AC {Aïntab}. - Récit de Miss A. {Frearson}, résidante étrangère de AC {Aïntab}. , écrit après son départ de Turquie, en septembre 1915. Communiqué par le Révérend I. N. Camp du caire.

C'est en mars 1915 que les premiers réfugiés commencèrent à passer à AC {Aïntab}. A partir de ce moment, il se passa peu de jours sans qu'un ou deux convois traversent la ville de AC {Aïntab}. Quelques-uns de ces convois étaient composés d'un grand nombre de déportés; d'autres n'en comptaient que 500 ou 600. A l'exception d'un seul d'entre eux, on les parqua en pleins champs sans aucune protection contre le froid et la pluie et plus tard, quand l'été vint, contre le soleil brûlant. L'exception qui vient d'être citée était un convoi venant de BM. {Marach}, qui avait payé 400 livres turques pour la faveur de se reposer sous quelques arbres où il y avait de l'eau. Cet endroit n'était qu'à cinq minutes de marche de l'endroit où les autres convois étaient forcés de camper.

J'ai vu de mes yeux une vieille femme battue, parce qu'elle profitait d'une occasion pour sortir du campement et se procurer un peu d'eau pour un enfant malade. Je ne voudrais pas donner l'impression que personne n'était autorisé à se procurer de l'eau, mais je pense que cette faveur n'était accordée qu'après un bakchiche payé; il y avait aussi quelques gendarmes très honteux du travail qu'on leur faisait faire et qui, autant qu'ils l'osaient, se montraient compatissants.

Chaque convoi nous apportait un nouveau récit d'horreurs; sauf un petit nombre d'exceptions, ils avaient été pillés, de jeunes femmes et de jeunes filles avaient été enlevées, beaucoup d'entr'elles déshonorées, d'autres avaient été traitées avec brutalité et étaient mortes en route. Un grand convoi qui avait été en marche pendant quatre semaines, reçut un abri à Elbistan, dans les maisons dont les occupants avaient été préalablement déportes. Ils crurent alors que leur voyage était terminé et dirent des prières en actions de grâces, après qu'ils avaient été installés. Mais ils se trouvaient à la merci des Turcs et toutes les jeunes filles et jeunes femmes furent enlevées. Le convoi dut se remettre en marche. Quelques-unes des filles furent rendues, mais la plupart d'entr’elles furent retenues par les Turcs.

Ce qu'il y avait de plus cruel pour ces malheureux, c'est qu'ils n'arrivaient jamais au bout de leur voyage. Aussitôt qu'ils croyaient être arrivés à destination et qu'ils commençaient à s'installer et à se mettre au travail, on les expédiait tout à coup en quelqu'autre endroit. Nous apprîmes aussi qu'aussitôt qu'on leur donnait quelque argent, les gendarmes les faisaient partir. Toute tentative de les secourir était regardée avec méfiance par le gouvernement.

Un dimanche après-midi, un grand convoi de réfugiés arriva à AC {Aïntab}. au coucher du soleil. Nous apprîmes qu'ils mouraient de faim, mais il ne fut permis à personne de les secourir. Nous savions qu'il pourrait y avoir occasion de leur donner quelque secours à la nuit, si quelqu'un voulait s'y aventurer. Sentant que je devais le tenter, je pris notre Directrice avec moi et nous allâmes vers eux pour voir ce qu'il serait possible de faire. Comme nous approchions du camp, nous rencontrâmes quelques Arméniens qui faisaient le guet pour tâcher de donner un peu de pain et qui nous dirent qu'il nous serait certainement impossible de donner des vivres cette nuit-là, mais que nous pourrions peut-être réussir à en donner dans la matinée. Le lendemain matin, avant l'aube, nous y retournâmes et nous rencontrâmes environ 400 personnes de AC {Aïntab}. le long de la route. Nous voyant passer, ils nous crièrent : « il est inutile que vous avanciez, on n'autorise personne à aller plus près ». Nous passâmes outre cependant, et en arrivant à l'endroit où se tenait le gendarme, celui-ci nous donna l'ordre de nous éloigner. Il avait commencé à faire jour. Notre Directrice le supplia longtemps sans résultat. Cependant, il finit par dire : « Bien, donnez-moi vite ce que vous avez, mais celle-ci (en me montrant), ne doit pas aller plus loin. » Tandis que nous distribuions les vivres, le gendarme se mit en colère et m'ordonna de partir. Trois cavaliers apparurent alors sur la scène, ils grondèrent le gendarme pour n'avoir pas encore mis les déportés en marche et lui dirent qu'il était trop doux pour eux. L'un des cavaliers descendit de cheval et avec une cravache dans chaque main, il se dirigea vers les Arméniens de AC {Aïntab}. qui prirent immédiatement la fuite. Il vint à moi et me donna un ou deux coups de fouet. Je lui demandai quel mal je faisais. Il revint vers moi et me secouant il me dit : Vous êtes de BN. (je m'étais habillée en Arménienne afin de pouvoir m'approcher des déportés.) L'un des deux autres officiers vint délibérément sur moi avec l'intention de me renverser sous son cheval, mais l'animal tourna la tête après m'avoir seulement meurtri le bras. Voyant cela, la Directrice, une Arménienne, dit : « Elle n'a rien fait de mal. Elle n'est pas de BN. Votre cheval est plus compatissant que vous. » Nous nous étions retournées pour partir et, à ma surprise, j'entendis les cavaliers parler allemand entr'eux. Autant qu'il m'est possible de l'affirmer ils n'étaient pas des Turcs, mais des officiers allemands. En arrivant sur la hauteur, nous vîmes ces trois cavaliers se diriger vers BM. {Marach} Les déportés furent envoyés dans la direction opposée et, pendant tous les préparatifs de départ, on les battait. D'autres gendarmes arrivèrent et nous entendîmes de toutes les directions les plaintes des malheureux sous les coups de cravaches.

