Damas. - Rapport d'un résident étranger {Greg Young, agent consulaire} à Damas, daté du 20 septembre, mais contenant des informations allant jusqu'au 3 octobre 1916 : communiqué par le Comité Américain de Secours aux Arméniens et aux Syriens.

Depuis le 12 août 1915, des convois d'exilés arméniens, formés de quelques centaines jusqu'à 2.000 âmes, ont traversé cette ville à divers intervalles, et en moyenne à raison de 2 à 3 convois et même plus par semaine.

En faisant une évaluation modérée, je dirai que de 8 à 10.000 âmes ont déjà traversé Damas, jusqu'à ce jour. A ma connaissance cette déportation se poursuit depuis le 12 août.

S. E. le gouverneur général de la Syrie, m'a appris, sur ma demande, que tous ces gens sont des Arméniens qui sont exilés dans la contrée environnant Damas pour s'être révoltés et avoir établi des gouvernements locaux révolutionnaires dans les vilayets de Van et Bitlis et qu'ils seront répartis en groupes de 2, 3 etc., dans les villes et dans les villages les plus importants. Sur ma déclaration que si le gouvernement le permettait je croyais pouvoir me procurer des fonds à la Croix-Rouge américaine pour venir en aide à ces gens qui sans aucun doute seraient dans la plus grande détresse. Son Excellence me répondit que le Gouvernement ne leur permettrait pas et qu'il faisait tout ce qui était possible pour leur fournir des vivres, des tentes, etc..

De nombreux récits circulent sur les épreuves, les privations, les souffrances de la faim, les marches forcées pour des gens incapables de marcher, sur les cruautés des gardiens, les enlèvements des jeunes femmes, l'abandon et la vente d'enfants pour être placés dans des maisons turques, etc. etc. Mais je n'y ajoutais pas foi, et même maintenant, je suis persuadé que plusieurs des récits les plus horribles qui circulent sont très exagérés. Cependant il y en a que je dois tenir pour véridiques.

L'un est relatif à une femme qui était à son 6e et 7e mois de grossesse et naturellement hors d'état de marcher et qui fut obligée de suivre le convoi jusqu'au moment où elle tomba sur la route et mourut. J'ai entendu parler de plusieurs cas où des jeunes filles ou des jeunes garçons furent achetés par des gens désirant leur venir en aide et qui étaient sollicités par les parents même de prendre leurs enfants comme domestiques pour leur procurer un toit. On m'affirma ainsi que quelques soldats de garde, pour les faire avancer, cravachaient ceux qui traînaient dans la marche, soit qu'ils fussent épuisés de fatigue, ou qu'ils restassent en arrière pour demander quelque nourriture ou quelque argent aux chrétiens compatissants habitant les villes à travers lesquelles ils passaient.

J'ai eu connaissance également d'actes de bonté de la part de bonsmusulmans qui avaient pitié de ces malheureux ; et je surpris même un simple soldat musulman, — et on sait qu'ils ont à peine assez d’argent pour eux-mêmes, — disant qu'il avait donné deux medjidiés. (environ 7 fr. 90), aux pauvres exilés chrétiens.

Plusieurs fois j'allais dans le quartier que les exilés traversaient pour les voir de mes propres yeux et cependant je n'arrivais jamais à l'heure de leur passage.

Kahdem, dans la banlieue de la ville, est un grand terrain vague où les exilés, après avoir traversé Damas, sont rassemblés avant d'être dirigés par groupes vers les villes où ils doivent finalement demeurer.

