaient pas traités comme des citoyens, parce qu'ils n'étaient même pas traités comme des hommes. D'un autre côté, il entendra dire que l'Empire Ottoman a été plus libéral envers les nationalités qui lui étaient assujetties que beaucoup d'états de l'Europe occidentale ; que les Arméniens ont été parfaitement libres de vivre leur propre vie, sous un gouvernement paternel, et que les frictions entre le gouvernement et ses sujets ont été dues à la perversité native et à l'instabilité du caractère arménien, ou, pis encore, à un poison révolutionnaire, distillé par un ennemi commun du dehors. Ces deux points de vue extrêmes sont également exagérés, mais l'un et l'autre contiennent une part de vérité.

Il est incontestablement vrai (pour prendre le point de vue turc d'abord), que les Arméniens ont tiré certains avantages de l'administration ottomane. La division des castes entre musulmans et rayahs, par exemple, peut faire caractériser « l'idée de l'état ottoman » comme étant du moyen âge et incapable de progrès ; mais elle a nui de manière plus appréciable à l'état lui-même dans son ensemble, qu'à ceux qu'elle visait ; car une rigueur extrême tourne aussi bien contre celui qui l'exerce. Le gouvernement faisait une distinction si marquée entre les chrétiens et l'élément musulman dominant, qu'il admit et même encouragea les chrétiens à former des communautés propres ; le rayah devint un « millet », c'est-à-dire non pas un bétail sous le joug, mais un troupeau affranchi.

Ces millets-chrétiens furent institués par le sultan Mohammed II après qu'il eût conquis Constantinople, en 1453, et qu'il entreprit la réorganisation de l'Empire Ottoman, comme héritier de l'Empire Romain d'Orient. Ce sont des corporations nationales, avec des chartes écrites, souvent compliquées. Chacune est présidée par un patriarche dont les fonctions sont à la discrétion du gouvernement, mais qui est élu par la communauté et qui est l'intermédiaire reconnu entre les deux, réunissant dans sa personne l'autorité de chef d'une association rayah et le statut d'un fonctionnaire ottoman. La fonction spéciale ainsi assignée aux patriarcats donne aux millets, entant qu'institutions, un caractère ecclésiastique2 ; mais dans le Proche-Orient, l'Eglise représente avant tout la nationalité ; et l'autorité des patriarcats s'étend aux écoles et même à l'administration de certaines parties du droit civil. En fait, les millets sont des corps autonomes en tout ce qui concerne la religion, la culture et la vie sociales ; mais c'est une autonomie mutilée, car elle est jalousement dépourvue de toute expression politique. L'établissement des millets est la reconnaissance et à la fois le palliatif de l'anomalie pathologique du Proche-Orient, de la désagrégation politique des peuples et de la ténacité avec laquelle, en dépit de tout, ils se sont accrochés à leur vie spirituelle de communautés.

Les organisations de Millets ne furent pas accordées à toutes les nations chrétiennes assujetties par l'Empire Ottoman. Des populations orthodoxes, comme les Bulgares et les Serbes, perdirent en fait l'autonomie ecclésiastique, dont ils avaient joui à urne époque antérieure et furent englobées dans le Millet des Grecs, sous le patriarche orthodoxe de Constantinople. Les Arméniens, d'autre part, améliorèrent leur situation. Comme schismatiques, ils avaient été, jusqu'alors, tolérés seulement sous les gouvernements catholiques et orthodoxes, mais les Osmanlis appliquèrent le même traitement à toutes les croyances chrétiennes sans distinction. Mohammed II convoqua l'évêque grégorien de la colonie arménienne à Brousse et l'éleva au Siège du patriarcat arménien de Constantinople. La conquête ottomane laissa ainsi aux Arméniens grégoriens leur individualité religieuse et les mit sur un pied d'égalité légale avec leurs voisins de la foi orthodoxe, et les mêmes privilèges finirent plus tard étendus aux Arméniens, appartenant aux autres églises. Le Millet grégorien obtint une charte, en 1462, le Millet arménien catholique en 1830, et le Millet des protestants arméniens vers la fin de la première moitié du XIXe siècle, à la suite de la fondation des missions américaines.

