[doc. 62 du Livre bleu anglais]
[doc. original des archives allemandes]
Groupe VI - Vilayet d'Erzeroum
DOCUMENT 21

Erzindjan. – récit de deux infirmières {Thora von Wedel-Jarlsberg/Eva Elvers} de la Croix-Rouge de nationalité danoise1 , précédemment employées à la mission militaire allemande à Erzeroum. Traduit et communiqué par un Suisse de genève2 .

 

(Les auteurs de ce récit sont restées à Erzeroum d octobre 1914 à avril 1915, au service de la Deutsche Militär-Mission).

Au mois de mars 1915, nous apprîmes par un docteur arménien, mort depuis du typhus, que le Gouvernement préparait un grand massacre. Il nous pria de nous informer auprès du Général Passelt si cela était vrai. On nous dit plus tard que ce brave officier le craignait aussi et qu'il demanda à être relevé de son poste... Nous tombâmes malades du typhus... A la suite de nombreux changements dans le personnel... nous fûmes obligées de quitter Erzeroum. Par l'intermédiaire du Consul allemand d'Erzeroum, {Herr von Scheubner-Richter} qui aussi avait la confiance des Arméniens, nous fûmes engagées par la Croix-Rouge d'Erzindjan et nous y travaillâmes sept semaines.

Au début du mois de juin, le Dr {Colley} nous informa que les Arméniens de Van s'étaient révoltés et qu'on prendrait des mesures pour empêcher le retour de pareilles choses ailleurs. On transporterait par conséquent la population arménienne de la région d'Erzindjan en Mésopotamie, où elle ne formerait plus une majorité. Mais il n'y aurait pas de massacres, leur sécurité serait assurée par une escorte militaire suffisante et on prendrait toutes les mesures en ce qui concerne leur nourriture et leur logement. On aurait trouvé à Erzindjan des voitures chargées entièrement de munitions, ainsi que de bombes, ce qui amènerait une série d'arrestations. Toutes relations avec les Arméniens furent interdites au personnel de la Croix-Rouge et il fut défendu de faire des promenades à pied ou à cheval, sous prétexte « qu'un coup de fusil pourrait bien s'égarer ».

On donna alors aux Arméniens d'Erzindjan un délai de quelques jours pour vendre leurs affaires qui, naturellement, furent soldées à vil prix. Le premier transport partit le 11 juin ; on dit que c'étaient des gens fortunés qui pouvaient louer des voitures et qu'ils étaient arrivés à Kharpout ; c'est du moins ce qui ressort d'un télégramme, à cet effet, qu'on nous montra. D'autres déportations eurent lieu pendant les trois jours suivants3. Beaucoup d'enfants auraient été recueillis par des familles musulmanes, mais ensuite le bruit courut qu'on déportait aussi les enfants.

Même les familles des Arméniens en service à notre hôpital durent partir ainsi qu'une femme atteinte de la fièvre typhoïde. Le Dr. Neukirch, qui traitait cette malade, protesta bien, mais cela ne servit qu'à lui accorder un sursis de deux jours. Un soldat, qui était employé chez nous comme savetier, disait à la sœur {Eva Elvers} 4 : « J'ai maintenant 46 ans et bien qu'ayant payé tous les ans la taxe d'exonération militaire, je suis obligé de faire du service. Je n'ai jamais rien fait contre le Gouvernement et voilà qu'on m'enlève ma famille ; ma mère qui a 70 ans et qui est courbée par le chagrin, ma femme et mes cinq enfants, et je ne sais même pas où ils vont ». Il s'apitoyait surtout sur sa fillette de 18 mois : « Jamais tu n'as vu une aussi belle enfant ; des yeux grands comme une assiette. Si je pouvais, je ramperais sur le ventre, comme un serpent, pour la rejoindre. Il pleura comme un enfant. Le lendemain, il vint tranquillement nous dire : « Maintenant je le sais, ils sont tous morts ». Malheureusement il ne disait que trop vrai. Notre cuisinière turque nous raconta, avec des larmes aux yeux, comment les Kurdes étaient tombés sur les gens sans défense à Kémah Boghazi5, avaient tout pris et en avaient tué beaucoup. Ceci a dû se passer le jeudi 14 juin. Deux jeunes institutrices arméniennes, qui avaient fait leurs études au Collège de Kharpout et qui se trouvaient parmi les déportés racontèrent comment ce soir là elles avaient été prises entre deux feux : en avant les Kurdes et par derrière des troupes mi régulières. Elles se jetèrent immédiatement par terre en faisant le mort et elles réussirent ensuite, après des détours, à atteindre Erzindjan, en donnant de l'argent aux Kurdes qu'elles rencontrèrent. L'une d'elles était accompagnée de son fiancé, déguisé en femme et protégé par un camarade de classe. Arrivés dans la ville, un gendarme veut faire de la jeune fille sa femme. Son fiancé proteste, mais il est fusillé. On accueillit les deux jeunes filles dans des familles musulmanes, où elles furent bien traitées, mais on leur demanda de suite de se convertir. Elles nous firent dire, par l'intermédiaire d'un jeune médecin qui venait visiter un de nos malades arméniens à l'hôpital et qui, de cette façon, pouvait nous voir, de les emmener à Kharpout. L'une d'elles écrivit que si elle avait du poison elle le prendrait. Elle ne savait rien du sort des autres, la frayeur les avait totalement paralysées.