Il y a quelques jours, j'ai visité cette place pour avoir une idée de la situation. C'est un vaste terrain, sans aucune végétation, avec quelques arbres seulement. Il était presqu'entièrement rempli d'une foule en haillons, sale, abattue, entièrement déprimée. Il n'y avait que très peu de tentes ou d'abris quelconques qui paraissaient avoir été improvisés. En approchant de la foule, je rencontrai un agent de police qui me mena auprès de celui qui commandait le campement. Je ne vis en fait rien et je n'appris que ce qu'il me dit. Il était des plus courtois ; d'après lui, (et il m'assura en tenir un compte exact), il y avait ce jour là un peu plus de 2.000 Arméniens présents sur ce terrain ; jusqu'à ce jour, environ 2.000 exilés étaient passés par Damas, venant en fait de tous les vilayets habités par des Arméniens, excepté de la région de Van. Il pensait que ces derniers n'étaient pas encore arrivés parce que Van est très loin. Il dit qu'un total de 100.000 Arméniens devait être réparti entre les villes du voisinage de Damas, avant que le projet de déportation ne fut complété. J'appris qu'un hôpital pour les malades avait été installé et qu'il était alors occupé par environ 50 malades. Il me dit qu'il n'y avait aucune mort et que le gouvernement fournissait des vivres à tous les exilés. Je quittai la tente du chef du camp et la seule chose que je vis, tandis que l'on me conduisait à la route, ce fut le chariot qui fait le parcours entre le camp et l'hôpital. Il paraissait très rempli. Le Consul d'Espagne prit la route de Kahdem le même jour. Je ne crois pas qu'il s'en approcha autant que moi.

Un des exilés arméniens qui vint me voir me dit qu'il était de Kessab, près d'Alep. D'après ses déclarations, il avait marché une dizaine de jours, et comme je le questionnais, il me dit que les souffrances en route avaient été extrêmes pour ceux qui n'étaient pas très forts. Il dit qu'ils avaient rencontré en route les cadavres de ceux des convois précédents qui avaient succombé. Cet homme déclara que sa femme et sa fille arrivaient par train. Il défaillit presque tandis qu'il parlait et dit qu'il n'avait pas idée de ce qu'il adviendrait de lui et qu'il ne s'en souciait plus.

Le 11 septembre 1915, le Consul d'Espagne se trouvait avec moi dans le quartier chrétien, lorsque nous rencontrâmes un convoi d'exilés arméniens en route pour Kahdem. On s'accoutume à voir des gens mal vêtus, en haillons,, dont les visages semblent n'avoir jamais exprimé une joie, mais dans les visages de cette bande d'automates cheminant silencieusement on voyait gravés une grande lassitude, un désespoir et des souffrances sans bornes stoïquement supportées. Il y avait des hommes, des femmes et des enfants, dont quelques-uns seulement nous remarquaient lorsque nous leur offrions ce que nous pouvions avoir de monnaie. Le plus grand nombre d'entr'eux semblaient seulement préoccupés à suivre obstinément leur marche jusqu'à ce que la halte de la nuit leur permît de prendre quelque repos. Il était alors un peu plus de six heures.

Le convoi était principalement composé de vieillards et d'enfants. Ici passait un enfant âgé à peine de plus de 10 ans, surchargé d'un enfant plus jeune qu'il portait sur le dos ; là une femme, le dos courbé par l'âge, se traînant péniblement avec l'aide d'un bâton ; ici un petit enfant pleurait pour appeler sa mère perdue pendant la marche, suivant un vieux patriarche traînant derrière lui son dernier bien, un petit baudet; puis une femme, visiblement enceinte, étouffant un gémissement de douleur à chaque pas. Les jeunes femmes et hommes d'âge moyen manquaient absolument dans le convoi. J'ai appris de divers côtés que beaucoup d'exilés sont arrivés par trains et que le nombre total de ceux qui ont passé par ici atteint 22.000.

