III. Dispersion et répartition du peuple arménien

Nous venons de retracer les vicissitudes politiques de l'Arménie, jusqu'à son incorporation dans l'Empire Ottoman, et nous sommes maintenant à même d'examiner les effets produits par cette période politique agitée sur la vie sociale et les extensions géographiques du peuple arménien.

A l'heure actuelle, les Arméniens sont, après les Juifs, la nation la plus disséminée du monde ; mais ce phénomène ne commence à apparaître qu'à une époque comparativement récente de leur histoire. A l'époque du partage, en 387 après J. C., ils étaient encore confinés dans un territoire resserré situé entre l'Euphrate, le lac Ourmia et le fleuve Kour. Ce fut l'annexion à l'Empire romain des marches de l'Ouest qui donna la première impulsion à l'émigration arménienne vers l'Occident. Après l'an 387 avant J. C. les garnisons des frontières romaines furent poussées plus avant dans les nouvelles provinces arméniennes; et ces troupes, selon la coutume romaine, furent en majorité probablement recrutées parmi la population locale. Mais dans le milieu du VIIe siècle, les frontières romaines furent refoulées par l'avance de la nouvelle puissance arabe. Les garnisons au-delà de l'Euphrate furent poussées vers le nord-ouest et après un siècle de ténèbres et de troubles, durant lequel toutes les vieilles limites furent effacées, nous trouvons le district du corps d'armée arménien transféré des rives de l'Euphrate aux rives du Halys (Kizil Irmak) et occupant approximativement le territoire du vilayet actuel de Sivas. Ce transfert de troupes a dû entraîner un déplacement considérable d'Arméniens, et nous pouvons admettre que les armées, en se retirant, étaient accompagnées par une certaine partie de la population civile. Nous pouvons ainsi ramener au VIIe siècle le commencement de ces colonies arméniennes florissantes dans les villes anatoliennes du nord-est, qui ont été si cruellement éprouvées en 1915.

Tout le territoire de la zone montagneuse comprise entre la forteresse romaine de Sivas (Sebastia), sur le Halys, et les postes arabes le long de l'Euphrate, de Malatia à Erzeroum devint alors l'objet des convoitises des Empires musulman et chrétien ; et il fut occupé au VIIIe siècle par une communauté indépendante d'hérétiques arméniens, appelés Pauliciens. Ces Pauliciens menaient une existence indépendante, conforme aux lois d'Ismaël. Ils étaient excommuniés pour leurs doctrines par l'Eglise arménienne grégorienne, de même que par le patriarche orthodoxe de Constantinople, et ils faisaient des ravages aussi bien dans les territoires de l'Empire Romain que dans ceux du Califat arabe. Les empereurs firent contre eux une guerre d'extermination et ils devancèrent la politique ottomane actuelle, en les déportant de leurs montagnes aux confins du territoire impérial. En 752 après J. C, un certain nombre d'entr'eux étaient établis en Thrace pour exercer leurs prouesses militaires en gardant la frontière contre les Bulgares ; et en 969 après J. C., l'empereur Jean Tzimiscès, arménien lui-même, en transplanta encore un nouveau groupe à Philippopoli. On peut douter qu'il y ait un enchaînement direct entre eux et la colonie arménienne grégorienne actuelle de cette ville, mais leur nombre et leur influence ont dû être considérables, à en juger par l'expansion vigoureuse de leurs doctrines parmi les Bulgares et les Slaves du sud, et on doit les considérer comme les précurseurs de la dispersion arménienne en Europe, aussi bien que de la réforme protestante1.

