II. Une esquisse de l'histoire d'Arménie

 Les documents présentés dans ce volume disent d'eux mêmes leur propre histoire, et le lecteur pourrait ignorer les lieux dont ils parlent et les points d'histoire auxquels ils se réfèrent et acquérir cependant, grâce à eux, plus de connaissance sur la vie des hommes du Proche-Orient que par une étude quelconque dans les livres classiques ou dans des atlas Il est en même temps évident que des connaissances générales géographiques et historiques aident beaucoup à la compréhension complète de toute la signification des événements relatés dans ce livre; et comme ces connaissances ne sont pas très répandues, ni faciles à acquérir, il nous a semblé bon pour la commodité du lecteur de publier cette esquisse historique dans le même volume que les documents. Autant que possible, les lieux auxquels on se réfère sont indiqués sur la carte qui se trouve à la fin de ce volume, tandis que nous ne pouvons donner ici que de brèves indications sur ce que sont les Arméniens et sur le pays habité par eux.

Comme les Anglais, les Français et la plupart des autres grands peuples, les Arméniens ont une physionomie d'un type spécial, et il ne serait cependant pas toujours facile de les désigner à première vue, car ils sont physiquement de source aussi hybride que les autres peuples de l'Europe ou du Proche-Orient. Il y a des différences notables de teint, de traits et de constitution corporelle entre les Arméniens de l'Est, de l'Ouest et du Sud, et entre ceux des régions des montagnes, des plaines et des villes; et il serait téméraire de spéculer sur l'époque à laquelle tous ces divers éléments se sont réunis là ou d'établir qu'ils n'y étaient pas déjà à la date où nous commencions à savoir quelque chose des habitants de ce pays1.

Nous entendons pour la première fois parler d'eux dans les annales d'Assyrie, où le plateau arménien apparaît comme la terre de Naïri, — « res nullius » — sans cesse en butte aux incursions, toujours inefficaces d'ailleurs des armées assyriennes, venues des plaines de Mossoul. Mais au IXe siècle avant Jésus-Christ, les petits cantons de Naïri se fondirent dans le royaume d'Ourartou2 qui fut en guerre pendant plus de 200 ans avec l'Assyrie, avec des alternatives de succès, et laissa une histoire nationale. Les rois d'Ourartou établirent leur résidence dans la citadelle de Van3. Les flancs des roches sont couverts de leurs inscriptions, qu'on trouve aussi disséminées jusqu'aux environs de Malatia, d'Erzeroum et d'Alexandropol. Ces inscriptions empruntèrent à l'Assyrie les caractères cunéiformes, et les plus anciennes d'entr'elles sont en langue Assyrienne ; mais ils adoptèrent bientôt l'écriture étrangère à leur propre langue ; cette langue a été déchiffrée par les savants anglais et allemands ; ils sont d'avis qu'elle n'est ni Sémitique, ni indoeuropéenne et n'a non plus aucune affinité avec l'idiome plus obscur encore des Hittites, situés plus à l'Ouest ; il est à supposer que ceux qui parlaient cette langue étaient des indigènes, probablement du même sang que leurs voisins du côté du Caucase et de la mer Noire, les Saspeires4, Chalybes et autres ; et si, comme l'ethnologie semble le montrer, une race indigène est pratiquement indéracinable, ces populations primitives du plateau sont probablement les premiers ancêtres, physiquement parlant, de la race arménienne actuelle5.

D'autre part, la langue arménienne moderne ne procède pas des Ourartou, elle est un idiome européen. Elle contient de nombreux éléments qui ne sont pas indo-européens, — beaucoup plus nombreux que dans la plupart des branches connues de la famille des langues indo-européennes, — et c'est là ce qui a modifié sa synthèse aussi bien que son vocabulaire. Elle a aussi librement emprunté au persan, ce qui fut la conséquence naturelle de la suprématie politique que maintes fois l'Iran exerça sur l'Arménie depuis le VIe siècle avant Jésus-Christ jusqu'au XIXe de notre ère. Mais après avoir analysé et éliminé ces divers éléments étrangers, les philologues concluent que la base de l'Arménien moderne est un pur idiome indo-européen, soit un dialecte de la famille Iranienne, soit une variante indépendante tenant autant de l'iranien que du slavon.

