Afioun Kara Hissar. Lettre envoyée de Massachusetts, le 22 nov. 1915 par un touriste américain : communiquée par le Comité Américain de Secours aux Arméniens et aux Syriens.

Mr. et Mrs A. Miss B. un étudiant grec de notre collège, qui désirait se rendre en Amérique pour ses études, mon mari et moi nous partîmes de BO., et après avoir voyagé toute la journée et la nuit, nous arrivâmes le matin suivant vers les 9 heures à Afioun Kara Hissar. Comme nous avions trois heures à attendre à Kara Hissar, nous prîmes une voiture à la gare, qui nous conduisit à la maison d'un docteur arménien, un jeune docteur instruit, que nous avions connu lors de notre précédente visite à Kara Hissar. Nous trouvâmes chez lui sa femme et deux petits enfants ; mais le docteur était parti depuis une année pour soigner les soldats turcs blessés.

La femme était au courant des événements et savait que l'on exilait tous les Arméniens des villes d'alentour, et elle se préparait en empaquetant quelques effets à prendre avec elle, lorsque l'heure de son tour viendrait. Cette heure vint pendant que nous étions chez elle. On avait donné l'ordre à tous les Arméniens de se trouver à la gare dans les 24 heures pour être envoyés,... où ? ils ne le savaient pas, mais ce qu'ils savaient, c'est qu'il fallait tout abandonner —, leurs petites maisons qu'ils avaient fini par posséder après bien des années de labeur, les petits objets qu'ils avaient acquis, — tout devait être livré au pillage des Turcs.

C'était une des heures les plus tristes que j'ai jamais passées de ma vie, et les heures qui suivirent en chemin de fer de Kara Hissar à Constantinople furent les plus pénibles de mon existence.

Je voudrais pouvoir décrire la scène à laquelle j'assistais dans cette maison arménienne ; et nous savions que dans des centaines d'autres maisons de cette même ville, les mêmes scènes qui déchiraient le cœur se produisaient.

Je voudrais pouvoir décrire le courage de cette brave petite femme du docteur qui savait qu'elle allait avec ses deux enfants au-devant des privations et de la mort. Beaucoup de femmes arrivaient chez elle, cherchant du réconfort et un encouragement, qu'elle leur donnait. Jamais je n'avais vu un pareil courage ; il faut aller dans les endroits les plus sombres de la terre pour trouver les lumières les plus brillantes, aux lieux les plus obscurs pour trouver les plus grands héros.

Son sourire lumineux sans aucune trace de peur, était comme un phare illuminant ce village de boue, où des centaines de personnes étaient vouées à la mort. Et ce n'est pas parce qu'elle ne comprenait pas ce qu'ils souffraient; elle savait qu'elle faisait partie des victimes. Ce n'était pas non plus parce qu'elle n'avait pas d'êtres chers en péril : son mari était absent, soignant ceux qui l'envoyaient, elle et ses deux enfants au-devant de la ruine et de la mort.

« Oh ! il n'y a pas de Dieu pour les Arméniens » dit un Arménien qui était entré avec d'autres, pour s'entretenir avec eux sur leur sort.

Juste à ce moment, une pauvre femme se précipita dans la chambre pour demander un médicament pour une pauvre jeune fille qui venait de s'évanouir lorsque l'ordre était arrivé. Jamais en Amérique vous n'avez vu un pareil désespoir.

«  C'est le lent massacre de toute notre race » dit une femme. « C'est pire qu'un massacre », répondit un autre homme. Le crieur de la ville parcourut les rues du village, en criant que quiconque aiderait les Arméniens de n'importe quelle façon, qui leur donnerait des vivres, de l'argent ou que ce soit, serait battu et jeté en prison. C'était plus que nous n'en pouvions supporter.

« Avez-vous de l'argent » ? demanda mon mari à la femme du docteur. « Oui », répondit-elle, « quelques livres, mais beaucoup de familles n'auront rien ».

Après avoir calculé ce que nous coûterait notre voyage jusqu'à Constantinople, nous leur donnâmes tout l'argent qui nous restait en plus. Mais en réalité nous ne pouvions rien faire pour les aider; nous étions impuissants à sauver leur vie.

Déjà les Turcs s'étaient emparés de notre Ecole et de notre Eglise Américaines, et après une grande procession à travers les rues, avaient proclamé que notre Eglise serait une Mosquée et il transformèrent notre Ecole en une Ecole turque, enlevant la croix et la remplaçant par un croissant.

Quelques semaines auparavant, ils avaient exilé notre fidèle pasteur arménien qui depuis bien des années, avait peiné là comme il le disait « pour faire une petite oasis en ce désert ».