Des migrations sur une plus grande échelle furent provoquées par l'invasion turque au XIe siècle. En 1021 après J. C. par exemple, la dynastie Artzrounienne de Van céda son territoire natal à l'Empire romain, contre une principauté moins exposée autour de Sivas. Elle ne régna que soixante ans en exil, avant qu'elle ne fût là aussi noyée par l'avance de la marée turque. Mais les villages arméniens actuels du vilayet de Sivas ont sans doute été fondés par ces réfugiés Artzrouniens. Dans l'année même où la souveraineté des Artzrounides s'éteignit à Sivas, les Bagratides d'Ani fondèrent un second royaume en Cilicie. Nous avons déjà parlé de ce territoire, il est représenté aujourd'hui par une chaîne de villes arméniennes de montagnes qui s'étend tout le long du rivage du Seyhoun (Saros) et Djihan (Pyramos) aux rives du Golfe d'Alexandrette.

Les invasions encore plus terribles du XIIIe siècle dispersèrent les Arméniens en les rejetant plus loin encore ; et les relations de la Petite Arménie avec les principautés des Croisés ouvrirent, aux Arméniens une porte vers l'Europe occidentale. Lorsque la dynastie Rubénienne s'éteignit, elle fut remplacée par une branche de la maison française des Lusignan, venant de Chypre ; et en 1335 eut lieu la première scission de l'Eglise nationale grégorienne et l'adhésion des dissidents à l'Eglise romaine. Ces nouveaux adhérents à l'autorité du Pape se répandirent au loin dans la chrétienneté latine. Une forte colonie d'Arméniens catholiques s'établit à Lemberg, ville récemment gagnée à l'église catholique, par la conquête polonaise, et d'autres s'établirent à Venise, le centre européen du commerce du Levant. Dans la colonie vénitienne, les traditions de la culture arménienne furent conservées par la célèbre confrérie des moines Mékhitaristes. C'est là qu'ils fondèrent la première imprimerie arménienne, en 1565 et y firent paraître sans relâche des publications arméniennes. Leur plus grand travail fut un magnifique trésor de la langue arménienne, qui parut en 1836.

Ce rattachement à l'Eglise catholique romaine a eu une grande importance, en maintenant un lien entre l'Arménie et l'Occident ; et ces liens ont été même renforcés par ceux du protestantisme depuis le commencement du XIXe siècle.

Les missions américaines en Turquie furent fondées en 1831. Le Gouvernement ottoman leur ayant interdit d'entrer en relations avec la population musulmane, elles se consacrèrent aux éléments chrétiens ; et les Arméniens profitèrent plus et mieux que toutes les autres nationalités du Proche-Orient des bienfaits des missions américaines2. Quatre générations de missionnaires ont produit une forte communauté protestante arménienne, quoique le prosélytisme n'ait pas été le but poursuivi par les missionnaires. Ils se sont appliqués, non pas à convertir, mais à faire revivre l'Eglise nationale arménienne, et leurs écoles et hôpitaux ont été ouverts à tous ceux qui voulaient y entrer, sans distinction de croyance. Leur système large et bien compris d'éducation a toujours été le signe distinctif de ces missions américaines dans l'Empire Ottoman. En dehors du fameux Robert Collège et du Collège pour femmes sur le Bosphore, ils ont établi des écoles et autres institutions dans de nombreuses villes des provinces, avec de beaux bâtiments et un personnel complet et expérimenté de professeurs arméniens et américains. Il faut reconnaître aussi le travail qui a été tait en matière d'éducation par les Suisses protestants et les Jésuites ; mais il ne peut guère être comparé en importance au travail des Américains et il n'aura pas une part égale dans l'histoire arménienne. Nous n'avons pas à faire ici l'éloge des missionnaires américains, leur grandeur d'âme éclatera aux yeux de ceux qui liront les documents de ce volume. Leur religion inspire leur vie et leur travail, et leur parfaite sincérité leur a donné une influence extraordinaire sur tous ceux qui sont en contact avec eux. Le gouvernement ottoman a eu confiance en eux et les a respectés, parce qu'ils sont les seuls résidents étrangers en Turquie entièrement désintéressés des questions politiques. L'Eglise grégorienne coopère avec eux sans aucune jalousie, et toutes les classes de la nation arménienne les aiment, car ils viennent pour donner et non pour recevoir, et ils donnent sans aucune arrière-pensée3. L'Amérique est en train d'exercer une influence discrète mais inappréciable dans le Proche-Orient. Au XIXe siècle, les missionnaires lui vinrent en aide d'Amérique ; au XXe siècle un mouvement en sens inverse s'est produit, et les populations du Proche-Orient émigrent actuellement par milliers au-delà de l'Atlantique. Les Arméniens participent à ce mouvement au moins aussi activement que les Grecs, les Roumains, les Serbes, les Monténégrins et les Slovaks ; et l'on peut déjà prédire que ce double contact avec l'Amérique est le commencement d'un nouveau chapitre de l'histoire de l'Arménie.