Cette langue est un facteur de la conscience nationale des Arméniens modernes beaucoup plus important que leur extraction physique ancestrale ; mais son origine est aussi difficile à déterminer. Ses caractères indo-européens prouvent qu'à une certaine date elle a été introduite du dehors6 et le fait qu'une langue non indo-européenne était la seule usitée sous les rois d'Ourartou laisse supposer qu'elle ne s'établit qu'après la chute du royaume d'Ourartou. Mais les plus anciens monuments littéraires de la langue moderne ne datent que du Ve siècle de notre ère, c'est-à-dire de mille ans après les dernières inscriptions en langue ourartienne, de sorte que, — autant qu'on peut s'en remettre à la linguistique, — le changement doit s'être produit au cours de cette période. Cependant, une langue ne supplante pas d'ordinaire une autre langue sans de grands déplacements de population, et le seul fait historique de cette nature qui ait pu produire un pareil résultat semble avoir été la migration des Cimmériens et des Scythes au VIIe siècle avant Jésus-Christ. C'étaient des tribus nomades, venues des steppes de Russie qui passèrent par l'extrémité est du Caucase, firent irruption dans les plaines du Moghan et dans le bassin du lac d'Ourmia, et terrorisèrent pour plusieurs générations les régions de l'Ouest de l'Asie, jusqu'à ce qu'elles fussent elles-mêmes écrasées par les Mèdes et absorbées par la population indigène. Ce furent elles qui mirent fin au royaume d'Ourartou ; et la langue qu'elles apportèrent était probablement un dialecte indo-européen constituant l'élément fondamental de l'Arménien moderne. Il est ainsi probable que c'est à ces envahisseurs du VIIe siècle qu'on peut attribuer l'origine de la langue actuelle, et probablement aussi les noms mystérieux de « Haïk (k) » et « Haïastan », que paraissent avoir toujours employés ceux qui parlaient cette langue, pour se désigner eux-mêmes et leur pays. Mais ce n'est là qu'une simple conjecture et rien de plus7 et nous restons en présence de ce seul fait que la langue arménienne était la langue du pays8 vers le Ve siècle de notre ère. La langue arménienne eût pu disparaître et laisser encore moins de traces que l'Ourartienne. C'est une langue assez vigoureuse, mais cependant elle n'eût jamais pu survivre par la seule vertu de sa vitalité. Les dialectes indigènes anatoliens de Lydie et de Cilicie, ainsi que l'idiome des Cappadociens9, ces plus proches voisins des Arméniens à l'Ouest ont disparu l'un après l'autre par l'irrésistible progrès du grec ; et la langue arménienne eût partagé leur sort si elle n'était devenue la langue canonique d'une Eglise Nationale, avant que la langue grecque n'eût eu le temps de pénétrer aussi loin vers l'Est. L'Arménie est située dans le rayon d'Antioche et d'Edesse (Ourfa), ces deux centres les plus anciens et les plus puissants de la propagande chrétienne. Le roi Tiridates (Trdat) d'Arménie se convertit au christianisme durant la seconde moitié du IIIe siècle10 de notre ère et fut le premier souverain au monde qui décréta le christianisme religion d'Etat. La religion chrétienne prit en Arménie, dès le début, une forme nationale. En 410 de notre ère, la Bible fut traduite en Arménien avec une écriture nouvelle spécialement inventée à cet effet, et cette œuvre fut suivie d'une éclosion d'ouvrages de littérature nationale pendant tout le cours du Ve siècle. Ces œuvres du Ve siècle sont, comme nous l'avons dit, les plus anciens monuments de la langue arménienne. La plupart d'entr'eux sont, il est vrai, de simples traductions laborieuses de traités de théologie grecs ou syriaques et d'ailleurs toute cette littérature première était surtout théologique. Mais il y a eu aussi une notable école d'écrivains historiques dont Moïse le Khorène est le plus célèbre; et l'action stimulante du christianisme eut le résultat très important de conserver la langue, de contribuer à ses progrès, à son développement et de créer une littérature nationale de genres variés.