Le lendemain 11 juin, des troupes régulières, — les soldats qui y étaient , disaient que c'était la 86e brigade de cavalerie furent envoyés pour retenir les Kurdes. Ces soldats nous ont raconté comment tous ces malheureux Arméniens sans défense furent massacrés. Ils prirent 4 heures pour égorger tout le monde. Les femmes se seraient mises à genoux, auraient jeté leurs enfants dans l'Euphrate, etc., etc. Ce fut pitoyable, disait un charmant jeune soldat, je ne pouvais tirer un seul coup de fusil, je faisais seulement semblant de tirer. Du reste, nous avons souvent entendu des Turcs exprimer leurs regrets et leur pitié. On raconta aussi que des chariots, traînés par des bœufs, transportèrent les cadavres vers le fleuve et qu'on effaça soigneusement toutes les traces de ce fait6. Les jours suivants, on organisa dans les champs une chasse à l'homme, beaucoup de fuyards s'étant cachés dans les blés.

A partir de ce jour, des bandes de déportés arrivèrent continuellement pour être tués, ainsi que de nombreux témoins étaient unanimes à le déclarer. Plus tard notre cocher nous raconta qu'on liait les mains aux victimes et qu'on les poussait ensuite dans le fleuve, du haut des rochers. Ce mode de tuerie fut probablement inauguré seulement lorsque les masses étaient trop considérables pour être massacrées, et de plus cela occasionnait moins de travail aux bourreaux.

Sœur {Eva Elvers} et moi nous délibérâmes naturellement sur le champ sur ce qu'il faudrait faire pour venir en aide à ces malheureux et nous décidâmes d'accompagner un convoi à Kharpout. Nous ne savions pas encore alors que les tueries se firent sur l'ordre du Gouvernement et nous espérions donc pouvoir parer aux brutalités des gendarmes et aux assauts des Kurdes, puisque nous savions parfaitement parler leur langue et que nous avions une certaine influence sur eux. En faisant part de notre plan au Dr. {Colley}, celui-ci nous répondit : « Je suis heureux de voir que nos idées se rencontrent ; le régisseur de l'hôpital s'est plaint vis-à-vis de moi que vous, Sœur {Eva Elvers}, vous auriez dit aux malades que Dieu punirait les Turcs pour leurs crimes contre les femmes et les enfants7. Après ces paroles je ne puis plus me montrer devant le « Mutessarif (gouverneur) ». Nous demandâmes la permission de partir pour Kémah, afin de voir combien des fuyards seraient arrivés. Il nous répondit : « Vous pourrez le faire quand nous serons séparés ; j'écris aujourd'hui même à l'employé que vous partez ». Le Dr. {Colley} nous permit de rester à l'hôpital jusqu'à ce que nous ayons réglé nos affaires. Du reste il ne croyait pas encore que les massacres étaient l'œuvre du Gouvernement et il se laissa tranquilliser par les affirmations mensongères des employés disant que tout se passait en ordre parfait. Nous télégraphiâmes alors au Consul à Erzeroum en l'informant de notre départ et en le priant de venir à Erzindjan dans l'intérêt de l'Allemagne, II répondit : « Impossible m'absenter maintenant. Attends mardi 22 juin passage Autrichiens ». Le 17 au soir nous nous promenâmes devant notre maison avec le pharmacien de la Croix-Rouge, Mr. {Gehlsen}, qui était aussi épouvanté des atrocités commises que nous.