Ainsi les Arméniens profitèrent à cet égard de la domination ottomane et même dans leurs contrées natales le bilan se présentait dans son ensemble à l'avantage du Gouvernement ottoman. On blâme souvent les Osmanlis d'avoir laissé les Kurdes prendre pied dans cette région dans un but politique, en vue de leurs luttes avec les Perses ; mais les Kurdes n'étaient pas originellement, pour les Arméniens, un fléau aussi grand que les Seldjoukides, les Mongols ou Kara-Koyounlous, qui avaient précédemment ravagé la région, ou encore comme les Persans eux-mêmes, que les Osmanlis et les Kurdes avaient expulsés du pays. Les trois siècles de féodalité kurde sous la suzeraineté ottomane, qui ont suivi la campagne du sultan Selim, en 1514, furent une période moins malheureuse pour les Arméniens que plus de trois siècles d'anarchie qui les avaient précédés. Ce fut une période de torpeur, avant la reprise, et ce fut encore le gouvernement ottoman, par un changement dans sa politique kurde, qui rendit cette reprise possible. Dans les premières années du XIXe siècle, un vigoureux, mouvement centralisateur et antiféodal fut entrepris par le sultan Mahmoud, un réformateur connu surtout pour son échec dans les questions grecque et serbe et à qui on n'a pas suffisamment tenu compte de ses succès en Orient. Il concentra son attention sur les chefs Kurdes en 1834, et ses efforts avaient pratiquement brisé leur pouvoir vers le milieu du siècle. Une bureaucratie centralisée à Constantinople remplaça le féodalisme. Le nouveau fonctionnarisme n'était pas idéal. Il avait des défauts à lui propres, mais il était comparativement impartial envers les deux races qu'il avait à gouverner ; car le préjudice de classe du musulman envers le rayah paisible, était compensé par son exacerbation de fonctionnaire contre le Kurde turbulent. Dans tous les cas, ce remaniement de l'état ottoman dans les premières décades du XIXe siècle inaugura une nouvelle époque dans l'histoire du peuple arménien. Et comme il coïncidait avec l'établissement des missions américaines et l'octroi des chartes aux Millets catholiques et protestants, il ouvrit aux Arméniens des occasions dont ils tirèrent tout le profit. Une renaissance intellectuelle et économique de la vie arménienne commença parallèlement, sous beaucoup d'aspects, à la renaissance grecque d'un siècle auparavant.

Cette comparaison nous ramène à la question suivante : la renaissance des Arméniens au XIXe siècle était-elle une menace inévitable à la souveraineté et à l'intégrité de l'état ottoman ? La scission désastreuse entre Arméniens et Turcs qui s'est actuellement produite est-elle le fruit des ambition» erronées des Arméniens ? Les Turcs le prétendent, mais leur allégation est fausse et nous trouverons la vérité du côté des Arméniens.

Le parallèle avec la renaissance grecque induit en erreur, s'il implique un parallèle avec la révolution grecque. Le mouvement grec vers une politique de séparation fut en un sens le résultat du mouvement spirituel général qui l'avait précédé ; mais il en était à peine une conséquence heureuse. La guerre d'indépendance grecque libéra une fraction de la race grecque, au prix de l'extermination de la plupart des autres, en sacrifiant la position favorisée, dont l'élément grec avait joui précédemment dans l'Empire Ottoman. Ce n'était pas un précédent encourageant pour les Arméniens, et les objections à suivre cette voie étaient plus grosses encore de conséquence dans leur propre cas. Ainsi que nous l'avons vu, aucune portion du territoire ottoman n'était exclusivement habitée par eux et ils n'étaient même nulle part une majorité absolue, sauf dans certaines parties de la province de Van, si bien qu'ils n'avaient aucun point de ralliement naturel pour une révolte nationale, comme les Grecs en avaient dans les îles et la Morée. Ils étaient éparpillés d'un bout à l'autre de l'Empire Ottoman ; tout l'empire était leur héritage et c'était un héritage qu'ils devaient nécessairement partager avec les Turcs, qui avaient la majorité numérique et qui tenaient les rênes du pouvoir politique. L'alternative d'un état ottoman n'était pas un état arménien, tandis qu'un partage entre les puissances aurait mis un terme aux ambitions des Turcs aussi bien qu'à celles des Arméniens. Les puissances intéressées étaient bien prêtes pour un partage, si seulement elles pouvaient se mettre d'accord sur la répartition des dépouilles entr'elles. Cet héritage commun des Arméniens et des Turcs était virtuellement une des contrées les plus riches du vieux monde et une des seules qui n'avait pas été encore développée économiquement.