Ainsi, la conversion de l'Arménie au christianisme, qui se produisit à une date qu'on pourrait fixer d'une manière plus ou moins certaine, fut dans l'évolution de la nationalité arménienne un facteur plus important encore que l'introduction première de la langue nationale ; et les Arméniens ont eu raison de considérer St. Grégoire l'Illuminateur, missionnaire cappadocien auquel leur conversion est due, comme leur suprême héros national11. Ainsi donc l'Eglise et la langue se prêtèrent un mutuel appui pour le plus grand développement de la puissance des deux. Elles ne furent, en fait, que deux aspects se complétant l'un l'autre, de la même conscience nationale ; et le caractère national de l'Eglise s'accentua plus fortement encore lorsqu'elle se sépara de la doctrine du Corps principal de la Chrétienneté, non pas en formulant quelque dogme nouveau ou hérétique, mais en omettant de ratifier les modifications apportées au Credo primitif par les Conciles Œcuméniques du Ve siècle12.

C'est cette nationalisation de l'Eglise qui contribua plus que tout à faire des Arméniens une nation, et c'est elle aussi qui fit d'eux un facteur intégral du Proche-Orient. Le christianisme rattacha le pays à l'occident aussi étroitement que les inscriptions cunéiformes d'Ourartou l'avaient rattaché à la civilisation de la Mésopotamie ; et le phénomène du Proche-Orient consiste précisément dans ce paradoxe que toute une série de populations, vivant dans les régions confinant à l'Europe et à l'Asie, se développèrent dans une vie nationale propre, qui était foncièrement européenne par sa religion et sa culture, sans avoir cependant jamais réussi à se dégager politiquement et à sortir des entraves du despotisme et de l'anarchie qui semblent être le lot naturel des pays d'Orient. Aucune société dans le monde n'a eu une histoire politique plus troublée que ces nationalités du Proche-Orient et aucune n’a su mieux et avec plus de ténacité préserver son Eglise et sa langue, à travers les plus terribles vicissitudes d'invasions et d'oppressions. A ce point de vue, l'histoire de l'Arménie dans son ensemble est évidemment caractéristique du Proche-Orient.

Le Puissant royaume d'Orartou se présente au début de l'histoire comme un âge d'or. Il n'existait que depuis deux siècles quand il fut écrasé par les envahisseurs venus des steppes de la Russie ; et l'anarchie, dans laquelle ils plongèrent le pays, eut besoin, pour en faire disparaître les effets, d'un gouvernement étranger. En 585 avant J. C. les peuplades nomades furent domptées et le plateau fut annexé pas Cyaxare le Mède, et plus tard, quand les Perses héritèrent des Mèdes, Darius, le grand organisateur, divisa le pays en deux gouvernements ou Satrapies distinctes. Il semble que l'une de ces deux Satrapies comprenait les bassins d'Ourmia et de Van et une partie de la vallée de l'Araxe13 ; l'autre correspondait à peu près aux vilayets modernes de Bitlis, Mamouret-ul-Aziz et Diarbékir et englobait les vallées du Tigre et de l'Euphrate14. Elles étaient connues sous les dénominations respectives de Satrapies de l'Arménie Orientale et Occidentale, et c'est là l'origine du nom sous lequel sont désignés presqu'universellement les Haïk et leur Haïastan par leurs voisins. Le mot Arménie (Armina)15 apparaît pour la première fois dans les inscriptions de Darius ; les Grecs l'adoptèrent des Perses (qui en faisaient usage officiel), et des Grecs il a passé dans le reste du monde, y compris les Turcs et les Osmanlis16.

Sous la dynastie Perse des Achéménides et leurs successeurs macédoniens, les deux Satrapies arméniennes ne furent que deux divisions purement administratives. Assujettis à payer un tribut, les Satrapes étaient pratiquement indépendants et leur autorité était, selon toute probabilité, héréditaire ; mais cette autonomie des gouvernants ne permettait pas à leurs sujets de développer leur vie nationale propre. En religion et en culture, le pays subit une forte influence perse ; et la situation n'y était guère changée lorsque dans le deuxième siècle avant J C. les deux Satrapes alors au pouvoir se révoltèrent en même temps contre leur Suzerain, le roi Séleucide de l'Asie Occidentale17, et fondèrent chacun une dynastie royale propre. Le changement décisif et réel fut opéré par Tigrane (Tigran) le Grand (de 94 à 56 avant J. C.) un rejeton de la dynastie orientale, qui réunit les deux principautés en un seul royaume et créa ainsi la première Puissance Souveraine indigène que le pays eut connue depuis cinq siècles, depuis la chute d'Ourartou.