Cependant l'assujettissement de l'Arménie propre aux Ilkhans mongols pendant près de deux siècles, et ensuite aux chahs de la Perse moderne durant une période transitoire, a produit une dispersion vers l'est, bien moindre il est vrai, quoique pas négligeable. Au XVIIIe siècle, la population arménienne industrieuse et cultivée de Djoulfa, sur l'Araxe fut emmenée en captivité à Ispahan, la capitale persane où les exilés établirent une imprimerie et un centre de civilisation arménienne. Depuis lors, l'élément arménien a été sans cesse un facteur dans le développement social de l'Iran et de ce nouveau centre il s'est dispersé dans la Péninsule Indienne en parfaite harmonie avec l'extension de la domination anglaise.

Ainsi la nation arménienne s'est répandue dans le cours des siècles de Calcutta à New-York et a montré une vitalité remarquable à s'adapter à toutes sortes de milieux étrangers4. Le revers de la médaille c'est que la nation s'est trouvée déracinée de son sol natal. Les tribus qui étaient immigrées de l'Asie centrale ne se fixèrent pas sur le sol natal arménien ; quelques-unes furent refoulées en Azerbaïdjan, et dans les steppes riveraines de la mer Caspienne et du cours inférieur de l'Araxe et du Kour ; d'autres furent entraînées vers le nord-ouest, le long de l'ancienne route royale et imposèrent la foi musulmane et la langue turque aux populations de l'Anatolie Centrale. Le plateau arménien, endigué entre le Tigre, l'Euphrate et l'Araxe, se dressait comme un roc divisant ces deux courants turcs. Néanmoins le choc perpétuel des raids seldjouks et mongols affaiblit la main-mise des Arméniens sur le plateau. La population des plaines fut décimée par ces invasions et quand les envahisseurs eurent passé et disparu, les vides terribles causés dans la population sédentaire de l'Arménie propre furent comblés par des peuplades de pasteurs nomades kurdes, venus du sud-est, qui se jetèrent sur la vieille Arménie de la chaîne de montagnes de l'Iran, — tout comme les Albanais, qui de leurs hauteurs se sont élancés dans la plaine de Kossovo, après que la population de la vieille Serbie eût été décimée par les fréquents passages des armées ottomanes.

Cette pénétration kurde en Arménie avait déjà commencée au Xe siècle de notre ère ; elle était déjà très avancée lorsque les Osmanlis annexèrent le pays en 1514 et elle fut renforcée par la politique du gouvernement turc qui cherchait à consolider ses nouveaux territoires, en accordant des privilèges aux envahisseurs kurdes et en les encourageant à abandonner leur sol natal soumis à l'influence de l'empire rival de la Perse pour venir s'établir en Arménie.

La juxtaposition de cultivateurs et de nomades, de musulmans dominateurs et de Giaours assujettis, fut désormais une cause d'irritation constante dans les conditions sociales et politiques du pays. Mais ce n'est qu'en 1878 qu'elle prit une importance fatale et sinistre, et fut méchamment exploitée par le sultan Abdul Hamid.

Mais avant d'examiner les relations entre la nation arménienne et le gouvernement ottoman, il sera bon de rechercher la distribution de l'élément arménien dans l'Empire Ottoman et de se rendre compte de son développement au cours des quatre siècles de domination ottomane depuis la campagne de Sélim Ier jusqu'à l'intervention de la Turquie dans la guerre actuelle. L'examen sera bref, car il a été déjà fait, même en détail, dans les notes annexées aux différents groupes de documents de ce volume.