Ses habitants encore peu nombreux, arriérés et divisés par leurs luttes intestines n'étaient pas encore capables de défendre leurs titres contre les agresseurs du dehors ; ils ne maintenaient leur possession dans le présent que par une combinaison fortuite dans l'équilibre des puissances, qui pouvait changer d'un moment à l'autre. Le problème qui se posait aux Arméniens n'était pas de savoir comment renverser l'Empire Ottoman, mais comment le préserver. Et leur intérêt à le préserver était même plus grand que pour leurs voisins et co-héritiers turcs. Notre étude géographique a montré que grâce à leur talent et à leur tempérament, la plus grande partie de l'industrie, du commerce, de la finance et des travaux intellectuels de Turquie était entre les mains des Arméniens. Les Grecs auraient pu encore leur faire concurrence sur la côte de l'Egée, et les Juifs Séphardi dans les Balkans, mais ils avaient pour eux tout le reste de l'Empire, sans aucune concurrence à craindre de la part des agriculteurs turcs ou des pasteurs kurdes. Et si l'Empire eût été préservé à temps par des réformes, la position des Arméniens devenait plus favorable encore, car ils étaient le seul élément indigène capable d'élever l'Empire à un niveau européen au point de vue économique, intellectuel et moral et de lui assurer ainsi une existence durable. L'effort principal aurait été fait par eux et ils en auraient récolté le principal profit.

Ainsi, au point de vue arménien, une entente nationale avec les Turcs était un objet d'une importance vitale, qu'il fallait poursuivre pour ses résultats ultérieurs, en dépit des difficultés et des entraves présentes. Vers le milieu du XIXe siècle, il sembla probable que cet objet serait atteint. Les travaux du sultan Mahmoud et l'influence de la Grande-Bretagne et de la France avaient commencé à inoculer aux gouvernants turcs des idées libérales. Une admirable « loi des nationalités » fut promulguée et il y eut un projet de constitution parlementaire. Il put sembler à un optimiste que les vieilles divisions moyenâgeuses entre Musulmans et Rayahs prendraient fin et permettraient aux Arméniens, Turcs et Kurdes d'entretenir des rapports, non pas comme des sectes ou des races irréconciliables, mais comme des éléments sociaux différents, d'une même communauté, dont les intérêts mutuels doivent coopérer à une fin commune.

Telle était la politique logique des Arméniens dans l'Empire Ottoman et sa logique était si évidente qu'ils s'y sont cramponnés à travers des difficultés et des obstacles suffisants pour en bannir même toute logique — difficultés, qui aboutirent à la banqueroute du sens politique du gouvernement impérial, et obstacles qui eurent leur point culminant dans les massacres officiels de la population arménienne. Il y eut deux causes à ce sinistre tournant des événements : la crise extérieure que l'Empire eut à traverser dans les années 1875/8; et l'impression que cette crise fit sur le sultan Abdul Hamid qui monta sur le trône en 1876, au moment où la crise entrait dans sa phase la plus grave.

Durant ces années, l'Empire avait été amené au seuil de la ruine par la révolte d'une population chrétienne assujettie, celle des Serbes Bosniaques qui s'étendit aux autres races des provinces balkaniques, et par une fissure momentanée dans la politique d'équilibre des puissances européennes, qui permit à la Russie de jeter ses forces militaires du côté des rebelles. La ruine fut arrêtée et partiellement réparée, — au moment même où la Turquie se trouvait écrasée sous le talon russe, — par un rétablissement d'équilibre dans la balance, qui reprit à la Russie la plupart de ses conquêtes et à une partie des chrétiens balkaniques la liberté nouvellement conquise. Abdul Hamid était assez intelligent pour tirer une leçon de ces expériences, mais à faux, et il mit toute son astuce à poursuivre une politique bien plus nuisible à l'Empire que les troubles qu'elle voulait éviter. Il semble avoir inféré de la guerre avec la Russie que la Turquie n'était pas et ne serait jamais assez forte pour tenir tête seule contre une grande puissance ; que ce n'était pas sa propre force qui l'avait sauvée, mais le regroupement des forces extérieures.