Un soir, le Dr. E. {Merrill} et Mr. F. allèrent se promener au moment du coucher du soleil. Ils virent sur la route quelque chose qu'ils prirent d'abord pour un paquet de linge autour duquel des chiens faisaient un cercle ; mais en s'approchant ils virent que c'était une femme mourante. Après avoir bu un peu de lait chaud que le Dr. E. {Merrill} lui apporta, elle dit : « J'aurais préféré quo vous ne me l'eussiez pas apporté, car je souhaitais la « mort ». Elle mourut peu après. C'était une jeune femme et on découvrit, peu après sa mort, qu'elle appartenait à une très bonne famille.

Parfois le Dr. E. {Merrill} obtenait la permission de garder une fournir malade, jusqu'à ce qu'elle allât mieux. Elle était alors renvoyée avec un des convois suivants. L'une des femmes qu'il avait ainsi secourue partit après quelques semaines de repos, avec son nouveau-né, mais la seconde mourut1.

Dans une autre occasion, l'infirmière chef de l'hôpital, une Arménienne, avait été envoyée avec tout le nécessaire pour porter secours à un convoi. Lorsqu'elle y arriva, le gendarme refusa de la laisser passer. Elle le pria au nom d'Allah de lui permettre d'aller auprès d'une femme qui avait besoin de ses soins. Il finit par l'y autoriser, mais comme il avait déjà donné au convoi l'ordre de se mettre en marche, il lui dit qu'il ne lui restait que très peu de temps. Lorsqu'on fut prêt à partir. le gendarme commença à battre le père du nouveau-né et cravachai même la mère qui n'était délivrée que depuis quelques heures L'infirmière protesta et dit que si la pauvre femme devait partir, il fallait lui donner une monture. Le gendarme avança de quelques pas, jeta à bas un vieillard de son baudet et dit au mari d'y faire monter sa femme. Nous apprîmes que la femme était morte avant même d'être arrivée au bout de la ville.

Chaque convoi ramassait en route ou de pauvres vieillards qui avaient été laissés en arrière par des convois précédents, ou des petits-enfants dont les mères étaient mortes. Chaque fois que nous allions voir les déportés, leurs appels pour sauver de jeunes femmes ou de jeunes filles des griffes des Turcs nous brisaient le cœur, et nous étions impuissants à les secourir. Nous étions constamment menacés de subir le châtiment qu'on infligeait à tous ceux qui portaient secours aux déportés. Mais malgré ces menaces, plusieurs habitants de AC {Aïntab}. recueillirent des petits enfants qui avaient été laissés sans parents. C'était beau de voir l'amour témoigné à ces enfants dont plusieurs cependant n'étaient rien moins qu'attrayants. Ce qu'il y a de plus triste c'est que, lorsque ce fut le tour des Arméniens de AC {Aïntab}. de partir en exil, plusieurs de ceux-ci étaient trop pauvres pour emmener avec eux ces enfants adoptés. Ceux qui en avaient les moyens les emmenèrent. Un brave homme avait recueilli un petit garçon malade et une petite fille boiteuse. Lorsqu'il fut déporté avec sa nombreuse famille, il vint me demander si je pouvais garder sou propre bébé de 3 mois et il m'offrit, en échange, deux bagues, — tout ce dont il pouvait disposer.

Lorsque les déportés furent expulsés de leurs montagnes, les aveugles, les boiteux et les infirmes furent d'abord laissés à BM. {Marach}, mais peu après ceux-là même furent forcés de partir. Us quittèrent AC {Aïntab}. par un après-midi chaud, au nombre d'environ 300, sous la garde d'une brave jeune veuve qui les avait soignés pendant tout le temps. Il n'y avait que 14 baudets pour tout ce convoi.