Un voyageur qui venant de l'Europe centrale entrerait en Turquie par le chemin de fer oriental aurait commencé à rencontrer des Arméniens à Philippopoli, en Bulgarie, et ensuite à Andrinople, la première cité ottomane après avoir passé la frontière. S'il avait visité quelques-unes des villes moins importantes de Thrace, il aurait trouvé une grande partie du commerce local et des affaires entre les mains des Arméniens, et il aurait compris en arrivant à Constantinople, que les Arméniens sont un des éléments les plus importants de l'Empire Ottoman. Il aurait vu des financiers, des marchands exportateurs et importateurs, des organisateurs de ventes en gros, arméniens ; et en traversant le Bosphore et explorant les districts suburbains de la côte asiatique, il aurait même pu s'imaginer que la population arménienne de l'Empire est numériquement égale à celle des Turcs. La côte de la Mer de Marmara est dominée par des villages florissants arméniens. A Armache, au-dessus d'Ismidt, il y a un grand séminaire de théologie relevant de l'Eglise grégorienne, et il existe d'importantes institutions suisses et américaines à Bardizag (Baghtchédjik) et Adabazar. A Adabazar seulement la population arménienne s'élève à 25.000 âmes.

Au-delà d'Adabazar cependant, l'élément arménien est moins dense et quiconque suivrait le chemin de fer anatolien à travers l'Asie Mineure jusqu'à la tête de ligne, aux contreforts nord du Taurus, sentirait qu'il traverse un pays essentiellement turc. Il y a des colonies arméniennes d'artisans, de boutiquiers et d'hommes d'affaires en d'importantes places sur la ligne, comme à Afioun Kara-Hissar ou Koniah, mais il y a un nombre égal de Grecs, et les Turcs sont plus nombreux que l'ensemble des deux, aussi bien dans les villes que dans la campagne. Mais une fois que le Taurus est traversé, les Arméniens reprennent le premier rang. Ils sont autant chez eux dans les plaines de Cilicie et les rivages de cette province que sur le littoral de la Mer de Marmara et du Bosphore. Adana, Tarsous et Mersine avec leurs églises arméniennes et leurs écoles, ont le même aspect de villes arméniennes qu'Adabazar ou Ismidt ; et si, à cet endroit, le voyageur quittait la route ordinaire, pour suivre son chemin vers le nord-est, pour pénétrer sur les montagnes de Cilicie, il se trouverait pour la première fois, dans un pays presqu'exclusivement arménien, et il remarquerait un pourcentage d'Arméniens dans la population plus élevé que dans n'importe quel autre district de Turquie avant d'arriver à Van. Mais cette ceinture de villages arméniens, quoique dense, serait rapidement traversée et l'on atteindrait en sortant du côté sud-est et en avançant vers le bord de l'amphithéâtre de Mésopotamie, une des limites de la dispersion arménienne. Il y a des avant-postes arméniens dans les villes de Marach, Aîntab, Ourfa, Alep ; mais aussitôt que vous vous enfoncez dans les steppes de Mésopotamie, ou le désert syrien, vous vous trouvez dans le monde arabe et vous avez laissé l'Arménie derrière vous5.

Le voyageur aurait rencontré encore plus d'Arméniens s'il s'était éloigné du chemin de fer d'Anatolie à Eskichéhir à quelques heures d'Adabazar, et s'il avait suivi l'embranchement allant à l'est vers Angora. Là les Arméniens sont encore un élément marquant, et plus on va à l'est d'Angora, plus ils augmentent en importance sociale et numérique. Au-delà de Kizil-Irmak, (Halys), dans le sandjak de Césarée et dans le vilayet de Sivas, ils constituent la grande majorité de la classe moyenne urbaine. Entre les centres les plus importants de la vie nationale arménienne, en Turquie, sont les villes de Marsivan, Amassia, Zileh, Tokat, Chabine Kara-Hissar, ou la cité même de Sivas, ou encore les endroits de moindre importance comme Tallas et Evérek, dans le voisinage de Césarée. Dans toutes ces régions, les Turcs et les Arméniens sont à peu près en nombre égal ; les Turcs dans les campagnes et les Arméniens dans les villes, et les proportions sont les mêmes dans la zone du littoral de la Mer Noire, Samsoun, Kérassunde et Trébizonde ; — bien qu'ici d'autres éléments ethniques y soient entremêlés, — Lazes et Grecs et les avant-gardes des Kurdes.