Si Grégoire l'Illuminateur est le héros ecclésiastique de l'Arménie, le roi Tigrane, par contre, est son précurseur politique. Il s'était allié, par un mariage avec Mithridate, le roi plus célèbre encore de la Cappadoce Pontique, qui peu être considéré comme la première expression de l'idée du Proche-Orient. Mithridate essaya de fonder un empire qui fût à la fois cosmopolite et national, hellénique et iranien tenant de l'Orient et de l'Occident, et Tigrane fut profondément influencé par son brillant voisin et allié. Il eut l'ambition de reconstituer en sa personne le royaume des Séleucides, qui avait été ébranlé, un siècle avant au cours des luttes soutenues avec Rome, qui avait été plus affaibli encore dans la suite par les défections des prédécesseurs de Tigrane, lui-même et qui se trouvait alors dans les angoisses d'une dissolution. Il se construisit une nouvelle capitale sur le bord de la plaine mésopotamienne, quelque part près des lieux du Viran-Chéhir d'Ibrahim Pacha, et il la peupla avec la foule d'exilés enlevés aux villes grecques qu'il avait dévastées en Syrie et en Cilicie. Elle était destinée à devenir le grand centre hellénique pour un Roi des Rois oriental ; mais tous ses rêves, comme ceux de Mithridate, furent réduits à néant par les progrès de la Puissance Romaine. Une armée romaine chassa ignominieusement Tigrane de Tigranokert et renvoya ses exilés Grecs dans leurs foyers. Le nouveau royaume arménien ne put réussir à se poser comme une grande puissance, et dut accepter de n'être qu'un état-tampon entre Rome, à l'ouest, et les Souverains Parthes de l'Iran. Toutefois, l'œuvre de Tigrane est d'une importance capitale dans l'histoire de l'Arménie. Il avait consolidé les deux Satrapies de Darius, en les réunissant en un seul royaume, assez puissant pour défendre son unité et son indépendance pendant presque cinq cents ans. Ce fut sous l ‘abri de ce royaume que l'action de la religion et de la langue produisit le germe nouveau de la nationalité arménienne moderne ; et lorsqu'enfin la chrysalide s'ouvrit, la nation en sortit si forte qu'elle put braver les coups du monde qui l'entourait.

Avant Tigrane, l'Arménie appartenait entièrement à l'Orient. Tigrane la dégagea de ses liens et en forma certains autres nouveaux qui l'attachèrent à l'Occident. La période qui suivit fut marquée par une lutte continuelle entre les gouvernements Romain et Parthe pour exercer leur influence politique sur le royaume arménien, et cette lutte s'exerçait en réalité sur l'âme même de l'Arménie. L'Arménie serait-elle entièrement arrachée aux influences orientales et ralliée au monde européen, ou bien devait-elle retomber et redevenir un simple apanage politique et spirituel de l'Iran ? Cela semblait être un choix nettement posé, mais sa destinée était autre. L'Arménie devait être ballottée pendant deux mille ans dans le tourbillon incertain du monde Proche-Orient.

Entre ces deux forces contraires, le balancier politique s'incline dès l'abord vers la puissance orientale. Les Parthes y réussirent en remplaçant les descendants de Tigrane par une branche cadette de leur propre dynastie des Arsacides ; et quand, en 387 après J.C... les deux rivaux se mirent d'accord pour résoudre la question arménienne par le violent expédient d'un partage, les rois Sassanides de Perse, (qui avaient supplanté les Parthes dans l'Empire de l'Iran), se firent la part du lion, tandis que les Romains ne recevaient qu'une bande de territoire dans l'Ouest, qui leur donnait Erzeroum et Diarbékir comme forteresses de leurs frontières. Dans la sphère intellectuelle, d'autre part, l'Occident allait toujours augmentant son ascendant. Le roi Tiridate était un Arsacide, mais il accepta le christianisme comme religion d'Etat ; et quand moins d'un siècle après sa mort, son royaume tomba et que la plus grande partie du pays fut mise sous la loi perse, la propagande perse ne réussit à faire aucune impression. Prédications ou persécutions ne purent amener les Arméniens à embrasser le Zoroastérisme, qui était la religion établie dans l'Etat Sassanien. Ils restèrent attachés à leur Eglise nationale en dépit de leur anéantissement politique et montrèrent ainsi que leur fidélité intellectuelle envers l'occident était irrévocable.