Lorsque les déportés quittaient leurs foyers, il était naturel qu'ils emportassent tout ce qu'ils pouvaient avec eux, leurs nattes, leurs vivres, vêtements etc. etc. Les villageois qui possédaient des animaux, surtout les muletiers, étaient les plus favorisés, car lorsque d'autres avaient besoin d'animaux, les Turcs en demandaient des prix si exorbitants que ces malheureux ne savaient comment faire, surtout s'ils avaient des vieillards ou des enfants dans leurs familles. Les propriétaires de bêtes de somme avaient donc cet avantage de n'avoir rien à prendre en location aux Turcs.

La question des bêtes de somme devint de plus en plus difficile à mesure que les réfugiés s'éloignaient de leurs foyers, au point que nombreux étaient ceux qui désespérés se trouvaient dans l'obligation de laisser en route le peu qu'ils possédaient. Les gendarmes leur diraient, d'ordinaire, que ces objets seraient transportés pour eux. Mais nous connaissons un cas où des bagages avaient été abandonnés par un convoi à neuf heures de distance de AC {Aïntab}. et que les gendarmes les transportèrent et les vendirent aux enchères.

Le Dr. L. demanda s'il pourrait aller aux endroits où se trouvaient les déportés et leur donner des secours, dans le cas où il recevrait de l'argent des Etats-Unis. Sa demande fut catégoriquement refusée. Il dit alors : « Mais ils vont mourir ». La réponse du fonctionnaire turc fut : « Pourquoi croyez-vous donc qu'on les y envoie ! »

Lorsque les premiers convois arrivèrent, le gouvernement leur fournit parfois du pain, mais ceci ne dura guère. Parfois les habitants de la ville étaient autorisés à leur donner du pain, mais rarement. Des gens attendaient toujours dans l'espoir de trouver une occasion de s'approcher des convois et de donner quelques secours aux déportés. Nous habitions du côté opposé de la ville, mais nos collègues étaient plus près des réfugiés, de sorte que le chef de notre institution donna la permission de cuire des aliments chez eux et les élèves les portaient en secret aux déportés. D'ordinaire, un seul gendarme étant de garde la nuit, on envoyait les vivres à trois ou quatre heures du matin et on donnait le meilleur au garde pour avoir la permission de passer. Plus tard les femmes de la ville formèrent un Comité et recueillirent des vivres de tous ceux qui pouvaient en donner. Il y avait aussi un Comité de quatre personnes qui fit beaucoup pour alléger la détresse des déportés, en distribuant du pain et des chaussures indigènes à ceux qui n'en avaient point. Dans la suite un des principaux membres de ce Comité, celui qui avait déployé le plus d'activité dans ce travail de secours, fut le premier de la ville de AC {Aïntab}. à être déporté, après l'exemption des protestants. Lorsqu'il demanda pourquoi on le faisait partir, on lui répondit que c'est parce qu'il avait nourri les ennemis du gouvernement.

Si je m'en souviens bien, c'est entre le 30 et le 31 juillet que le premier convoi de déportés arriva de AC {Aïntab}. D'abord arrivèrent les familles les plus riches des grégoriens, puis les plus riches parmi les protestants. Juste au moment où les protestants devaient partir, nous apprîmes qu'ils ne partiraient pas, mais on les expédia hâtivement par Hama et d'autres endroits, sans leur faire subir les longs retards sur les routes que les autres avaient subis. Nous pensions que c'était intentionnellement. Le premier convoi fut attaqué avant qu'il n'eût atteint la halte du soir, et les hommes eurent à protéger durant toute la nuit leurs femmes et leurs filles. Le Dr. L., qui était alors à Alep me dit qu'il avait rencontré beaucoup d'entr'eux qui l'avaient mis au courant de leur situation ; ils devaient se tenir en alerte pendant toute la nuit ; un ou deux d'entre eux avaient été tués et d'autres blessés, et un autre enfin était devenu fou.

Avant que ces nouvelles nous parvinssent, le frère d'un de nos professeurs, qui avait été envoyé clans la ville par un officier au service duquel il se trouvait, nous dit que la veille au soir, tandis qu'il se rendait à la ville, il avait rencontre le fils du Mutessarif avec quatre ou cinq compagnons, tous bien armés, sortant de la ville à cheval et allant dans la direction que les réfugiés avaient prise. Nous crûmes qu'il avait peut-être été envoyé pour les rappeler et nous nous attendions à les voir tous revenir. Mais nous apprîmes plus tard que ce sont précisément ces cavaliers qui les avaient attaqués et volés.

