BM. {Marach} - Lettre d'un témoin oculaire étranger, datée du 6 juillet 1915, à bord d'un paquebot, communiqué par le Comité Américain de Secours aux Arméniens et aux Syriens.

La Turquie centrale a atteint une crise dans son histoire. Il y a à faire face à de graves problèmes. En plusieurs parties le travail accumulé d'un grand nombre d'années a été balayé en quelques semaines par le grand et terrible flot de la déportation, et nous nous trouvons de nouveau à ras du sol. Nous voyons qu'entre la mi-mai et la mi-juin, il y eut 26.000 âmes de déportées et que le nombre atteindra 32.000. Lorsque je partis de BM. le 14 juin, le Zéïtoun avait en réalité été vidé de ses habitants arméniens. Une ou peut-être deux familles seulement, qui n'étaient pas originaires de Zéïtoun et qui se trouvaient au service du gouvernement et lui étaient nécessaires, furent laissées à Zéïtoun ; il ne leur fut même pas permis de vivre dans des maisons ; on les obligea à s'installer dans l'église. La ville est maintenant occupée par les réfugiés musulmans de Macédoine. Ils commencèrent par abattre les arbres fruitiers chargés de fruits verts pour les employer au chauffage ; puis ils fauchèrent les blés encore verts pour fourrages. L'un d'eux s'empara de la mule qui avait été réquisitionnée par le gouvernement à un muletier musulman pour le transporter jusqu'à Zéïtoun ou Yéni-Chehir, c'est ainsi que je crois qu'on appelle maintenant cette ville. Lorsque le Katerdji (muletier) voulut, naturellement, s'y opposer, l'homme tua le Katerdji et prit la mule. Ces hommes sont si insoumis que le gouvernement semble avoir peur d'eux et les laisse faire. Autant que je sache, il ne restait plus un Arménien dans l'Elbistan et toute sa région, à Fournouz et toute sa région, à Guében et toute sa région, à Gourksoun et toute sa région, et je ne me rappelle pas d'autres lieux qui avaient été également évacués ; et on s'attendait à voir évacuer, d'un jour à l'autre, Foundadjik et Déré-Keuï et toute leur région. Le gouvernement dit en vérité que son plan est de vider toute la Cilicie, à l'exception de Sis, d'Adana et de BM. où se trouve une classe qui lui rend des services. Quelques fonctionnaires prétendent que toute la population, sauf environ 300 familles riches influentes de BM. sera laissée, mais personne ne les croit, et tous, du plus riche au plus pauvre, se préparent à partir. Les mêmes fonctionnaires disent qu'on ne touchera pas à Sis, ni à Adana, mais nous savons que l'on en a déjà déporté quelques personnes. Ainsi que vous le savez, on a fait cette année de Marach un « Sandjak » indépendant, comme Ourfa et ceci a facilité ce travail infâme. Le vali d'Alep résista de toutes ses forces à la déportation de son district, mais nous fûmes informés par lui au jour de notre départ d'Alep qu'il avait été transféré à Koniah, de sorte qu'en ce moment la déportation suit son libre cours dans les champs d'Aïntab. Lorsque nous étions à Alep, j'y vis le premier lot de cent familles de déportés de Hadjine et on attendait l'arrivée des autres, le jour de notre départ, ou les jours suivants. L'homme qui avait procédé aux déportations de Diarbékir et qui, pis encore avait tué les victimes en les battant et les brûlant jusqu'à ce que mort s'en suivre, — de qui quelqu'un s'était écrié: « ils les tuent vivants, » — fut transférée Ourfa vers la mi-juin, dans le but évident de lui permettre d'y continuer son œuvre. Je puis ajouter, en passant, qu'un télégramme chiffré reçu de Mardin vers le 24 juin, nous apprit que les massacres y avaient commencé.