Le partage de l’387 de notre ère produisit dans l'histoire de l'Arménie un interrègne aussi long que la chute d'Ourartou au VIIe siècle avant J. C... Dans le deuxième quart du VIIe siècle de notre ère, la domination de l'Asie Occidentale passa des Perses aux Arabes et les provinces arméniennes changèrent de maîtres comme tout le reste. Les gouverneurs perses nommés par le roi des rois Sassanides, furent remplacés par des gouverneurs arabes, nommés par les Califes Omméyades et Abbassides, et à l'intolérance Zoroastrienne, se substitua la puissance islamique beaucoup plus forte et à peine moins intolérante. Ensuite au IXe siècle, le pouvoir politique du Califat Abbasside de Bagdad commença à décliner ; les provinces excentriques purent se détacher et trois dynasties indépendantes surgirent sur le territoire arménien :

a. Les Bagratides fondèrent une principauté chrétienne au Nord. Leur capitale fut Ani, dans le bassin supérieur de l'Araxe et leur puissance dura près de deux siècles, de 885 à 1079 de notre ère.

b. Les Artzrounides, qui fondèrent une principauté chrétienne similaire dans le bassin de Van. Ils y régnèrent de 908 à 1021 après J. C.

c. Les Mervanides, dynastie Kurde, fondèrent une principauté musulmane dans le bassin supérieur du Tigre ; leur capitale fut Diarbékir, mais leur autorité s'étendit vers le nord, sur les montagnes et dans la vallée de Mourad-Sou (à l'est de l'Euphrate) où ils exerçaient leur contrôle jusqu'à Malazguérd. Ils se maintinrent au pouvoir pendant un siècle, de 984 à 1085 de notre ère.

Les importantes ruines d'églises et de palais à Ani et ailleurs ont jeté un éclat excessif sur la maison des Bagratides, dont ont également bénéficié toutes les principautés indépendantes de l'Arménie du commencement du Moyen-Age. En réalité, cette époque de l'histoire de l'Arménie a été à peine plus heureuse que celle qui l'avait précédée et elle n'était apparue comme un âge d'or qu'en comparaison des cataclysmes qui suivirent. Au point de vue national, elle fut aussi stérile que le siècle de l'indépendance Satrapienne, qui avait précédé le règne de Tigrane, et au point de vue politique, cette période n'a jamais pu s'élever au-dessus des affaires provinciales. Les Bagratides et les Artzrounides étaient des rivaux acharnés pour la direction de la nation et ne se firent pas scrupule de faire appel l'un contre l'autre à l'aide des Musulmans dans leurs continuelles luttes. La partie sud-ouest du pays resta sous le gouvernement d'une dynastie étrangère musulmane, sans qu'aucun effort ait été tenté pour l'en chasser. L'Arménie n'eut pas un second Tigrane pendant toute l'époque médiévale, et les quelques reprises locales d'indépendance politique qui se produisirent commencèrent et finirent sans aucun profit pour la nation dans son ensemble, qui dépendait encore, pour son unité, de la tradition ecclésiastique de l'église nationale grégorienne.

Au XIe siècle de l'ère chrétienne, une nouvelle puissance apparut en Orient. L'Empire arabe des Califes recevait depuis longtemps déjà une grande immigration de Turcs venant de l'Asie centrale comme esclaves, ou comme soldats de profession, et les gardes-du-corps turcs avaient pris en main le contrôle des affaires politiques à Bagdad. Mais cette infiltration individuelle était maintenant remplacée par une immigration de tribus entières qui étaient organisées en un pouvoir politique par le clan de Seldjouk. La nouvelle dynastie turque se constitua en représentant temporel du Califat Abbasside ; et la domination de l'Asie Musulmane passa soudainement des Arabes dégénérés à la vigoureuse horde barbare des Turcs nomades.