Peu après que le premier convoi de protestants fut expédié, le Dr. E. {Merrill} reçut des télégrammes de l'Ambassadeur des Etats-Unis, du Consul à Alep, et de Mr. N. {Peet} de Constantinople, disant qu'il n'y aurait pas de déportations de protestants. Le Docteur porta les trois télégrammes au Mutessarif à qui cela ne parut pas faire plaisir; il répondit qu'il n'avait pas reçu de nouvelles de ce genre. Cependant quelque temps tout resta tranquille. Et comme le moment approchait de rouvrir le collège, on discuta sur l'opportunité de cette mesure. Avant qu'une décision fût prise, un des élèves, un Turc, alla trouver le Dr. E. {Merrill} et lui demanda quand le collège ouvrirait, car il avait hâte d'y rentrer. Le Dr. en conclut que les Turcs n'étaient pas seulement prêts, mais désireux de voir l'école réouverte ; de sorte qu'après en avoir conféré avec la faculté il répondit au Turc qu'on la rouvrirait la semaine suivante Ceci, je crois, se passait le vendredi et le samedi; tous les professeurs, sauf deux, furent avisés qu'ils devaient quitter la ville le lundi matin. Le Dr. E. {Merrill} plaida pour obtenir un délai, mais le Mutessarif, furieux, lui demanda s'il ne savait pas qu'il avait le pouvoir de l'exiler aussi s'il lui en prenait envie.

Les professeurs furent exilés le lundi suivant dans la matinée. Une dame allemande, Mme C. {Daghlian} (Miss D. {Alice Berwer (Bauer?) de Dusseldorf} de son nom de jeune fille) qui était la Directrice de l'hôpital de AC {Aïntab}. reçut l'ordre d'aller en exil avec son mari, un professeur arménien. Lorsque le Dr. E. {Merrill} alla voir le Mutessarif pour avoir des explications, celui-ci lui répondit : « N'est-elle passa propriété, et n'est-il pas Arménien ? » Le Consul d'Allemagne ne parvint pas à obtenir la permission pour elle de quitter le pays d'où son mari était anxieux de la voir sortir. Nous apprîmes plus tard par Mme C. qu'à peine sortis de la ville, un gendarme vint les trouver les uns après les autres et leur dit que s'ils désiraient être protégés il fallait payer. Ce qu'ils firent. A leur arrivée à une petite station sur leur roule, ils rencontrèrent plusieurs milliers de déportés campant dans un champ à côté de la gare. Après quatre jours d'attente, Mme C. vit des officiers allemands dans un train et obtint d'eux une passe pour aller à Alep par chemin de fer. Le cinquième jour, elle put avec son mari et son petit enfant prendre le train d'Alep ; mais la famille de son mari dut attendre pour continuer la route avec les autres réfugiés. Après plusieurs semaines de voyage et après avoir payé des sommes exorbitantes, ils furent envoyés à un village de Fellahs. Le professeur C {Daghlian}, d'après les dernières nouvelles, donnait des leçons gratuites dans une école musulmane d'Alep.

Trois des pasteurs de AC {Aïntab}. furent emprisonnés pendant des mois dans des cellules sales et sombres de la prison. Trois des professeurs du collège subirent le même sort. A la fin on autorisa les gendarmes à faire sortir les pasteurs pendant le temps nécessaire pour prêcher, car on craignait qu'ils ne devinssent fous. On assure que leurs sermons étaient admirables. Ces pasteurs furent plus tard relâchés, mais tous les professeurs du collège furent exilés à l'exception d'un d'entr'eux et d'un deuxième qui avait réussi à se sauver à Constantinople.

Peu après le départ des premiers convois, toutes sortes de maladies éclatèrent et se répandirent parmi les déportés ; on envoya l'un des deux docteurs qui avait été laissé à AC {Aïntab} pour les soigner. Les déportés attendaient parfois pendant des semaines, espérant toujours qu'on les embarquerait sur quelque train pour les emmener à leur destination ; puis on leur disait que chaque homme devait louer une bête de somme pour leur transport et on leur demandait un prix de location si élevé, qu'ils étaient forcés d'abandonner tous leurs bagages. Les gendarmes leur disaient que ces bagages les suivraient plus tard ; mais on les transportait dans une maison dont les occupants avaient été déportés et on les vendait aux enchères.

Lorsque les déportés reçurent l'ordre de partir, ils tentèrent aussitôt de vendre une partie de leurs biens pour se procurer un peu d'argent. Mais on ne peut pas dire qu'ils y réussirent ; car j'ai appris qu'un bon matelas de laine avait été vendu pour une piastre ; le prix le plus élevé dont j'ai eu connaissance fut de 20 piastres, alors qu'en temps ordinaire, ils se vendent 100 piastres. De grandes casseroles de cuivre et des cuvettes se vendirent pour un morceau de pain, jusqu'au jour où deux juifs apparurent sur la scène et commencèrent à payer de meilleurs prix. Mais au bout de trois jours, ces hommes furent emprisonnés, de sorte que les Turcs purent de nouveau acquérir tout à n'importe quel prix. Même les objets que les déportés donnaient aux pauvres, ne pouvant les emporter, étaient confisqués par le gouvernement. Des antiquités et des livres que l'on portait au collège eurent le même sort. Quiconque passait dans la rue avec un paquet était exposé à être arrêté, fouilla et volé.