En conséquence, tout effort pour renforcer l'Empire au dedans, en conciliant ses éléments de races et en développant ses ressources naturelles, était utopique et ne répondait pas à la solution. Le seul but d'importance était donc de s'assurer contre une attaque par une seule puissance, en les maintenant toutes dans un état d'équilibre jaloux. Or, la rupture de l'équilibre en 1877, qui avait été si désastreuse pour la Turquie, avait été directement causée par une rupture antérieure de l'équilibre dans l'empire lui-même. Une nationalité chrétienne assujettie avait essayé de se séparer violemment de l'Empire Ottoman. C'est là que dans l'esprit d'Abdul Hamid se trouvait la source de tous les troubles et l'objet principal de sa politique devait être d'en empêcher le retour. Les nationalités sujettes de l'Empire étaient pour lui des éléments de destruction de l'Etat, plus formidables même que les puissances étrangères. Leur action virtuelle devait être neutralisée et le moyen le plus sûr contre elles, comme contre les autres puissances, était de les opposer les unes aux autres. En définitive, la politique d'Abdul Hamid était exactement l'antithèse de la politique instinctive des Arméniens que nous avons indiquée ci-dessus ; elle ne devait pas renforcer l'empire, en amenant l'harmonie entre les nationalités, mais elle devait affaiblir ces nationalités à tout prix, en les poussant à s'entr'égorger. Abdul Hamid poursuivit cette politique pendant quarante ans. Les Macédoniens et les Arméniens furent ses victimes les plus visées, mais les Arméniens seuls nous concernent ici.

Il était inévitable que les Arméniens fussent choisis par Abdul Hamid pour la répression. Lorsque la Turquie chercha la paix en 1878, les troupes russes occupaient la plus grande partie du plateau arménien et les plénipotentiaires russes insérèrent l'article 16 dans le traité de San Stefano, subordonnant l'évacuation de ces provinces à l'introduction au préalable de réformes dans leur administration par le gouvernement ottoman. Un projet concret pour la réorganisation des six vilayets en question3 avait été préparé par une délégation d'Arméniens habitant ces provinces. Il prévoyait la nomination d'un gouverneur général, avec pouvoir de nommer et de destituer les employés officiels sous ses ordres ; une gendarmerie mixte, composée d'Arméniens et d'éléments sédentaires de la population musulmane, à l'exclusion des Kurdes nomades ; une assemblée générale formée de députés musulmans et de chrétiens, en nombre égal et avec des droits égaux pour chaque croyance. Alors qu'il craignait de se trouver dans l'obligation de céder ces provinces à la Russie, le gouvernement ottoman approuva et même encouragea ce projet d'autonomie provinciale ; mais, dès que l'évacuation russe fut un fait accompli, son approbation tourna à l'indifférence et lorsque le Congrès européen se réunit à Berlin, pour réviser le traité de San Stefano, les plénipotentiaires ottomans s'efforcèrent d'annuler le projet dans son ensemble. Ils y réussirent pratiquement, car le traité rédigé à Berlin par le Congrès exigea simplement du gouvernement ottoman, en termes généraux4 d'introduire « des améliorations » dans les provinces habitées par les Arméniens, sans demander la moindre garantie5. Les troupes russes furent retirées et les améliorations demeurèrent lettre morte. Les réformes furent rappelées au gouvernement ottoman en 1880 par une note collective des six puissances. Mais il laissa la note sans réponse et après que les démarches diplomatiques eussent traîné pendant deux ans, la question fut mise de côté, sur la suggestion de Bismarck, car aucune puissance, sauf la Grande-Bretagne ne voulait exercer une pression.