Pourquoi ces déportations ? Il y a plusieurs explications. Lorsqu'on le demandait, la réponse était : « C'est un ordre de Constantinople. » Un des fonctionnaires qui mourait presque de fatigue par ce travail supplémentaire des déportations, dit, un jour: « C'est très bien pour les pays d'Europe de faire des déportations. Il leur suffit de mettre les gens dans les trains et de les envoyer où bon leur semble ! » Il tint encore d'autres propos qui nous donnèrent à penser que l'Allemagne a un doigt dans cette affaire. Nous savons, en tous cas, que lorsque les fonctionnaires turcs se relâchent un peu, les fonctionnaires allemands interviennent pour redoubler de rigueur.

Où vont les déportés ? Quelques-uns sont répartis dans des villages musulmans à raison de une ou deux familles par village, dans le but évident de les obliger à se convertir à l'islamisme. D'autres sont arrachés de leurs montagnes et sont traînés vers Bagdad à travers le désert. Des officiers allemands qui arrivèrent un soir à Alep, se rendant de Bagdad à Constantinople, dirent qu'ils avaient rencontré le premier de ces convois à deux jours de marche de Bagdad et que la route qu'ils avaient parcourue était couverte de cadavres.

Qui sont ces déportés? Des femmes, des enfants, des vieillards chancelants et des bébés. Les hommes de 21 à 35 ou 40 ans sont tous partis pour la guerre de sorte que ces femmes sont à la merci de ceux auxquels elles sont confiées. Quelques soldats sont aussi bons pour elles que les circonstances le permettent ; d'autres les louent pour la nuit aux hommes des villages près desquels ils campent ou dans lesquels ils entrent, comme un taureau dans un troupeau de vaches. Ceci n'est pas une supposition mais un fait parfaitement connu. Des femmes se tuent en se jetant dans le fleuve, pour y échapper, mais d'autres s'y soumettent pour sauver leurs enfants.

Ce qui rend surtout ces déportations cruelles c'est qu'en général les gens se font leurs nouveaux vêtements en automne. Nous sommes à l'époque où ils vont à la montagne avec leurs troupeaux et où ils usent leurs vieux vêtements de l'année dernière, en attendant de recevoir les nouveaux, après la moisson; de sorte qu'ils sont très mal pourvus pour un voyage. En outre le gouvernement a bien soin dans beaucoup de cas, si non dans tous, de les empêcher d'emporter les vêtements qu'ils possèdent. Les premiers appelés furent quelques familles de Zéïtoun. Comme d'ordinaire, le samedi matin de bonne heure, les femmes avaient endossé leurs vieux vêtements et commencé leur lessive du samedi. Tout à coup sans aucun avertissement, on commença à frapper aux portes. Puis, en moins d'une minute, les soldats firent irruption, disant que toutes les personnes habitant les maisons étaient appelées immédiatement au gouvernorat. On ne leur donna pas un moment pour changer de vêtements ou de chaussures, et en vêtements de nuit ou de travail, les mères et quelques pères arrachèrent du lit leurs enfants endormis, les femmes jetant un châle sur leur tête tandis qu'elles couraient. Naturellement, beaucoup d'enfants furent laissés derrière et on peut citer plusieurs épisodes pathétiques de petits garçons ou de petites filles, âgés de 8 à 9 ans, trébuchant sur les routes, pouvant à peine se traîner de fatigue et, cependant portant leur petit frère ou leur petite sœur, parce que, disaient-ils, leur mère, lorsqu'elle avait été emmenée par les soldats, leur avait dit : « veillez sur le bébé et ne l'abandonnez jamais. »

Le tour de Guében vint plus tard, de sorte que la population connaissait les déportations et s'y était préparée, bien que le gouvernement eût affirmé maintes et maintes fois, que ce district ne serait pas déporté. Le temps passait sans que l'ordre vint. Le gouvernement disait: « Pourquoi ne nous croyez-vous pas ? Voyez, vos troupeaux souffrent du manque de pâturage ; ayez-en soin et allez à la montagne, comme d'ordinaire. » Quelques-uns parmi les plus braves s'y rendirent et rien n'arriva, de sorte que les troupeaux furent emmenés sur la montagne. Un matin, les femmes étaient en train démettre dans les baquets du linge qui avait été porté pendant ces semaines d'attente, afin de le laver et de pouvoir aller à la montagne avec du linge propre. Le besoin de lessive était si grand, qu'elles étaient vêtues aussi peu que possible, afin de pouvoir emporter tout leur linge bien lavé et propre. Une heure ne s'était pas écoulée, — ou en tous cas un temps très court, — que des soldats se présentèrent à ces femmes leur ordonnant de se mettre en marche, tandis que d'autres accostaient ceux qui étaient dans la montagne avec les troupeaux, en leur donnant l'ordre de tout abandonner et de partir. De sorte qu'elles furent obligées de laisser tout leur linge dans les baquets et leurs troupeaux dans les montagnes et de se mettre en marche.

