CORRESPONDANCE

entre

LE VICOMTE GREY OF FALLODON

Secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères

et

LE VICOMTE BRYCE

 

 

 

Lettre du Vicomte Bryce au Vicomte Grey of Fallodon,
Secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères

1er juillet 1916.

Mon cher Sir Edward,

Durant l'automne 1915, des rapports de massacres et de déportations de la population chrétienne de la Turquie d'Asie commencèrent à arriver en Europe Occidentale et aux Etats-Unis. Rares et incomplets d'abord, — car le Gouvernement turc faisait tous ses efforts pour les empêcher de sortir du pays, — ces rapports augmentèrent en nombre et en abondance de détails, jusqu'au commencement de 1916, où il fut possible de se rendre compte de ce qui était arrivé, avec une exactitude suffisante.

L'idée me vint alors que dans l'intérêt de la vérité historique, aussi bien qu'en vue des questions qui devront se poser à la fin de la guerre, il était devenu nécessaire d'essayer de compléter ces rapports, d'en vérifier la véracité par d'autres témoignages, d'en déduire un exposé général des événements pour permettre de se rendre compte de leur signification. Comme les matériaux étaient rares, ou même faisaient défaut pour certaines des localités, j'ai écrit à toutes les personnes que je supposais posséder, ou être à même de se procurer des renseignements dignes de foi, en les priant de vouloir bien me les communiquer. Je me suis adressé, en particulier, à des amis aux Etats-Unis, un pays qui depuis longtemps a été en relations intimes avec les chrétiens d'Orient, et où beaucoup de ces chrétiens ont émigré depuis quelques années. J'adressai des demandes identiques en Suisse, autre pays neutre dont la population, pour une grande part, s'est aussi très vivement intéressée au sort des Arméniens. Lorsque les réponses que j'eus ainsi reçues me convainquirent qu'il serait possible d'y trouver matière suffisante pour écrire une histoire, — provisoire, il est vrai, mais aussi digne de confiance que les données actuelles le permettent, — j'eus la bonne fortune de m'assurer la collaboration d'un jeune historien de haute distinction académique, M. Arnold J. Toynbee, ancien Fellow du Collège de Balliol, d'Oxford. Il entreprit l'examen et la compilation des pièces et des témoignages recueillis, — les classant et y ajoutant telles observations historiques et géographiques qui lui semblèrent nécessaires pour les expliquer. Je vous transmets aujourd'hui les matériaux ainsi présentés par M. Toynbee, avec ses observations. Ils sont naturellement de valeur inégale ; car tandis que la plupart sont des récits de témoins oculaires, quelques-uns d'entre eux ne font que rapporter de seconde main ce qui a été dit par des témoins oculaires. J'ai essayé d'apprécier leur valeur dans une courte préface, et il me suffira d'ajouter ici que rien n'a été accepté dont la véracité matérielle pût raisonnablement sembler donner matière à un doute. On s'est borné aux faits, en évitant soigneusement les questions de politique future.

Il est évidemment à désirer que les faits vérifiés soient consignés pendant que les événements sont encore frais dans les mémoires, non seulement pour servir aux historiens futurs, mais aussi pour que le public des nations belligérantes,— et je puis ajouter des neutres aussi, — soit mis à même de connaître les événements d'Asie Mineure et de se former une opinion et un jugement sur la voie qui devra être suivie, lorsqu'à la fin de cette guerre, on devra entreprendre le remaniement politique du Proche-Orient.

Je suis sincèrement vôtre,
BRYCE.


Lettre du Vicomte Grey of Fallodon,
Secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères,
au Vicomte Bryce

 

Foreign Office, 23 août 1916.

Mon cher Bryce,

J'ai à vous remercier de m'avoir envoyé la collection des documents sur les massacres arméniens, qui ont été si habilement réunis par M. Arnold J. Toynbee.

C'est une terrible accumulation de preuves, mais j'estime qu'elles devraient être publiées et étudiées partout, par tous ceux qui ont à cœur les intérêts élevés de l'humanité. Elle sera précieuse, non seulement pour l'opinion publique qu'elle éclairera dès maintenant sur la conduite du Gouvernement turc envers ce peuple sans défense, mais aussi comme une mine d'informations pour les historiens à venir et pour les autres objets suggérés dans votre lettre.

Sincèrement à vous,
GREY OF FALLODON.

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