La « Semence des Réformes Arméniennes » tomba ainsi sur un sol rocailleux, sauf dans l'esprit d'Abdul-Hamid, où elle se logea et s'envenima, jusqu'au moment où elle porta le fruit des massacres arméniens. Le projet, en réalité, n'avait pas été une menace à la souveraineté, ni à l'intégrité ottomanes. C'était simplement une proposition d'appliquer dans les six vilayets ces mesures élémentaires d' « amélioration », dont l'Empire entier avait un urgent besoin et sans lesquelles il n'aurait jamais pu développer ses forces intérieures. Mais aux yeux d'Abdul-Hamid cette proposition était impardonnable, car toute concession à une nationalité chrétienne sujette était suspecte. Après que le gouvernement ottoman eût accordé, en 1870, une autonomie ecclésiastique aux Bulgares, il avait vu, en moins de huit ans, cette même Bulgarie soulevée par la Russie et érigée en une principauté semi-indépendante. L'autonomie arménienne avait été, il est vrai, évitée pour le moment, mais ce précédent ne devait pas être oublié, car l'influence de la Russie sur les Arméniens n'avait fait que croître.

La Russie avait conquis les provinces arméniennes de Perse en 18286, ce qui avait englobé dans ces provinces le monastère d'Etchmiadzine, siège du Catholicos de tous les Arméniens, dans le Khanat d'Erivan. A cette époque, le pouvoir du Catholicos était peu respecté. Il était le dernier vestige ecclésiastique de l'ancien royaume d'Arménie, des Tigranes et des Tiridates, qui avaient cessé d'exister depuis 1.400 ans. Il y avait un autre Catholicos à Sis, vestige du royaume de Cilicie au Moyen Age, qui ne reconnaissait passa suprématie, et il était aussi relégué au second plan par le Patriarche Arménien de Constantinople, le chef officiel du Millet arménien de l'Empire Ottoman, qui constituait à cette époque la grande majorité du peuple arménien. Mais la diplomatie russe réussit à faire revivre l'autorité du Catholicos d'Etchmiadzine. Vers la fin de la première moitié du XIXe siècle, alors que l'influence russe à Constantinople était à son apogée et que la protection russe semblait le seul recours pour la Turquie contre les ambitions de Mohammed-Ali, la suprématie ecclésiastique d'Etchmiadzine sur Constantinople et Sis fut définitivement établie et le Catholicos d'Etchmiadzine, résidant en territoire russe, devint une fois de plus le chef affectif de toute l'Eglise grégorienne, dont il était le titulaire. La Russie avait ainsi acquis une influence sur les Arméniens, comme nation, et réciproquement les Arméniens, comme individus, acquéraient une influence en Russie. Ils occupaient des situations importantes non seulement dans le commerce, mais aussi dans les services publics et dans l'armée. Ils s'étaient particulièrement distingués dans la guerre de 1877. Loris Mélikoff, Lazaref et Tergougazoff, trois des plus brillants généraux de Russie, étaient de nationalité arménienne. Mélikoff avait pris la forteresse de Kars et le traité de Berlin laissa sa conquête à la Russie, avec une zone de territoire qui complétait les districts cédés par la Perse, 50 ans auparavant. La frontière russe fut ainsi poussée en avant dans le plateau arménien et comprenait maintenant une population arménienne assez importante pour exercer une influence sur la vie générale de l'Empire russe7 et pour servir de point de ralliement national aux Arméniens qui demeuraient encore dans l'Empire Ottoman.