Après que les professeurs avaient été déportés, les pasteurs de l'Eglise protestante et les deux professeurs qui n'avaient pas été déportés furent mis en prison. On commença par réquisitionner dans leurs maisons, et tous les papiers et les imprimés furent portés au gouvernorat. Les secrétaires des sociétés chrétiennes furent l'objet d'enquête et lorsqu'on découvrit que quelques-uns d'entr'eux avaient été déportés, on pensa à les faire revenir, mais ils n'étaient pas encore retournés à l'époque de mon départ. J'appris, tandis que j'étais à BJ. {Beyrouth}, que ceux qui avaient été emprisonnés avaient été relâchés.

Au moment où la déportation commença à AC {Aïntab}, le gouvernement prit possession de toutes les écoles non musulmanes, à l'exception de celles appartenante la colonie américaine. La grande église arménienne et une des églises protestantes furent saisies en même temps, mais elles furent rendues à leurs propriétaires avant mon départ de AC {Aïntab}.

Après l'exil des professeurs, nous apprîmes que les protestants, à l'exception de ceux pris en faute, ne seraient plus exilés, mais on déportait chaque jour une famille ou deux sous le moindre prétexte. Un des membres du Comité de secours fut des premiers à être déporté. On donna pour prétexte une lettre qui leur aurait été adressée mais qu'ils n'avaient jamais reçue. Le censeur déclara qu'on ne devait jamais faire mention dans les lettres de prix élevés, de misère, de maladie, de besoin d'argent ou de ralentissement des affaires. C'est pourquoi nous recommandions de ne faire aucune mention de secours d'argent ou d'autres sujets prohibés dans les lettres qui nous étaient adressées.

Aussitôt qu'il fut officiellement annoncé que les protestants ne seraient pas déportés, ceux-ci célébrèrent un service d'actions de grâces où celui qui officiait dit : « Maintenant qu'on nous permet de rester « dans notre ville, nous devons prendre bien garde de ne donner aucune occasion de plainte au gouvernement. S'il nous demande nos fils pour l'armée, nous devons les lui donner sans murmurer. S'il demande de l'argent, des marchandises, ou des vêtements pour les soldats, donnons, pour montrer que nous apprécions la faveur qui nous est accordée de rester dans nos foyers. Montrons-lui que nous sommes loyaux envers le pays. Qu'aucun de nous ne recueille dans sa maison un enfant ou tout autre exilé, qu'il soit de ceux qui ne font que traverser la ville, ou de nos propres amis ou parents de cette ville. Montrons au gouvernement que nous sommes prêts à faire tout ce qu'on nous demandera. »

Les marchandises dans les magasins des drapiers appartenaient toutes aux Arméniens ; mais pendant les déportations les Turcs prirent sans paiement tout ce dont ils avaient besoin. De sorte que les marchands durent céder leurs marchandises pour presque rien ou les donner gratuitement, ou fermer leurs magasins. Peu après les déportations, il devint impossible de trouver un bouton à acheter, bien qu'on pût trouver des produits indigènes dans des maisons indigènes qui avaient des métiers.

Lorsque le premier convoi partit de AC {Aïntab}, on dit aux déportés qu'ils ne partaient que pour peu de temps et qu'ils n'avaient pas à se tourmenter au sujet de leurs maisons et de leurs biens, car le gouvernement les mettrait sous scellés et en prendrait soin. Ils n'étaient pas sortis de la ville que les soldats furent logés dans les plus grandes maisons, qu'on loua à vil prix et dont la location fut payée au gouvernement. Les maisons des pauvres furent données aux Turcs indigents. Chaque soir toutes les issues de la ville étaient soigneusement gardées. Pour aller d'une maison à l'autre, on nous arrêtait et on nous demandait où nous allions et pourquoi ? Si notre domestique se trouvait dehors, on l'arrêtait et parfois on le battait en lui défendant de rester de nouveau dehors à une heure aussi avancée. Dans les premiers jours on ne nous permettait pas de rester dehors après le coucher du soleil, et plus tard on nous le défendit, même en plein jour. Ceci ne me fut pas dit à moi seule, sujette d'un pays belligérant, mais aussi à des neutres.

Un ancien élève du collège qui habitait à E. {Hussi Mansour (Adamian)} réussit, grâce à la bonté d'un ami turc, à se réfugier à AC {Aïntab}. Il nous dit que tous les hommes de sa ville avaient été tués. Nous avions déjà appris que les hommes de cette ville et des villages voisins avaient été pris pour le service militaire, et qu'on leur faisait construire une route allant à BL {Severeg}. Aussitôt que la route fut terminée, les hommes furent rangés le long de la route qu'ils avaient construite et mis à mort, — principalement à coups de couteau, — car l'officier qui les commandait avait dit aux soldats dé ne pas gaspiller la poudre pour des Arméniens.

