Résumé de l'histoire d'Arménie 

Jusqu'à 1915 inclusivement

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I. La guerre européenne et l'Arménie

Nous avons été amenés par la guerre à avoir de nouveaux rapports avec l'Arménie et le peuple arménien. Nous les connaissions avant pour avoir appartenu à une ancienne civilisation, comme une arrière-garde obstinée de la chrétienté en Orient, un champ d'action des missions, des massacres et des rivalités internationales ; mais un très petit nombre d'entre nous, — quelques missionnaires, des géographes, des voyageurs et parfois un correspondant de journal, — avaient une connaissance personnelle du pays et de ses habitants. Pour tout autre, l'Arménie et les Arméniens n'étaient qu'un nom ; et lorsque nous lisions les récits de leurs souffrances, de leurs traditions ou de leurs exploits, nous en étions à peine un peu plus impressionnés que des faits et gestes des Hittites et des Assyriens, qui évoluèrent il y a des milliers d'années, sur cette même scène de l'Orient. Nous n'avions aucun contact réel, aucun rapport naturel avec l'Arménie, ni dans notre vie privée, ni même dans notre vie politique.

Des rapports de cette nature ont tout à coup été créés entre les Arméniens et nous par cette guerre, et c'est une des plus étranges ironies de la guerre que de fondre et d'illuminer l'édifice même qu'elle détruit. La civilisation dans laquelle nous vivions était comme un labyrinthe si vaste et si enchevêtré que nul de ceux qui l'habitaient ne pouvait saisir l'ensemble de sa structure, et que la plupart d'entr'eux se rendaient à peine compte qu'elle eût même une structure. Mais aujourd'hui que la guerre l'a atteint et que tout y est en flamme, l'unité et la symétrie de l'édifice apparaissent et se révèlent à tous les yeux. Et comme la clarté inonde cette civilisation d'un bout à l'autre, elle se dresse dans toute sa gloire, dans son incomparable contour et sa perspective ; pour la première, et peut-être pour la dernière fois, nous voyons l'ensemble de toutes ses parties dans leurs rapports exacts ; et pour un moment nous nous faisons une juste idée de la merveille et du système de cette civilisation qui dépérit, du subtil, immémorial et constant effort qui l'a produite et l'a maintenue, ainsi que de l'impossibilité d'en improviser une équivalente pour la remplacer. Le feu vient à bout de sa proie ; les différentes parties du labyrinthe s'écroulent l'une après l'autre, la lumière les abandonne et il ne reste plus que cendres et fumée. Telle est la catastrophe à laquelle nous assistons aujourd'hui et nous ne savons même pas encore s'il sera possible d'y remédier. Mais si l'avenir n'est pas aussi sombre qu'il semble, et si ce qui a péri peut, dans une certaine mesure être restauré, notre meilleur guide et notre inspirateur dans notre tâche sera cette unique vision fugitive et tragique qu'évoque en nos esprits la catastrophe elle-même.

Les Arméniens ne jouent pas un rôle de premier plan dans cette guerre ; ils n'ont le poids d'aucune responsabilité dans son explosion et ne peuvent prendre qu'une très petite part dans l'édification d'un avenir meilleur. Mais ils ont été brûlés plus cruellement qu'aucun de nous par les flammes de l'incendie, et dans cette ardente épreuve, leur caractère personnel en tant que nation et la part qui leur revient dans la société du monde civilisé se sont manifestés avec tout leur vrai relief.

Pour la première fois, l'Angleterre et les Arméniens ont vraiment pris contact. Dans cette lutte désespérée entre la liberté et la réaction, nous combattons côte à côte, nous luttons pour atteindre le même but. Notre lot dans la lutte n'a pas, il est vrai, été le même, car l'Angleterre est capable d'agir aussi bien que de souffrir, tandis que les Arméniens ont mollement souffert sans pouvoir même frapper un coup. Mais cette différence extrême ne fait que fortifier le lien moral ; car nous qui sommes forts, nous combattons non pas seulement pour tel ou tel avantage politique, pour tel ou tel gain, mais pour un principe. Les Puissances de l'Entente ont assumé la défense dos petites nationalités qui ne peuvent se défendre elles-mêmes. Nous avons pris l'engagement solennel de tenir jusqu'au bout notre serment fait à la Belgique et à la Serbie, et maintenant que les Arméniens sont accablés d'un sort pire encore que celui des Belges et des Serbes, leur cause aussi fait partie de la cause générale des Alliés. Nous ne pouvons pas limiter le champ dans lequel nous combattons pour notre idéal.

Il est naturellement plus facile à la France, à l'Angleterre et à l'Amérique de sympathiser avec la Belgique qu'avec un pays qu'elles connaissent si peu, situé dans une zone très éloignée de la guerre. On n'a pas besoin d'un grand effort d'imagination pour bien comprendre que les Belges sont un peuple comme nous, qui éprouvent les mêmes souffrances que celles que nous aurions éprouvées si les mêmes atrocités avaient été commises contre nous, et nous nous en rendons compte d'autant plus facilement que nous en avons eu des informations rapides, abondantes et détaillées de première main. Les Arméniens n'ont pas un aussi facile accès à nos sympathies ; et du fait que nous les connaissons peu, nous sommes obligés de faire un effort personnel pour prêter l'oreille au récit de leurs malheurs. Mais les preuves sur lesquelles les faits reposent se sont constamment accumulées, de telle sorte qu'aujourd'hui c'est à peine si elles sont moins complètes et probantes que celles relatives aux événements de Belgique.