A Elbistan, lorsqu'un musulman ami désirait acheter quelque chose aux Arméniens, afin de les mettre à même d'avoir un peu d'argent comptant pour le voyage, le gouvernement postait des soldats dans toutes les rues arméniennes pour l'empêcher, de sorte que les Arméniens ne purent vendre que quelques petits objets, en se cachant.

Un autre facteur qui ajoute à l'horreur de la situation est le Tait qui» les chevaux, les mules, les baudets ont été réquisitionnés par le gouvernement pour l'armée. Il s'en suit que ces malheureux n'ont plus d'animaux pour transporter leurs propres bagages et que le gouvernement en peut fournir que très peu d'animaux. Parfois, on oblige un Arménien d'un village éloigné, qui par hasard a pu garder un ou deux pauvres chevaux vieux ou boiteux, d'aider au transport des déportés. Et tandis qu'il s'y rend, il apprend en route que sa propre famille a été déportée aussi. Naturellement s'il peut s'échapper la nuit pour aller à l'aide des siens, il le fait. D'autres fois, des soldats font une tournée dans un village musulman voisin et y prennent les quelques baudets qui restent. Leurs propriétaires savaient que si leurs ânes étaient emmenés jusqu'à quelque grande ville, ils ne les reverraient plus jamais. De sorte que ces pauvres soldats qui avaient marché toute la journée devaient rester éveillés la nuit pour la garde des baudets, afin de ne pas les laisser voler par leurs propres propriétaires qui se glissaient furtivement pour tâcher d'en trouver l'occasion. Les mères sont obligées de marcher et de porter leur enfant de leur mieux, il y en a qui jettent leurs petits dans le fleuve, ou les laissent sur quelque buisson à côté de la route, afin de pouvoir sauver les autres. Une mère jeta un de ses enfants dans le fleuve et y sauta ensuite avec son autre enfant dans les bras. On entend souvent cette prière déchirant le cœur : « Ne voulez-vous pas prendre ma fille pour la sauver des horreurs de la route ? El le a été élevée dans vos écoles. Vous pourriez la sauver en la prenant. » Ou bien : « mon petit, ma chérie, prenez-la, prenez-les! Comment puis-je me traîner jour après jour, sur les rochers, sur les sables brûlants du désert et porter et nourrir et garder ma chérie ? »

Je ne pense pas qu'il y ait une seule famille à BM. qui n'ait donné ses vêtements, son argent, ses vivres, au point qu'elle dise maintenant : « Il ne me reste plus rien que ce dont nous aurons besoin sur la route, lorsque nous serons appelés à notre tour. »

Elles ne pouvaient pas résister aux pleurs des mères et beaucoup ont pris des enfants en disant : « En mettant un peu plus d'eau dans la soupe, il y en aura assez pour tous. » Et elles ajoutent: « Lorsque nous recevrons aussi l'ordre de partir, qu'adviendra-t-il de ces enfants? Ils auront eu quelques jours de plus d'existence et de sécurité, mais quoi, après ? »