Ce renforcement des Turcs brutalisa, mais en même temps stimula le monde musulman et eut pour résultat un nouvel élan de conquêtes des pays limitrophes. La fureur de ce mouvement frappa les principautés arméniennes mal préparées et désunies. Dans le dernier quart du XIe siècle, les Seljuks commencèrent leurs incursions dans le plateau arménien. Les princes arméniens demandèrent protection à l'Empire Romain d'Orient, acceptèrent sa suzeraineté, ou même lui livrèrent leur territoire. Mais le Gouvernement Impérial n'améliora que de peu la situation du peuple arménien. Concentré à Constantinople et complètement séparé de l'Occident latin, l'Empire Romain d'Orient avait perdu son universalité romaine et il avait été transformé en état national grec, tandis que l'Eglise établie orthodoxe avait développé son caractère spécifique oriental d'une organisation ecclésiastique nationale. Les Arméniens virent qu'une telle incorporation dans l'Empire les exposait à une hellénisation temporelle et spirituelle, sans les protéger contre l'ennemi commun de l'Est. Les invasions Seldjoukides s'accrurent en intensité et furent à leur apogée en 1071 avant J. C. dans la bataille décisive de Malazguerd où l'armée impériale fut détruite et l'empereur Romain II fut fait prisonnier sur le champ de bataille. Malazguerd mit toute l'Arménie à la merci des Seldjoukides et non seulement l'Arménie, mais les provinces anatoliennes de l'Empire, situées entre l'Arménie et l'Europe. — Les Seldjoukides portèrent l'islamisme dans le cœur du Proche-Orient.

Les quatre siècles et demi qui suivirent furent la période la plus désastreuse de toute l'histoire politique de l'Arménie. Il est vrai qu'un vestige d'indépendance fut sauvé car Ruben le Bagratide conduisit une partie de son peuple vers le sud-ouest, dans les montagnes de Cilicie, où ils étaient à l'abri du courant principal de l'invasion turque, et ils fondèrent une nouvelle principauté qui survécut environ 300 ans (1080-1375). L'histoire de ce Royaume de la Petite Arménie tient quelque peu du roman; il lia son sort à celui des Croisades et mit, pour la première fois, en contact direct la nation arménienne avec l'Europe moderne d'Occident. Mais la masse de la race resta dans l'Arménie propre, et pendant ces siècles le plateau arménien fut livré à des dévastations presque ininterrompues.

La migration Seldjoukide n'était que la première vague de l'explosion prolongée des troubles de l'Asie Centrale, et les Seldjoukides étaient des civilisés en comparaison, des tribus qui les suivirent. Dès le début du XIIIe siècle, vinrent les Karlukes et les Kharismiens, fuyant l'avance des Mongols à travers l'Asie Occidentale; et en 1233, survint la première grande invasion des Mongols eux-mêmes, des sauvages qui détruisirent la civilisation partout où ils la trouvèrent et furent aussi bien les ennemis de la Chrétienneté que de l'Islam. Toutes ces vagues d'invasion prirent la même route; elles ravagèrent tout à travers le large plateau de la Perse; elles se répandirent dans les vallées de l'Araxe et du Tigre, se ruèrent de toutes leurs forces sur les hauts plateaux arméniens et les franchirent pour descendre dans l'Anatolie. L'Arménie subit le choc de toutes ces invasions, le pays fut ravagé et les, populations furent réduites en nombre, au-dessus de toute proportion, en comparaison des souffrances des régions voisines. Le partage des conquêtes mongoles entre les membres de la famille Djengis Khan établit une dynastie mongole dans l'Asie occidentale, dont le siège fut Azerbaïdjan, qui se convertit à l'islamisme et poursuivit la tradition des Seldjoukides, des Abbasides et des Sassanides. C'était le vieil empire asiatique sous un nouveau nom; mais il avait incorporé l'Arménie et s'était étendu vers le nord-ouest jusqu'à Kizil-Irmak(Halys). Pour la première fois depuis Tigrane, toute l'Arménie était de nouveau absorbée par l'Orient, et la situation devint encore pire lorsque l'Empire de ces « Illkhans » se désagrégea et fut remplacé au XVe siècle par les petites seigneuries d'Ak Koyounlou, de Kara Koyounlou et d'autres clans de nomades turcs.

