Lettre datée du 3/16 août 1915 , sortie de la frontière ottomane par une réfugiée arménienne, qui l'avait cachée dans la semelle de son soulier 1 .

A la hâte et en secret, profitant d'une occasion, je m'empresse de vous faire parvenir la voix agonisante des survivants de la terrible crise que nous traversons en ce moment ; on nous fauche la vie, on nous extermine. Ce sera peut-être la dernière voix de l'Arménie que vous entendrez ; nous n avons plus peur de la mort, nous la voyons de près cette mort de la Nation ; nous sommes des épaves qui clamons la vie de nos frères ; ces lignes ne peuvent pas décrire notre malheur, cela exige de longues enquêtes !

1. Actuellement, il y a à ….. plus de 10.000 veuves et enfants déportés (parmi ceux-ci on ne voit pas de garçons au-dessus de onze ans) Ils sont en route depuis 3, 5 mois ; ils ont été plusieurs fois pillés et ils ont voyagé nus et affamés ; le Gouvernement leur a donné une seule fois et à quelques autres deux fois, un morceau de pain. On dit que le nombre de ces veuves déportées atteindra 60.000; elles sont tellement affaiblies quelles ne peuvent pas rester debout ; la plupart ont des blessures aux pieds, à force de marcher nu-pieds.

2. Une enquête a prouvé que sur 1.000 à peine 400 sont arrivés à ..... ; sur le restant de 600, 380 hommes et garçons au-dessus de 11 ans et 85 femmes ont été massacrés ou jetés à l’eau, en dehors des villes par les gendarmes qui les accompagnaient ; 120 jeunes femmes ou filles et 40 garçons ont été enlevés, de sorte que parmi ces déportés on ne voit pas une personne jolie.

3. Parmi les survivants, 60% sont malades ; ils seront prochainement envoyés à ..... où une mort certaine les attend ; on ne peut pas décrire la férocité à laquelle ils sont exposés : ils voyagent depuis 3, 5 mois ; Ils ont été pillés deux, trois, cinq et sept fois ; On a même fouillé dans leurs pantalons ; loin de leur donner à manger, on leur défend même de boire de l'eau quand ils passent près d’un ruisseau ; les 3/4 des jeunes femmes et des jeunes filles ont été enlevées ; le reste était obligé de passer la nuit avec les gendarmes qui les accompagnaient. Des centaines sont mortes par suite de ces outrages et les survivantes racontent des raffinements d’outrages répugnants qu’on se révolte à entendre.

4. Les massacres ont été plus violents dans les provinces orientales ; et les déportations en masse sont dirigées vers les déserts de Haurah, de Guérek et de Mossoul, où les déportés sont voués à une mort certaine, mais naturelle. Quand on pense que ce peuple menait une vie aisée et à l’européenne, on conclut qu'il ne pourra pas survivre dans un climat étranger et inhospitalier, si le couteau ou la balle n'accomplit pas sonœuvre plus tôt.

Or, chers amis, je n'ai pas le temps d'en dire plus long ; on peut dire qu'il n'est resté aucun Arménien en Arménie ; il n'en restera pas non plus en Cilicie. L'Arménien privé de vie, de ses biens et de son honneur vous fait parvenir ses derniers cris de secours ; secours pour sauver la vie des survivants ! de l'argent pour leur donner du pain ! Un bruit court ici que le Gouvernement autorisera les femmes et les enfants au-dessous de 17 ans à s'expatrier. Par quel moyen ? Ou ? Par quel bateau ? Qui pourvoiera aux dépenses ? Nous attendons d'un moment a l’autre des secours pour retarder la mort de la Nation. Dépêchez-vous, n’importe comment ; envoyez-nous de l'argent, nous n'avons aucun moyen de communication ! .

Envoyez, par l'entremise du Gouvernement américain, de l’argent, de l'argent, de l'argent ; le porteur de la présente est digne de toutes récompenses, il vous donnera tous les détails.

Zohrab, Vartkès, Daghavarian et leurs cinq compagnons ont été tués par les gendarmes à Cheïtan-Déré, entre Ourfa et Diarbékir, ou des milliers de cadavres décapités font horreur aux passants. L’Euphrate charrie des milliers de cadavres d'hommes et de femmes ; les Européens en ont pris des vues photographiquement. 15.000 Zeïtounlis sont déportés à Deir-el-Zor où ils subissent les pires atrocités. Des milliers de nourrissons sont jetés dans les fleuves et les champs parleur mère. Le besoin urgent, c'est l’argent ! Faites-le savoir à la Colonie arménienne d'Amérique. De l’argent ! de l'argent !

1.600 Arméniens ont été égorgés dans les prisons de Diarbékir ; l'Aratchnort, mutilé, a été imbibé d'alcool et brûlé dans la cour de la prison, au milieu des gendarmes en fête, qui jouaient même de la musique. Les massacres de Bénian, d'Adiyaman et de Sélevké ont été exécutés par des procédés diaboliques ; il n'y reste pas un homme au-dessus de 13 ans ; les jeunes filles ont été outragées sans merci ; nous avons vu leurs cadavres mutilés, liés par 4, 8 ou 10, et jetés dans l'Euphrate ; les membres sexuels de la plupart étaient coupés.

Les faits ci-dessus ont été recueillis de sources officielles et de témoins oculaires.

Le Consul américain peut faciliter l'envoi des fonds. Nous ne pouvons pas vendre les propriétés nationales ou individuelles, elles sont séquestrées par le Gouvernement ; il a même confisqué les couvents, les églises et les écoles. La noire faim règne ici ; nous avons 15.000 émigrés ici, qui sont expédiés par groupes en Arabie. On évacue toute l'Arménie.

Je signe par le sang cette lettre !

suite

1) L’auteur de la lettre a été identifié par un Arménien habitant à l’étranger, qui connaissait son écriture. {Rév. Haroutioun Essayan}