Trébizonde, dans les anciens temps, était la dernière colonie grecque vers l'Orient et c'est toujours un centre qui engage le voyageur à aller plus loin, car c'est le terminus de cette ancienne route des caravanes qui s'étend à travers la Perse jusqu'à l'intérieur du continent asiatique. Quiconque aurait commencé à suivre cette route à travers les montagnes, à travers Gumuch-hané et Baïbourt jusqu'à Erzeroum, aurait remarqué peu de changement dans les premières étapes de son voyage avec ce qu'il avait vu dans le vilayet de Sivas. Ce sont les mêmes paysages agrestes turcs et les mêmes villes arméniennes, avec peut-être un élément arménien plus nombreux dans la population rurale, qui atteint une densité prépondérante dans les villages arméniens, des plaines d'Erzeroum. Avec Erzeroum commence la deuxième section de la route de caravane ; elle passe de vallée en vallée entre les sources de l'Araxe et de l'Euphrate oriental (Mourad-Sou), pour s'éloigner plus à l'est, au pied de l'Ararat, dans la direction de Bayazid et de Tabriz. Mais ici l'explorateur de l'Arménie doit se diriger vers le sud et, en ce faisant, ses yeux rencontrent un rempart de montagnes, plus rude encore que tout ce qu'il a traversé pendant son voyage de la côte, lequel limite l'horizon à l'est et à l'ouest.

Cette barrière de montagnes possède plusieurs noms. Elle est appelée Bingueul Dagh, à l'endroit où elle fait face à Erzeroum : plus à l'ouest elle se perd dans le Dersim, de mauvais renom ; mais toute la chaîne est uniforme ; sa pente la plus rude est du côté du nord et cette pente est lavée par les eaux de l'Araxe et du Kara-Sou (Euphrate occidental) qui coulent vers l'est et l'ouest, en directions diamétralement opposées et en longeant le pied de la muraille de montagnes, en un fossé profond et continu.

Quiconque traverse ce fossé et pénètre sur les montagnes, passe dans un monde nouveau. La partie occidentale de la Turquie, que nous avons décrite jusqu'ici, est un pays plus ou moins bien ordonné et organisé somme toute, aussi bien ordonné et organisé que n'importe quel autre pays du Proche-Orient, s'étendant entre l'Euphrate et Vienne. La population est sédentaire, elle vit dans des villages agricoles et des villes ouvertes. Mais quand on traverse l'Euphrate on entre dans un pays d'insécurité et de terreur. Le paysan et le citadin vivent seulement par tolérance, c'est le nomade qui est le maître ; et on met le pied dans le domaine du Kurde.