L'objet du présent livre est de soumettre les documents, aux lecteurs anglais et américains, dans un ordre et sous une forme aussi méthodiques que possible.

L'agonie de l'Arménie n'a pas manqué de témoins. Les grandes souffrances font naître de grandes émotions ; et cette émotion des témoins, dont l'esprit était obsédé par les intolérables événements auxquels ils avaient assisté, trouva un allégement dans des rapports écrits par eux. Quelques-uns des écrivains sont des Arméniens, d'autres des Américains et des Européens qui se trouvaient sur les lieux et qui ont été aussi profondément impressionnés que les victimes elles-mêmes. Il y a cent cinquante documents, dont plusieurs très longs ; mais dans leur ensemble ils constituent quelque chose de plus qu'un catalogue complet des atrocités qu'ils décrivent. Les flammes de la guerre illuminent aussi bien la structure de l'édifice que sa destruction, et le témoignage arraché à cette épreuve de feu donne une impression extraordinairement éclatante de la vie arménienne, — de la vie des plaines et des montagnes, des villes et des villages, de la vie des intellectuels; de la bourgeoisie, ou des paysans, — au moment où elle fut écrasée par la catastrophe européenne.

Alors qu'elles n'ont pas fait leur œuvre en Europe, les flammes ont presque tout anéanti en Arménie et, pour le moment, nous n'y voyons que cendres et fumée. La vie sûrement en jaillira de nouveau quand les cendres seront balayées, car les tentatives pour exterminer les nations par des atrocités, malgré les indicibles souffrances humaines, atteignent rarement leur dernier but. Mais sous quelque forme que la nouvelle Arménie se relève, elle sera complètement différente de l'ancienne. Les Arméniens ont été un élément particulièrement typique dans le groupe de l'humanité que les Européens appellent le « Proche-Orient1 », mais qui peut être aussi appelé l'Occident en se plaçant au point de vue des Indiens et des Chinois. Il y a eu, en quelque sorte, un élément pathologique dans l'Histoire de ce monde du Proche-Orient. Il a eu une part injuste de calamités politiques, et il s'était trouvé pendant des siècles dans une sorte de paralysie spirituelle, entre l'Orient et l'Occident, — n'appartenant ni à l'un, ni à l'autre, participant paradoxalement à tous deux et entièrement incapable de se rallier positivement à l’un ou à l'autre — lorsqu'il fut englobé avec l'Europe dans la guerre européenne. Le choc de cette suprême catastrophe semble avoir mis fin d'une façon violente à la neutralité spirituelle du Proche-Orient, et si incertain que puisse être l'avenir de l'Europe, il est presque sûr qu'il sera suivi désormais par tous les pays situés entre Vienne d'une part et Alep et Tabriz d'autre part. Cette gravitation finale vers l'Europe pourra être un bienfait pour le Proche-Orient ou au contraire, ouvrir un nouveau chapitre de ses malheurs : cela dépend de l'esprit qu'aura l'Europe, en sortant de cette guerre. Mais dans les deux cas, elle constituera un nouveau point de départ dans son histoire. Il a été entraîné à la fin dans une orbite plus violente et il ne pourra plus suivre sa propre course paradoxale de paralytique. C'est là ce qui donne un intérêt historique à tout récit concernant la vie orientale dans les derniers jours de l'ancien régime ; et les documents arméniens réunis ici fournissent un récit particulièrement intime et caractéristique. L'Orient n'a jamais été plus véritablement lui-même qu'en ces heures de sa sinistre dissolution ; le passé et le présent se confondent dans cet embrasement.

suite

1) Il semble qu'il n'y a pas un mot qui exprime bien le caractère de Janus à double face de cette région. « Balkan » pourrait très bien convenir, mais ce mot est déjà appliqué à une surface géographique trop restreinte- « Levant » s'applique à un champ géographique plus vaste, mais ce mot donne seulement l'idée de caractéristiques superficielles qui sont partagées par les peuples du « Proche-Orient avec beaucoup d'autres, qui se trouvent dans une phase de développement transitoire.

Les limites du Proche-Orient ne sont pas faciles à définir. Au nord-ouest, Vienne est le point limite le plus en évidence ; mais on pourrait presqu'aussi bien choisir Trieste ou Lvov ou même Prague. Du côté sud-est, les limites sont encore plus incertaines. Le mieux serait d'adopter les limites des régions de langue arabe ; cependant le génie du Proche-Orient franchit les barrières linguistiques et empiète sur le inonde de langue arabe d'une part, aussi bien que, d'autre part, sur celui de langue germanique. La Syrie est essentiellement un pays du Proche-Orient et un géographe, reporterait physiquement sans aucun doute les frontières du Proche-Orient jusqu'à la ceinture du désert du Sahara, Nefud et Kevir.