De telles considérations l'emportaient sur toutes les autres dans l'esprit d'Abdul-Hamid. Ses sujets arméniens devaient être privés de leur redoutable vitalité, et il décida de les écraser en ressuscitant les Kurdes. A partir de 1878, il encouragea leurs dérèglements, et en 1891, il annula l'œuvre de son prédécesseur Mahmoud. Les chefs Kurdes rentrèrent de nouveau en faveur et furent investis de grades dans les armées ottomanes. Leurs tribus furent enrôlées comme escadrons de cavalerie territoriale, des insignes spéciaux pour leurs régiments et des fusils modernes leur furent distribués dans des dépôts du gouvernement, et en guise d'honoraires, carte blanche leur fut donnée d'user à leur gré de leur situation officielle et de leurs armes officiellement octroyées, contre leurs voisins arméniens. Pendant ce temps, ces derniers étaient systématiquement désarmés, et il ne leur restait en revanche qu'à former des sociétés révolutionnaires secrètes. Ceci convenait entièrement au plan d'Abdul-Hamid, car c'était préparer un conflit de races inévitable. Les désordres commencèrent en 1893, par l'affichage de placards révolutionnaires à Yozgad et Marsivan. Ce fait fut rapidement suivi d'une lutte ouverte entre musulmans et chrétiens dans les districts de Mouch et de Sassoun, et il y eut une rapide concentration de troupes, — composées de quelques réguliers turcs — mais pour la plus grande partie de Kurdes Hamidiés. Sassoun subit un siège de plusieurs mois et tomba en 1894. Les habitants de Sassoun, hommes, femmes et enfants furent sauvagement massacrés par les Turcs et les Kurdes, et l'attention de la Grande-Bretagne fut éveillée. Durant l'hiver de 1894-95, la Grande-Bretagne persuada la France et la Russie de se joindre à elle pour rappeler au gouvernement ottoman son engagement d'introduire des réformes provinciales, et au printemps elles présentèrent un programme concret pour l'administration des six vilayets. Dans sa forme finale, c'était un projet imparfait, et le contre-projet que le gouvernement ottoman annonça avoir l'intention de lui substituer était plus illusoire encore. Il fut promulgué en 1895, mais une nouvelle série de massacres organisés avait commencé déjà quelques jours auparavant à Trébizonde, et, dans les mois suivants, le massacre fut étendu aux principales villes de l'Empire, l'une après l'autre. Ces atrocités furent presque toutes commises contre des populations paisibles et désarmées. La seule place qui résista fut Zeïtoun, qui tint tête pendant six mois à l'armée turque et qui obtint une amnistie, grâce à la médiation des Puissances. Les insurrections anti-arméniennes furent suscitées et dirigées par le gouvernement central et furent couronnées en août 1896, par le grand massacre de Constantinople, où, durant deux jours, les Arméniens, par ordre du gouvernement, furent tués indistinctement dans les rues ; le nombre des victimes atteignit plusieurs milliers. Alors seulement Abdul-Hamid s'arrêta. Il avait surveillé le pouls de l'opinion publique à l'étranger et à l'intérieur de l'Empire et il estimait avoir été assez loin8. Cent mille hommes, femmes et enfants avaient péri et, pour le moment, il avait suffisamment affaibli l'élément arménien dans son Empire. Cependant, cette politique machiavélique fut, en fin de compte, aussi futile que perfide. Dans la période qui suivit les massacres la population arménienne de Turquie fut certainement réduite soit par ces massacres mêmes soit par les émigrations à l'étranger ; mais cela ne fit qu'affaiblir l'Empire, sans paralyser définitivement la race arménienne. Les émigrants allèrent s'implanter aux Etats-Unis et dans le Caucase russe ; ils acquirent de nouvelles ressources et gagnèrent de nouvelles sympathies ; et c'est alors la Russie qui en bénéficia le plus. Les Arméniens n'avaient alors que peu de raisons, de se tourner vers la Russie, avec sympathie ou espoir. En Russie, comme en Turquie, la guerre de 1877-78 avait été suivie par une réaction politique, qui avait été aggravée par l'assassinat du Tzar Alexandre II en 1881 ; et les Arméniens, considérés comme un vigoureux élément intellectuel du progrès de l'Empire russe, furent classés par la police avec les révolutionnaires et tombèrent sous sa main de fer. Cependant, lorsqu'un Arménien se trouvait sur le territoire russe, ses biens et sa vie au moins étaient en sécurité. Il pouvait être sûr de récolter les fruits de son travail et n'avait pas à craindre une mort subite dans les rues. Durant le quart de siècle qui suivit le traité de Berlin, la population arménienne des provinces de Russie augmenta d'une façon remarquable, en prospérité et en nombre, et ensuite, après les massacres, elle se trouva renforcée par un courant continu de réfugiés ottomans. Le centre de gravité de la race arménienne se déplaçait de plus en plus du territoire ottoman vers le territoire russe. La Russie a profité des crimes de ses voisins. Le régime hamidien dura de 1878 à 1908 et fit tout ce qu'une politique peut faire pour élargir le fossé creusé entre l'état ottoman et le peuple arménien. Toutefois, la communauté naturelle d'intérêts était si forte que même trente ans d'oppression ne parvinrent pas à faire perdre aux Arméniens l'espoir d'une régénération ottomane.