Cette insécurité était l'état chronique de l'Arménie propre et n'était pas simplement due aux malheureuses conditions politiques du pays. Par sa configuration géographique aussi bien que dans son histoire, le plateau arménien est une contrée où les violents contrastes et les aspects caractéristiques sont plus accentués que dans la péninsule anatolienne, qui lui est contiguë à l'ouest. Il contient d'immenses étendues de dunes sans arbres, trop exposées aux intempéries, où la couche de terre est trop mince pour la culture ; tandis qu'il se trouve aussi de brusques dépressions, où le sol est aussi riche et le climat aussi favorable qu'en n'importe quelle autre partie du monde. Il y a de profonds ravins, creusés par les fleuves, comme le Mourad-Sou, qui dirigent leurs cours au hasard, à travers plateaux et plaines. Il y a des cônes volcaniques, comme le Sipan-Dagh et le Nemrod Dagh et des étendues lacustres, comme le bassin du lac de Van. Cette configuration du pays l'a divisé de toute éternité entre les pasteurs et les cultivateurs — la population sédentaire et comparativement dense des plaines et les habitants errants et disséminés des plateaux — entre la civilisation et le progrès d'un côté et an état stationnaire de barbarie de l'autre. Le Kurde et l'Arménien ne sont pas simplement de nationalités différentes : ils appartiennent aussi à des classes économiques antagonistes ; et cet antagonisme existait dans le pays avant même que les usurpations kurdes eussent commencé. La plupart des tribus nomades qui fréquentent le plateau arménien, passent actuellement pour kurdes, mais beaucoup d'entr'elles le sont simplement de nom. Dans le pays de Dersim, par exemple, qui coïncide grosso-modo avec la péninsule formée par les branches orientale et occidentale de l'Euphrate (Kara-Sou et Mourad-Sou), les Kurdes sont fortement mêlés aux Zazas, dont la langue, autant qu'elle a été étudiée, ressemble pour le moins autant à l'arménien qu'au kurde, et dont le paganisme primitif, quoiqu'il ait pu être teinté de christianisme, est exempt jusqu'à ce jour de tout vernis islamique6. Ces Zazas représentent un élément qui doit avoir existé dans le pays depuis le commencement et qui a gêné les gouvernements nationaux de l'Arménie ancienne et du moyen âge tout autant qu'ils causent de difficultés aux Arméniens modernes des villes et des campagnes ou aux autorités ottomanes locales.

A la veille de la catastrophe de 1915, cette région au-delà de l'Euphrate était un foyer de populations mêlées, de vie sociale très différente. Son bastion au nord-ouest est le Dersim, une contrée — « res nullius » — de vallées sinueuses et d'étroits plateaux adossés au nord au contrefort de montagnes avec sa brusque chute vers la gorge de l'Euphrate. Dans le Dersim, des clans innombrables de Zazas et de Kurdes vivaient et continuent à vivre leur vie pastorale, leur vie de brigands, hors de l'autorité ottomane. Un voyageur qui avancerait vers le sud d'Erzeroum passerait au large de Dersim, à sa droite, et traverserait la péninsule à son col vers les hautes eaux de l'Araxe et la plaine de Khinis. Il déboucherait sur le cours du Mourad-Sou, à l'endroit où il passe successivement à travers les plaines fertiles et bien nivelées de Malazguerd, Boulanik et Mouch et il se trouverait ici encore, pour un moment (ou plutôt il se serait trouvé il y a deux ans) dans une contrée paisible et presque civilisée, avec des villes populeuses et une ceinture de villages agricoles et des paysans encore plus uniformément arméniens que la population de la plaine d'Erzeroum. La plaine de Mouch est le croisement de toutes les routes qui traversent le plateau. Si l'on monte par le côté sud-est, et si l'on grimpe les éperons sud du volcan de Nemrod, on se trouve subitement au bord du grand bassin du lac de Van et on peut suivre une route de montagnes, bordée de précipices, du côté sud ; on descend alors dans la vallée ouverte de Haïotz-Tzor, on traverse une dernière arête, avec le joli village d'Artamit sur ses pentes, et on arrive quelques heures après dans la ville même de Van. Avant avril 1915, Van était la capitale populeuse et civilisée de la province, avec une citadelle pittoresque dans le rocher, dominant le lac et les jardins avoisinants qui s'étendent à l'est à travers la plaine. La ville de Van, avec les plaines avoisinantes qui longent les cotés est et nord-est du lac, était plus foncièrement arménienne que n'importe quelle autre partie de l'Empire ottoman. Dans le seul vilayet de Van7, les Arméniens n'étaient pas seulement plus nombreux que chacune des autres races prises séparément, mais formaient une majorité absolue de la population totale. Ces Arméniens de Van prirent une part vaillante et prépondérante dans les événements de 1915.