Pendant plusieurs semaines, Mr. C. de notre collège à BO. était resté à Kara Hissar pour essayer d'obtenir qu'on lui rendit notre Eglise et l'Ecole, mais il ne put aboutir. Les Turcs avaient nommé notre Eglise « Mosquée de la patience » parce qu'ils avaient attendu un si grand nombre d'années pour l'avoir, disaient-ils. C'est le cœur brisé que nous quittâmes la ville, et à peine notre train s'était-il mis en marche que nous avons rencontré l'un après l'autre des trains remplis, bondés de ces pauvres gens qu'on emmenait en des lieux où on ne pouvait se procurer aucune nourriture. A toutes les gares où nous nous arrêtions, nous nous trouvions côte à côte avec ces trains; ils étaient formés de wagons à bestiaux et l'on apercevait derrière les fenêtres barrées de chaque wagon des figures de petits enfants qui regardaient. Les portes de côté étaient grandes ouvertes et on voyait facilement des vieillards, de vieilles femmes, de jeunes mères avec leurs petits bébés, des hommes, des femmes, des enfants, tous étaient presses pêle-mêle comme des moutons ou des porcs, des êtres humains plus maltraités que des bestiaux.

Vers huit heures du soir, nous arrivâmes à une station où ces trains attendaient. Les Arméniens nous dirent qu'ils étaient là depuis trois jours sans nourriture. Les Turcs les empêchaient d'acheter des vivres; et il y avait au bout de ces trains un wagon rempli de soldats turcs prêts à déporter ces pauvres gens, jusqu'au désert salé où à tout autre lieu assigné.

Des vieilles femmes se lamentant, des bébés pleurant à faire pitié. C'était une chose terrible de voir une pareille brutalité et d'entendre de pareilles souffrances. On nous dit qu'au moment où le train traversa le fleuve, vingt bébés avaient été jetés à l'eau, par les mères elles-mêmes, qui ne pouvaient plus supporter d'entendre les pleurs de leurs petits demandant à manger, alors qu'elles n'avaient rien à leur donner.

Une femme donna naissance à deux jumeaux dans un de ces wagons; et en traversant le fleuve elle jeta ses deux bébés et se jeta elle-même à l'eau.

Ceux qui n'avaient pas le moyen de payer leur voyage dans ces wagons à bestiaux, étaient obligés d'aller à pied. Tout le long de la route, nous les apercevions de notre train, marchant lentement et tristement, emmenés de leurs maisons comme des moutons à l'abattoir.

Comme un officier allemand se trouvait dans le train avec nous, je lui demandais si l'Allemagne n'avait rien à voir avec ces déportations, car je pensais que c'était la chose la plus brutale qu'on ait jamais vue. Il répondit : « Vous ne pouvez pas faire d'objection à l'exil d'une race. C'est seulement la manière que les Turcs emploient qui est mauvaise ». Il dit qu'il venait justement lui-même de l'intérieur et qu'il avait assisté aux scènes les plus terribles qu'il eût jamais vues de sa vie. Il ajouta : « Des centaines de personnes marchaient à travers les montagnes, poussées par des soldats; beaucoup mouraient le long de la route; des vieilles femmes et des petits enfants trop faibles pour marcher étaient attachés à des ânes, des bébés gisaient morts, sur la route, partout l'image de la mort ! »

La dernière chose que nous vîmes, tard dans la soirée, et la première chose que nous aperçûmes le matin, c'était une succession de trains emportant leur chargement de vies humaines à la destruction.

Une autre personne voyageant avec nous nous dit que d'un des trains une mère la pria d'emporter son enfant avec lui pour le sauver d'une pareille mort.

Il raconta qu'un Arménien, un grand commerçant de Kharpout, lui avait dit qu'il préférait tuer ses quatre filles de sa propre main, plutôt que de les voir emmener par des Turcs. Cet Arménien fut obligé de quitter sa maison, son commerce et tout ce qu'il possédait et de se mettre en marche avec toute sa famille, vers la destination que les Turcs avaient choisie pour l'exiler. Lorsque nous arrivâmes à une station près de Constantinople nous rencontrâmes un train d'une grande longueur rempli d'Arméniens qu'on venait d'exiler de Bardizag.

Mon mari et Mr. A. s'entretinrent avec un des professeurs indigènes de notre école américaine, qui leur dit entr'autre, qu'un vieillard marchait clans la rue à Bardizag, lorsque l'ordre de partir arriva. Le vieillard étant sourd ne comprit pas ce qui se passait et comme il ne se dépêchait pas de quitter la ville, un soldat l'abattit d'un coup de fusil dans la rue. Le professeur nous dit qu'il ne pouvait pas acheter des vivres car les soldats l'en empêchaient.

Les cris de ces poupons et de ces petits enfants demandant à manger résonnent toujours à mes oreilles. On entendait de tous les trains qui passaient les mêmes cris des petits enfants à briser le cœur.

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