Un Anglais qui avait reçu l'autorisation de sortir du pays, (nous nous sommes demandé s'il a jamais pu en sortir), raconta à une de nos dames les scènes qu'il avait vues en attendant son train. Il avait vu des pieds déformés par l'enflure qu'on frappait avec la crosse du fusil d'un gendarme, parce que ces pauvres gens avaient déclaré qu'ils ne pouvaient pas marcher plus vite.

Le maître d'hôtel du collège de AC {Aïntab} fut renvoyé parce que son beau-frère lui avait envoyé ses instruments de dentiste avec une lettre, lui demandant de les vendre et de lui envoyer le produit de la vente, lorsqu'il lui aurait fait connaître l'endroit où il allait être déporté. Mais le maître d'hôtel ne reçut jamais ni les instruments ni la lettre ; on déclara simplement qu'ils lui avaient été adressés et que conséquemment lui et sa famille, composée de petits enfants, étaient condamnés à l'exil. Ceci se passait après qu'on eût donné l'assurance aux protestants qu'ils pouvaient rester.

Chaque fois que les Turcs apprenaient une grande victoire, ils devenaient insupportables, par exemple lorsque la nouvelle se répandit qu'ils avaient pris le canal de Suez. Ils célébraient des réjouissances jour et nuit et devenaient des plus insolents envers les chrétiens. Un drapeau anglais fut traîné dans la boue des routes, on cracha dessus et on le piétina. Ces excès continuèrent pendant toute la nuit. A l'occasion de ces victoires imaginaires ils montrèrent ce qu'ils feraient, s'ils étaient jamais vraiment victorieux.

C'était beau de voir la foi de quelques-uns des paysans arméniens. Un soir un grand nombre d'entr'eux vinrent à la ville et commencèrent aussitôt à chanter des hymnes et à faire des prières publiques. Et lorsque le lendemain matin on leur en demanda le motif, ils répondirent que leur pasteur leur avait été enlevé et tué et que son dernier mot avait été : « Continuez à tenir des réunions de prières. » Et ils ajoutèrent : « Nous n'avons jamais cessé de le faire bien que nous ayons été sept semaines en marche. »

Des déportées d'un autre convoi, nous dirent qu'elles avaient demandé à Dieu, si telle était sa volonté, d'être épargnées des horreurs de la déportation, et elles dirent : « Il doit en sortir quelque bien pour notre nation, si non, Dieu ne l'aurait pas permis. La seule chose qui nous afflige, c'est que nous nous demandons si nos maris pourront jamais nous retrouver? » Elles ignoraient, pauvres femmes ! que leurs maris avaient été déjà tués, ainsi qu'on nous en avait avertis.

Immédiatement avant le commencement des déportations à AC {Aïntab}, un haut fonctionnaire, T. {Fakhri} Pacha, arriva et il réunit tous les notables, musulmans et chrétiens ; il demanda très aimablement aux chrétiens s'ils étaient bien traités par les musulmans etc. etc. etc. Il dit qu'il avait appris certaines choses et que si ses allégations d'après lesquelles les Arméniens auraient été maltraités étaient vraies, il pendrait lui-même le Turc, fut-il son propre frère, qui oserait maltraiter un chrétien, et il pria les Arméniens de parler sans aucune crainte. Il partit alors de AC {Aïntab}. pour BN {Zeitoun}. où il organisa la déportation de tous les districts de BN {Zeitoun}. et de BM {Marach} Ces manœuvres étaient évidemment faites pour que les Arméniens ne se tinssent pas sur leurs gardes. Trois officiers allemands accompagnaient T. {Fakhri} Pacha, mais, je ne puis pas dire qu'ils s'occupaient de la déportation. Le consul d'Allemagne passa par AC {Aïntab}. pour aller à BM. {Marach} et BN {Zeitoun}. avant le début des déportations. Bien que les gens l'en blâmassent, nous ne crûmes pas qu'il eût assez de pouvoir pour ce dont on l'accusait.

Un grand nombre de médecins arméniens furent pris pour l'armée. Lorsqu'un des médecins de service tombait malade, on envoyait chercher un des médecins Arméniens laissés à AC {Aïntab}. pour soigner les malades. C'est ainsi que nous perdîmes un de nos chers amis qui, autrefois, avait été aide du Dr. L {Shepard}. Il fut envoyé à un camp où les soldats, presque tous Arméniens, travaillaient sur une section d'un embranchement du chemin de fer de Bagdad ; le typhus avait éclaté parmi eux. Nous reçûmes bientôt une dépêche disant que le vieux docteur était tombé malade. On n'eut aucune pitié de lui, bien qu'il fût le médecin le plus âgé de AC {Aïntab}. et qu'il eût une clientèle de musulmans bien plus nombreuse que tous les autres médecins de la ville. On trouvait qu'il ne méritait pas mieux que de mourir du typhus dans le camp où on l'avait obligé d'aller.