Une femme qui est passée par celte route m'a dit qu'autant qu'elle peut en juger, tous les Arméniens au Sud d'Ismidt ont été exilés. J'appris d'elle, — et sa parole ne peut être mise en doute, — qu'elle a rencontré sur sa route des milliers d'Arméniens. Ils étaient dans une situation des plus horribles ; il y avait environ 8.000 campés à Osmanieh. Cette personne me dit qu'à une distance de plusieurs milles de cette ville, on sentait une odeur infecte. En approchant du bas-fond où les déportés étaient rassemblés, l'odeur devint forte à rendre malade, et des mouches malfaisantes pullulaient autour d'elle. Traversant le camp elle vit beaucoup de malades et des cadavres à moitié couverts par l'eau qui s'était amassée dans les mares des bas-fonds. Quelques-uns lui dirent qu'ils n'attendaient que la mort pour être délivrés. Sur la route allant à Alep, cette personne rencontra des milliers d'exilés en marche, et dans une petite ville près d'Alep elle trouva encore 100.000 Arméniens campés. Elle dit que la mortalité était très grande parmi eux. Ils n'avaient ni vivres, ni argent pour en acheter, car beaucoup des convois avaient été dépouillés en route du peu qu'ils possédaient par des bandes armées successives. Le groupe des voyageurs dont mon interlocuteur faisait partie, avait été accosté plusieurs fois par des gens armés, en uniforme, qui les avaient pris pour des Arméniens.

J'ai appris d'une source moins authentique, mais qui mérite cependant beaucoup de confiance, que la contrée qui s'étend au nord et au nord-est de Marach est en train d'être entièrement vidée d'Arméniens ; qu'il y avait à Homs un camp de concentration d'environ 30.000 déportés, en fait tous sans abri ; qu'il y avait eu des massacres à Diarbékir ; que les exilés de Césarée étaient autorisés à vendre leurs biens avant d’être envoyés à Deïr-el-Zor, — un prix minime pouvant seul être obtenu naturellement pour ces ventes forcées. J'appris également à cette même source que le bruit courait que beaucoup d'exilés avaient été noyés, en faisant chavirer les barques à la traversée de l'Euphrate.

Il y a peu de jours — nous sommes aujourd'hui au 3 octobre, — j'appris d'un témoin oculaire qu'il y eut un massacre le 19 septembre à Ourfa, et que les Arméniens furent ce jour-là fusillés, poignardés, attaqués à la baïonnette et écorchés vifs par la population en général. Mais qu'ensuite lorsque cette personne quitta la ville, au 22 septembre, le massacre était encore continué par les soldats, au moyen de baïonnettes et de sabres. Il paraît que les Arméniens étaient réunis en un certain endroit et qu'ils les en sortaient un à un pour les sabrer et les massacrer avec de longs sabres poignards. Dans le premier jour du massacre trois prisonniers civils français et russe furent blessés avec des couteaux ou des fléaux ; mais j'appris qu'ils guérirent peu après et que ce fut tout ce qui arriva à ces prisonniers. La personne qui vint d'Ourfa me dit qu'elle rencontra beaucoup de femmes, d'enfants et de vieillards et qu'on vit des soldats frappant ceux qui s'arrêtaient pour boire de l'eau. Des soldats furent entendus disant : « Attendez que nous arrivions à l'Euphrate et vous verrez ce qui vous arrivera là ». Ou d'autres paroles analogues. Cette information m'a été donnée par une personne qui, ainsi que je l'ai dit, a assisté au massacre et qui a entendu le propos que je viens de mentionner.

Je ne sais si je pourrai ou non faire parvenir cette lettre à destination. Le degré de confiance que l'on peut accorder aux récits a été indiqué dans chaque cas par l'auteur, aussi exactement qu'il lui était possible ; de ce qu'il a rapporté ci-dessus il ne peut naturellement garantir que ce qu'il a vu ou entendu lui-même.

A Damas tout paraît être calme. Un œuf a été jeté hier, 2 octobre, dans ma voiture, mais il avait été lancé par un petit enfant, et cela ne peut avoir d'importance. Je ne crois pas qu'il y ait à craindre des troubles de la part de la population, à moins qu'ils ne soient provoqués par les autorités, et je n'ai pas d'appréhension à ce sujet.

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