Cependant Van, quoiqu'étant un fort centre de nationalité arménienne, était aussi à la limite, dans cette direction, du territoire arménien. Au sud-est de Van, la vallée supérieure du Zab et le bassin du lac Ourmia étaient habités conjointement par des chrétiens syriens et des Kurdes musulmans, jusqu'au moment où les Syriens partagèrent aussi le sort des' arméniens. Pour compléter notre examen, nous avons à repasser autour des côtes nord du lac de Van, jusqu'à ce que nous arrivions une fois encore dans la plaine de Mouch.

La plaine de Mouch est barrée au sud et au sud-ouest par un autre rempart de montagnes, qui forme le mur méridional du plateau et reproduit avec une exactitude remarquable la structure du mur nord, que le voyageur rencontre quand il se tourne vers le sud des plaines d'Erzeroum. Cette chaîne méridionale tombe aussi en précipice dans la direction du nord,, d'abord dans la plaine de Mouch et plus à l'ouest dans les eaux du Mourad-Sou, qui la lavent, comme un fossé jusqu'à leur jonction avec le Kara-Sou, sous Kharpout. Et de même que la chaîne du nord, le rempart sud se déploie vers le sud dans un dédale de hautes collines et de vallées étroites qui s'enfoncent par degré dans les plaines de Diarbékir, — qui sont une baie détachée de la grande steppe de Mésopotamie. Ces plateaux sud sont connus sous le nom du Sassoun ; ils sont une contrepartie physiographique des plateaux de Dersim et sont de même le refuge de montagnards semi-indépendants. Mais tandis que les Dersimlis sont des Zazas païens ou des Kurdes musulmans, et étaient en perpétuelles disputes avec leurs voisins arméniens, les Sassounlis étaient eux-mêmes arméniens et étaient en rapports des plus intimes avec leurs parents do la vallée du Mourad-Sou et des plaines de Mouch et de Boulanik.

Sassoun était une des plus intéressantes communautés arméniennes de l'Empire ottoman. C'était une fédération d'environ 40 villages de montagnards, qui vivaient leur propre vie dans une indépendance virtuelle des autorités ottomanes de Bitlis ou de Diarbékir, et se défendaient seuls contre les tribus kurdes, également indépendantes, qui les entouraient. Ils étaient des pasteurs laborieux, ainsi que des cultivateurs des versants de leurs montagnes et constituaient un exemple parfait de la phase de développement cantonal économique ; n'ayant besoin de rien du dehors et fabriquant même leur poudre à canon. Les Arméniens Sassounlis étaient dans le même état social que les montagnards écossais de 1745. Les Arméniens de Van, Sivas et Constantinople étaient des hommes du XXe siècle, engagés dans les mêmes activités et vivant à peu près la même vie que les boutiquiers et les hommes d'affaires de Vienne, Londres ou New-York.

Seul un voyageur curieux et entreprenant serait passé par le Sassoun pour aller de Mouch à Diarbékir. La route tracée emprunte un chemin plus long vers le coin sud-est de la plaine et se dirige de front vers la montagne au sud, à l'endroit où la route de traverse tourne dans la direction de l'Est vers le lac de Van. De Norchen, dernier village de la plaine, un passage facile conduit sur un dos d'âne et amène le voyageur, à l'improviste, à l'importante ville de Bitlis, située à l'ombre de la montagne et immédiatement au sud du versant. Bitlis est la capitale du vilayet, et avant que Djevdet Bey n’y effectuât sa retraite en juin 1915, il y avait un élément arménien nombreux dans sa population. Mais Bitlis était aussi une des limites de la dispersion arménienne. Les eaux qui prennent leur source autour de la ville, coulent au sud vers le Tigre et la route tourne avec elles vers les plaines habitées par une population mêlée de Jacobite8, d'Arabes, de Turcs et de Kurdes. Si vous aviez suivi le cours supérieur du Tigre, à travers les plaines de Diarbékir, vous auriez traversé peu de villages arméniens sur la route, même avant juin 1915 ; et à Diarbékir même, qui est une ville considérable, il n'y avait qu'une petite colonie arménienne, un faible chaînon dans la chaîne des avant-postes arméniens, sur le bord dés steppes de Mésopotamie. Mais Diarbékir est sur le trajet de cette route royale par laquelle les hommes ont passé de temps immémorial, venant de Bagdad et d'au-delà, et allant vers le Bosphore et la Mer Egée. La route passe au nord-ouest, à travers les plaines, traverse Arghana et les mines d'Arghana, grimpe le long des escarpements sud du plateau arménien jusqu'à la vallée de l'Arghana Sou, contourne le lac Gueuldjik, puis descend encore au nord-ouest vers Kharpout, près du cours du Mourad-Sou. De nombreux convois d'Arméniens exilés venant de leur plateau natal durant les mois d'été de 1915 traversèrent cette route dans la direction opposée, conduits vers les déserts d'Arabie. Mais notre examen des Arméniens en Turquie est complet et nous pouvons, en imagination, retourner en arrière de Kharpout à Malatia, de Malatia à Sivas et ainsi de suite, toujours du nord à l'ouest, jusqu'à ce que nous retournions à notre point de départ.