L'anarchie qui n'avait fait que croître pendant quatre siècles fut finalement arrêtée par l'établissement de la puissance Osmanli. Ce sont ces clans turcs fuyant devant les Mongols à travers l'Asie Centrale qui jetèrent la semence des Osmanlis. Ils se fixèrent dans les Etats des sultans seldjoukides qui s'étaient établis à Koniah, dans l'Anatolie centrale, et qui permettaient aux réfugiés de se tailler un humble apanage sur les marches de l'Empire Grec, dans le hinterland asiatique de Constantinople. Le fils et successeur du fondateur se convertit du paganisme à l'Islamisme18 vers la fin du XIIIe siècle de notre ère et le nom d'Osman qu'il prit en se convertissant a toujours été porté depuis par tous les sujets de sa Maison.

L'Etat Osmanli est le plus grand et le plus caractéristique des Empires qui aient jamais existé dans le Proche-Orient. En son déclin actuel, il n'est plus qu'un souffle destructeur pour tous les pays et les peuples qui restent sous sa domination. Mais à l'origine, il manifesta une faculté de gouvernement fort qui répondait aux besoins suprêmes des populations divisées du Proche-Orient. Ce fut le secret de son prodigieux pouvoir d'assimilation et cette qualité accrut à son tour sa puissance d'organisation, car elle permit aux Osmanlis de monopoliser tous les vestiges du génie politique qui avait survécu dans le Proche-Orient. Le germe turc originel fut rapidement absorbé par la masse des Grecs19 indigènes devenus osmanlis. La première expansion se fit vers l'Occident à travers les Dardanelles, et avant la fin du XIVe siècle, toute la partie Sud-est de l'Europe était devenue un territoire osmanli jusqu'au Danube et la frontière hongroise. L'entrée du sultan Mohammed II en 1453, à Constantinople scella ces conquêtes et depuis lors l'expansion se tourna vers l'est. Mohammed lui-même absorba les principautés turques rivales d'Anatolie et annexa l'Empire grec de Trébizonde. Dans la deuxième décade du XVIe siècle, le sultan Sélim I continua son œuvre par une série de rapides campagnes qui le menèrent presque sans arrêt de la barrière du Taurus jusqu'à la citadelle du Caire. L'Arménie fut envahie en 1514 ; les petits chefs turcs furent renversés ; le nouvel Empire Persan fut refoulé jusqu'à la mer Caspienne et une frontière fut établie entre les sultans Osmanlis et les chahs de l'Iran, qui fut maintenue, avec quelques fluctuations, jusqu'à ce jour.

Au XVIe siècle tout le monde du Proche-Orient, des portes de Vienne20 jusqu'aux portes d'Alep et de Tabriz, se trouva uni sous un gouvernement puissant, et une fois de plus l'Arménie fut solidement reliée à l'Occident. Depuis 1514 la grande majorité de la nation arménienne a été assujettie à l'Empire des Osmanlis. Il est vrai que la province d'Erivan (sur le cours moyen de l'Araxe) fut reprise par les Persans au XVIIe siècle et gardée par eux jusqu'au jour où elle fut cédée à la Russie (1834). Mais à part cette exception, toute l'Arménie resta sous la domination des Osmanlis jusqu'à la prise de Kars par les Russes, après la guerre de 1878. Ces siècles d'union et de pacification profitèrent après tout à l'Arménie ; mais à partir de 1878 commença une ère nouvelle et sinistre dans les rapports de l'Empire Ottoman et de la nation arménienne.

suite

1) Il y a un type physique classifié par les ethnologues comme « Arménoïde », ou « Anatolien », qui sembla être indigène et qui persiste dans la presqu'île anatolienne et dans le triangle compris entre la Mer Noire, la Méditerranée et la mer Caspienne.

Ces caractéristiques sont très individuelles ; un crâne en pain de sucre, large d'un côté à l'autre et fuyant par derrière ; les pommettes saillantes ; le nez charnu et aquilin, et un corps plutôt massif et trapu ; ces traits se distinguent chez les anciens Hittites de l’Anatolie Orientale et ils sont reproduits sur les monuments indigènes d'Egypte des XIVe et XIIIe siècles avant Jésus-Christ ; parmi les nomades modernes de Tchatchadzé de la Lycie (à l'extrême sud-ouest de la péninsule) et parmi un pourcentage considérable du peuple arménien actuel, disséminé dans tout le Proche-Orient.