Rien n'est plus significatif que la conduite des Arméniens en 1908, alors qu'Abdul-Hamid était renversé par la révolution Jeune-Turque ; on entrevit une possibilité pour l'Empire de se reformer et d'être sauvé par l'initiative des Turcs eux-mêmes. Pendant cette crise, l'attitude réelle des différentes nationalités de l'Empire se révéla. Les Kurdes se battirent pour Abdul Hamid, car ils étaient favorisés par l'ancien régime. Les Macédoniens (les Grecs, les Bulgares et les Serbes) qui avaient été les principaux compagnons de malheur des Arméniens, pendant les jours d'oppression, se rallièrent, en apparence, à la Constitution et préparèrent secrètement la révolution. Ils étaient des irrédentistes irréconciliables et virent simplement, dans la réforme de l'Empire, un obstacle à leurs aspirations séparatistes. Ils prirent conseil de leurs parents dans les états indépendants nationaux de Serbie, de Bulgarie et de Grèce et, quatre ans après, la ligue balkanique attaqua la Turquie et lui arracha de force les provinces macédoniennes.

Les Arméniens, au contraire, se mirent de tout cœur au service du Nouveau Régime. Aussitôt que la Constitution ottomane fut rétablie, les partis politiques arméniens abandonnèrent leur programme révolutionnaire, en faveur d'une action parlementaire, et coopérèrent, dans le Parlement, avec le bloc Jeune-Turc, aussi longtemps que la politique Jeune-Turque demeura tant soit peu libérale ou démocratique. Les terribles massacres d'Adana, qui eurent lieu moins d'une année après la proclamation de la Constitution, auraient pu jeter une douche sur l'enthousiasme arménien (quoiqu'à première vue la preuve que les Jeunes-Turcs y étaient impliqués n'était pas aussi claire qu'elle l'est devenue depuis). Ils montrèrent cependant leur loyalisme en 1912, lorsque les Turcs combattaient pour leur existence. Ce n'est que sous les nouvelles lois que le privilège et le devoir du service militaire avaient été étendus aux citoyens chrétiens aussi bien qu'aux musulmans de l'Empire ; et la désastreuse campagne balkanique fut la première occasion donnée aux soldats arméniens de se battre pour leur héritage commun. Mais ils se comportèrent si bien en cette occasion, qu'ils furent publiquement félicités par leurs commandants turcs... Ainsi, dans la guerre et dans la paix, dans l'armée et au Parlement, les Arméniens travaillaient au salut de l'Empire Ottoman, depuis l'avènement au pouvoir des Jeunes-Turcs, en 1908, jusqu'à leur entrée dans la guerre européenne en 1914. Il est impossible de concilier avec ce fait l'assertion turque qu'en 1914 ils changèrent soudain de politique et commencèrent traîtreusement à comploter pour la destruction de l'Empire Ottoman.

suite

1) Il n'est pas certain que ce soit là le sens littéral, ce mot étant surtout employé dans son acception politique.

2) Le mot millet signifie simplement secte religieuse, dans la langue arabe, à laquelle les Turcs l'ont emprunté

3) Erzeroum, Van, Bitlis, Diarbékir, Mamouret-ul-Aziz, Sivas.

4) Article 61.

5) Il y avait une clause aussi vague pour le même objet dans la « Convention Spéciale de Chypre » entre la Turquie et la Grande-Bretagne ; mais il n'y avait dans aucun de ces traités de garantie pour son observation. Le Traité de Berlin stipulait simplement que le Gouvernement ottoman devait communiquer aux Puissances les mesures de réforme qu'il exécuterait ; mais comme elles ne furent jamais mises à exécution, elles ne furent jamais communiquées.

6) La Russie commença à acquérir des territoires au sud du Caucase, au commencement du XIXe siècle, lorsque le dernier roi de Géorgie céda son royaume au Tzar pour le sauver des mains des Turcs et des Persans.

7) Tiflis, l'ancienne capitale du royaume de Géorgie et le centre administratif actuel des provinces russes du Caucase est devenue, en fait, une ville arménienne, au cours du XIXe siècle ; et des colonies arméniennes se sont répandues, bien au delà dans l'intérieur de la Russie.

8) Le Gouvernement Britannique fût le seul qui essaya d'exercer une pression sur les Turcs pour arrêter les massacres. En Allemagne c'était un mot d'ordre que les massacres n'étaient qu'une invention de l'Angleterre, dans an but politique ; et l'Empereur d'Allemagne envoya, peu après, son portrait à Abdul-Hamid, comme gage d'amitié.