Il y a encore un autre facteur qui ajoute à l'horreur de toutes ces souffrances; comment les autorités qui n'ont pas les moyens de nourrir leurs soldats, pourront-elles obéir aux instructions qu'elles recevront écrites sur beau papier et leur enjoignant de prendre des mesures pour que la population soit bien nourrie et ne manque de rien. A BM. Depuis un mois les églises chrétiennes ont donné deux repas par jour à 3.000 personnes auxquelles le gouvernement ne fournit que deux minces tranches de pain rassis par jour et je crois qu'il est prudent de dire que les mêmes personnes qui ont été nourries ne le sont jamais deux ou trois jours de suite. Chaque convoi reste deux à trois jours ou même une semaine, mais il y a des arrivées et des départs presque chaque jour. C'est là, comme vous le pensez bien, une terrible épreuve pour des malheureux dont le gouvernement a extorqué le dernier sou en employant tous les moyens et allant même jusqu'à pendre un homme sur la place du marché pour n'avoir pas payé dix livres qu'on lui avait réclamées. Les pendaisons sont si fréquentes maintenant à BM. qu'elles ne causent plus d'émoi. Ce n'est que quand il arrive à quelqu'un de raconter qu'il a vu un homme pendu au marché hier ou avant-hier que nous en entendons parler. En voyant leurs garde-manger se vider rapidement, ils se demandent pour combien de temps il leur en reste. A Aïntab, il n'est pas même permis de nourrir les déportés à qui on fait faire maintenant un grand détour autour de la ville pour éviter qu'on ne cherche à leur fournir des vivres. De braves gens d'Aïntab portèrent des bouteilles pleines d'eau, au croisement des deux routes, à a heures et plus de distance, pour les donner aux déportés, avant le départ pour le désert ; mais on ne permit pas de les leur donner et ils durent les rapporter tristement chez eux.

Et comment ces gens voyagent-ils? Lorsqu'ils arrivent à BM. épuisés les pieds tuméfiés et saignants, serrant leurs petits enfants sur leur sein, ils ne font entendre ni un murmure, ni une plainte. Mais on ne voit que leurs yeux suppliants et l'on n'entend que ces mots : « Pour l'amour de Jésus ! Pour l'amour de Jésus ! »

Les déportés d'Elbistan furent amenés par un chemin détourné que personne ne connaissait, parce que, croyons-nous, les soldats craignaient de suivre la route directe au delà de l'emplacement où avait été Zéïtoun. De sorte qu'au lieu d'arriver en deux jours, ils eurent à errer pendant toute une semaine dans les montagnes, plusieurs d'entr'eux n'ayant pas même eu un morceau de pain à manger pendant les deux derniers jours. Vingt-quatre heures après leur arrivée à BM., Badvéli V. vint nous voir. Même alors, il était si exténué et ses lèvres étaient si brûlantes qu'il fit un grand effort pour pouvoir nous parler. Soudain, il releva la tête et d'une voix complètement changée, il dit: «Je tiens à vous exprimer ma grande joie. Lorsque mon peuple abandonna ses maisons, ses terres, tout ce qu'il avait, il n'y eut pas un murmure, pas une plainte, mais avec joie, — oui, avec joie — nous abandonnâmes tout. Et je puis dire maintenant que je crois que mon peuple est aujourd'hui plus près du Christ qu'il n'y a jamais été ! »

J'ai vu la femme du prédicateur de Gourksoun. Elle était tellement fatiguée que malgré elle, peut-être même sans qu'elle s'en doutât, ses lèvres tremblaient tandis qu'elle parlait. Et cependant, on no voyait qu'un sourire sur son visage et on n'entendait qu'un mot joyeux sortir de sa bouche.

Quelqu'un lui demanda comment elle était venue; elle répondit qu'elle avait pu louer une bête pour une livre pour quelques heures (je crois que c'est la somme qu'elle a indiquée), mais que pour la plus grande partie du voyage, elle l'avait faite à pied. Je la regardai, c'était une femme délicate, qu'on n'aurait pas crue capable de marcher pendant trois ou quatre milles. Et cependant, elle avait parcouru les routes grimpantes des montagnes, sur les rochers. Lui ayant demandé comment elle avait pu faire une telle marche, elle se retourna vers moi et avec un regard de confiance et d'admiration presque enfantines qui éclaira son visage, elle me répondit : « Je ne sais, mais nous n'avons éprouvé aucune fatigue; la route n'était pas dure, il semblait que Dieu nous soutenait de ses bras et nous portait. »

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