Dans les premiers jours de mars 1915, les autorités de BM. {Marach} prirent possession de l'orphelinat de Miss S. {Salmond} et confièrent les femmes et les jeunes filles à des Turcs. Miss O. {Rohner}, une dame suisse, chargée d'un orphelinat allemand à BM. {Marach} après que tous ceux qui étaient sous sa protection2 avaient été déportés, — ainsi qu'il avait été fait dès le commencement de la guerre, pour tous les orphelinats allemands, — se chargea de quelques-unes des anciennes élèves qui s'étaient mariées et vivaient dans les districts dont on avait déporté la population. Après les avoir gardées pendant quelque temps, elle reçut l'ordre du Consul Allemand de les abandonner. Elle crut que si elle pouvait arriver jusqu'à quelqu'un de haut placé, elle pourrait lui expliquer la situation sous son vrai jour, et elle se rendit pour cela à Constantinople, mais elle revint désappointée.

Au commencement d'automne, nous apprîmes que la terreur régnait à Ourfa, au point qu'on n'avait même peur d'en parler. Nous apprîmes que trois hommes d'Ourfa avaient été bannis, dont l'un était H. {Salomon Knadjian} Effendi, qui avait fidèlement aidé Miss J. {Sharruck} à la tête de travaux industriels qui employaient plus de 2.000 personnes. Ils furent dans la suite ramenés dans la ville et torturés. Peu après Mr. K. {Leslie} écrivant à sa femme, lui dit que les enfants de H. {Salomon Knadjian} Effendi étaient dans la même situation que d'autres enfants qu'il citait et que nous savions être orphelins, et nous en conclûmes que H. {Salomon Knadjian} Effendi avait certainement été tué3. Dans la suite, un cocher nous raconta qu'il avait été engagé pour transporter trois personnes à Diarbékir pour passer devant la Cour Martiale. Arrives à une petite distance d'Ourfa, on fit sortir les hommes de la voiture ; Ils furent emmenés dans un ravin voisin et peu après le cocher entendit des coups de fusil. Les gendarmes revinrent au galop et dirent au cocher de se mettre en marche. L'un d'eux regarda dans la voiture et demanda où étaient les prisonniers ? Lorsque le cocher leur demanda à son tour s'ils ne les avaient pas fait sortir de la voiture, ils lui répondirent que c'était lui qui les avait fait évader et qu'on allait le traîner devant le tribunal. On l'obligea à retourner au gouvernorat d'Ourfa où on prit de la voiture tout ce que les prisonniers avaient emporté avec eux. Après quoi on le laissa partir.

Nous apprîmes que Q.. un domestique de Miss J. avait été tué avec brutalité alors qu'il se rendait à Garmouch pour secourir une famille pauvre. Nous apprîmes aussi qu'il y avait eu deux massacres à Ourfa. Dans le premier les hommes trouvés dans la rue avaient seuls été tués ; dans le second on était entré dans les maisons.

M., un de mes orphelins, était allé avec le Dr. P. et travaillait pour lui lorsqu'il reçut l'ordre de quitter le pays. On le mit à la torture pour l'amener à faire des aveux compromettants pour le Dr. P. Lorsque, plus tard, le Dr. L. essaya d'avoir des nouvelles de cet orphelin en interrogeant des réfugiés d'Alep, il reçut cette réponse: « Ne nous demandez rien au sujet d'hommes âgés de plus de douze ans, car autant que nous sachions ils ont été tous tués. »

L'opinion générale était que Mr. K. avait été empoisonné. Nous apprîmes qu'il était sur le point de devenir fou, mais la veille de mon départ de AC, le Dr. E. {Merrill} apprit, dans la soirée, d'un muletier musulman arrivant d'Ourfa, que Mr. K. était mort ou avait été tué. On me pria de prévenir le consul à mon arrivée à Alep de ce que le Dr. E. {Merrill} venait d'apprendre. Lorsque je m'acquittai de ma commission auprès du consul, il me montra un télégramme qu'il avait reçu depuis peu de Mr. K. lui-même qui disait : « suis sain et sauf au gouvernorat ; » plus tard étant à BJ., lorsque nous apprîmes qu'il s'était empoisonné, quelqu'un fit la remarque qu'on pouvait avoir obligé Mr. K. à écrire qu'un affaissement nerveux était à craindre et qu'ensuite le terrain se trouverait préparé pour la nouvelle : « Il s'est empoisonné. » Quelqu'un d'autre ajouta : « Oui, comme on s'y est pris avec des prisonniers qu'on obligeait à signer des lettres annonçant qu'ils se portaient tous très bien, tandis qu'à ce moment même il y avait une épidémie dans leur campement. »

En voyageant de AC {Aïntab}. à Alep, nous vîmes un grand campement de déportés, à quelque distance de notre route, mais tout près de la petite station de Kotmo, qui se rattache au chemin de fer de Bagdad. Nous avions appris avant notre départ de AC {Aïntab}. que 37.000 déportés attendaient des trains pour les transporter, mais à en juger parce que nous pouvions voir il ne pouvait pas y en avoir plus de 7 à 8.000 dans ce campement.