2) Appelé « Ararat » dans la Bible et « Alarodioï » par Hérodote.

3) La ville de Dhuspas (Tosp) dans le territoire de Biaina (Van). Au cours de l'histoire, les noms ont été transformés ; Van est maintenant la ville et Tosp le district.

4) Autour de la ville actuelle d'Ispir, dans la vallée du Tchorak.

5) La preuve principale de l'unité de race de toutes ces populations primitives se trouve dans la survivance du nom de Khaldis, le dieu national d'Ourartou dans tout le plateau arménien. Sur les rives de l'Araxe nous avons le district de Khaldiran et les affluents septentrionaux du fleuve sont alimentés parle lac Khaldir. Plus à l'Ouest le vilayet moderne de Trébizonde s'appelait la province de Khaldia sous le Bas Empire Romain, et il existe encore un diocèse de Khaldia, entretenu par l'Eglise Orthodoxe Grecque dans le hinterland immédiat de Trébizonde.

6) Le foyer original d'où les langues indo-européennes se sont propagées doit vraisemblablement se trouver dans ce qui constitue maintenant l'Autriche-Hongrie et l'Ukraine.

7) Il est aussi possible que la langue arménienne moderne ait été introduite dans le pays à une date antérieure et existait-là en même temps que la langue officielle des inscriptions Ourartiennes. Des inscriptions égyptiennes montrent qu'un peuple Iranien les Mitanniens (Matienoi) étaient établis dans la Mésopotamie Septentrionale dès le XVIe siècle avant l'ère chrétienne, et leur nom s'attache au bassin de l'Ourmia du vivant de Strabon. Ils constituaient les postes avancés occidentaux des peuples Indo-Européens sur le plateau Iranien. Cependant, il est en somme plus probable que c'est la langue kurde qui dérive des Mitanniens plutôt que la langue arménienne.

8) La langue parlée aujourd'hui est le développement de la forme classique de la langue du Ve siècle avant notre ère.

9) Probablement une synthèse du Hittite et du Cimmérien, correspondant au mélange Ourartou-Scythien que nous avons suggéré comme étant l'origine de l'Arménien.

10) Les dates traditionnelles varient entre 261 et 301 avant Jésus-Christ

11) Un parallèle suggestif au cas d'un autre missionnaire étranger St. Patrick devenu héros national d'Irlande.

12) En 553 après J.C. l'individualité nationale de l'Eglise Grégorienne (Arménienne) se manifesta par la création d'une ère nouvelle ecclésiastique.

13) Hérodote : « Province des Matienoi, Aiarodioi et Saspeires »

14) C'est la superficie probable comprise dans les limites vaguement définies par Hérodote de la « Province des Arméniens et des Pactyes et la superficie bien définie appelée plus tard Sophène.

15) La provenance de ce nom est aussi obscure que d'autres problèmes des origines arméniennes. Il peut signifier « la terre d'Erimenas », un roi d'Ourartou connu par une inscription votive de Van, comme le nom de la province voisine d'Azerbaïdjan dérive du Satrape Atropates ; ou, ainsi que Lord Bryce le suggère, « un mot passe-partout » peut être composé de Ourartou et de Minni, nom assyrien du bassin supérieur du Grand Zab. Le nom de Kat-PatuKa (Cappadoce) pourrait donner une analogie à cette suggestion.

16) En turc « Erméniler ».

17) La dynastie Séleucide avait hérité de la plus grande part des Etats acquis par Alexandre le Grand lorsqu'il conquit l'Empire perse Achéménide.

18) C'est l'opinion de M. Herbert Adams Gibbons, le plus récent historien de l'Empire Ottoman naissant.

19) La population de l'Empire Romain d'Orient dans ses derniers jours était grecque, en ce sens qu'elle parlait le « Romaïque », qui est l'ancienne langue grecque modifiée ; mais le plus grand nombre d'entr'eux étaient seulement devenus grecs par la perte de leur langue de naissance, à l’époque où les Arméniens, an contraire, avaient réussi à conserver la leur.

20) Les Osmanlis assiégèrent Vienne deux fois et établirent leurs frontières à 90 milles de Vienne, pendant un siècle et demi.