Cet itinéraire, plutôt laborieux, aura rempli son but, s'il a montré clairement la vitalité extraordinaire et la diversité de la nation arménienne dans l'Empire ottoman, au moment où son extermination fut projetée et mise en exécution par le gouvernement établi dans le pays. Le gouvernement s'était montré peu soucieux du bien de n'importe lesquels de ses sujets ; il n'avait jamais pris l'initiative d'un développement économique ou social et il avait invariablement été au contraire une entrave aux entreprises privées des indigènes et des étrangers. Cependant, sous cette couverture d'inertie et d'oppression, se manifestaient des mouvements d'une vie nouvelle. Partout où une occasion se présentait, partout où le gouvernement s'abstenait d'intervenir, les Arméniens faisaient d'infatigables progrès vers une civilisation meilleure, ils augmentaient la prospérité pastorale et agricole de leurs plateaux arides et de leurs plaines épuisées ; ils approfondissaient et ils étendaient leurs études dans les écoles américaines : ils fondaient des industries locales dans le vilayet de Sivas ; ils créaient des établissements ottomans de banque, de navigation, de finances à Trébizonde, Adana et Constantinople ; ils faisaient jaillir l'étincelle génératrice d'énergie dans l'Empire Ottoman, et toute personne connaissant l'histoire du Proche-Orient comparera inévitablement leur avenir avec celui des Grecs, un siècle auparavant. Les apologistes du gouvernement ottoman saisiront avec empressement cette comparaison. Ils diront que « les Grecs s'étaient révoltés aussitôt qu'ils étaient tombés en cet état de fermentation, et que les Jeunes Turcs ont agi plus prudemment que le sultan Mahmoud, en prévenant les troubles futurs». Mais si nous examinons les relations du gouvernement ottoman avec le peuple arménien, nous trouverons que cet argument retombe sur ses auteurs.

suite

1) Les exilés Pauliciens ont inspiré les Bogomils, Slavons du Sud ; les Bogomils ont inspiré les Albigeois du Languedoc et ont peut-être jeté la semence du mouvement Hussite parmi les Tchèques et les Slovaques.

2) A l'exception peut-être des Bulgares

3) Les Arméniens protestants ont été admis à l'Assemblée Nationale Grégorienne, ce qui constituait une notable infraction à la tradition du Proche-Orient.

4) Il y a une florissante colonie d'Arméniens qui cultivent des fruits à Fresno, en Californie.

5) Bien qu'il y ait des Arméniens sédentaires dans l'Irak, spécialement à Bagdad.

6) Les Kurdes nomades ne sont en cela que des mahométans à fleur de peau.

7) En excluant le district de Hékkiari.

8) Une secte syrienne dont les doctrines diffèrent, comme celles des Nestoriens, de la foi des églises catholiques et orthodoxe, mais dans une direction contraire.