Comme nous approchions d'Alep, nous croisâmes un très long convoi de chars à bœufs, de mules, d'ânes et de quelques chevaux transportant des femmes, des enfants et quelques vieillards. Notre cocher descendit de son siège et se mit à causer avec quelques-uns d'entr'eux. Il apprit que ces déportés venaient d'Adana et de Mersine. Ils paraissaient bien mieux pourvus à tous les points de vue que tous ceux que nous avions vus, et, ils semblaient à peine, être des déportés. Il y avait parmi eux beaucoup plus d'hommes que d'ordinaire.

En arrivant à Alep, nous apprîmes qu'il s'y trouvait 20.000 déportés et que certains jours la mortalité atteignait 400. Un docteur indigène et sa femme désirant consacrer tout leur temps à secourir ces malheureux, avaient quitté leur logement pour s'installer dans l'hôtel où nous logions. C'est par eux que nous avions des nouvelles deux fois par jour.

Nous apprîmes que d'un convoi qui comptait 5.000 déportés au départ de Kharpout, il n'en restait plus que 213 à son arrivée à Alep. Lorsqu'il se mit en route, il se composait de personnes des deux sexes et de tous âges. On les dirigea vers Alep en descendant le long de l'Euphrate. Lorsqu'ils vinrent à traverser les rivières qui se jettent dans l'Euphrate, tous les hommes valides furent noyés et leurs corps abandonnés dans le fleuve. Plus loin, les survivants, — qui ne comptaient plus que des vieillards, des femmes et des enfants, — furent entièrement dépouillés de leurs vêtements. Tout nus, ils durent passer les rivières à gué, dormir au froid la nuit et brûler sous le soleil du jour. Pour le trajet des derniers milles qui les séparaient encore d'Alep, on les transporta en chemin de fer, entassés dans des wagons de troisième classe, comme des bêtes. Lorsqu'on ouvrit les portières des wagons, ils subirent les railleries de la populace à cause de leur nudité.

Au cours de leur voyage étant arrivés au bord d'une rivière, par une journée de forte chaleur du mois d'août, ils s'étaient tous précipités pour se désaltérer, mais les gendarmes qui les accompagnaient sortirent leurs revolvers et leur déclarèrent que tous ceux qui prendraient de l'eau à la rivière auraient à payer un medjidié (environ quatre francs). Quelques-uns purent le payer, mais la majorité ne le pouvait pas. Après y avoir attendu quelque temps, on leur dit de se déshabiller et de traverser la rivière de leur mieux. Ils auraient droit aux bêtes de somme qui porteraient tout leur avoir, car ils en avaient payé la location pour deux journées de voyage encore. Ils se joignirent les mains et passèrent à gué, mais ils attendirent en vain les gendarmes et leurs bêtes avec leurs charges de provisions4. Il y avait dans ce convoi des filles et des jeunes femmes appartenant aux meilleures familles arméniennes délicates et cultivées qui avaient reçu leur instruction dans des collèges américains.

Tandis qu'il se trouvait à BJ. le président du collège reçut un télégramme du Consul des Etats-Unis à Alep lui demandant d'envoyer quelques médecins, car la mortalité y était très élevée, jusqu'à 400 par jour, nous a-t-on dit. Le président crut devoir demander la permission de Djémal Pacha, avant de ne rien faire. Voici la réponse qu'il en reçut : « Non, vous ne devez envoyer personne. Laissez votre Consul s'occuper de ses propres affaires. »
suite

 

1) Une femme donna naissance à un enfant dans un camp de réfugiés, hors de la ville de AC. Elle fut emmenée au collège et placée dans une petite chambre. Malgré les meilleurs soins, elle mourut au bout de quelques jours, et l'enfant aussi peu après. Elle avait été traînée dans cet état de grossesse, maltraitée et battue tout le long de la route de BM. {Marach} à une distance de 60 milles. Le même témoin a déjà donné un récit moins détaillé.

2) Il y en avait plus de mille.

3) Le pasteur protestant et un docteur furent également tués.

4) Un autre convoi de déportés passa plus tard à cet endroit et emmena ces quarante femmes.