Ce même soir, pendant que les médecins allemands assistaient à une fête donnée par un officier turc à l'occasion de sa guérison, nous rencontrâmes un gendarme qui nous raconta qu'à dix minutes de là, un convoi de déportés de la région de Baïbourt faisait une halte. Il nous fit un récit ému de la façon dont les hommes furent égorgés et jetés dans l'abîme : « Kessé kessé guéliorlar ! » (« Ils arrivent en égorgeant ! »), comment les femmes furent violées à chaque nouvel endroit, comment lui-même avait voulu prendre une jeune fille, mais qu'on l'avait averti qu'il était trop tard ; comment on fracassait la tête des petits enfants, quand ils criaient ou qu'ils rendaient la marche difficile : et il termina son horrible récit par ces mots : « J'ai fait enterrer trois cadavres de femmes nus, pour faire une bonne œuvre ».

Le lendemain matin de très bonne heure nous entendîmes les déportés passer sous notre fenêtre, en route pour Erzindjan. Nous courûmes après avec Mr. {Gehlsen}. et les accompagnâmes jusqu'à la ville, pendant environ une heure. C'était un grand convoi ; 2 à 3 hommes seulement, le reste des femmes et des enfants. Beaucoup de femmes semblaient avoir perdu la raison ; elles criaient : « Sauvez-nous, nous voulons devenir musulmanes, ou allemandes, ou ce que vous vous voudrez, mais sauvez-nous ! On nous amène à Kémah Boghazi et l'on nous coupera la tête ! » et elles firent un geste significatif. D'autres ne dirent rien ; elles marchaient patientes, portant tous leurs bagages sur leur dos et conduisant par la main leurs enfants Beaucoup de Turcs venaient chercher des enfants avec ou sans le consentement de leurs parents. Il ne fallait pas réfléchir longtemps, car on ne laissait pas le temps aux malheureux de s'arrêter et les gendarmes à cheval les faisaient marcher à coups de fouet.

A l'entrée de la ville, où le chemin bifurque vers Kémah, ce fut un vrai marché aux esclaves. Nous mêmes nous prîmes six garçons âgés de 3 à 14 ans, qui se cramponnaient à nous ainsi qu'une petite fille. Nous confiâmes cette dernière à notre cuisinière turque qui était avec nous. Celle-ci voulut la laisser dans la cuisine du Dr. {Colley}} jusqu'à notre retour, mais l'assistant du Dr. {Colley}, un nommé Riza Bey, battit la femme et poussa l'enfant dans la rue. Les malheureux continuèrent ainsi leur route, en poussant des cris pitoyables, tandis que nous rentrâmes à l'hôpital avec les six enfants. Le Dr. {Colley} nous donna la permission de les garder dans notre chambre, jusqu'à ce que nous eussions fait nos bagages, et ils mangèrent de bon appétit, après quoi ils devinrent plus calmes . « Maintenant nous sommes sauvés! » s'écrièrent-ils lorsque nous les avions recueillis, et ils ne lâchèrent plus nos mains. Le plus petit d'eux, fils d'un homme fortuné de Baïbourt, la figure toute gonflée de larmes et vêtu d'une jaquette de sa mère, fut inconsolable. Subitement il se précipita vers la fenêtre et s'écria montrant des gendarmes : « Celui-là a tué mon père » ! Les enfants nous remirent leur argent, 475 piastres, que leurs parents leur avaient confié dans l'espoir qu'on ne les fouillerait pas. Après le retour dans la ville, nous demandâmes un permis pour les enfants, Ce qui nous étonna profondément, c'est que personne ne vint prendre nos chevaux. On nous dit que les hautes autorités étaient en train de tenir une séance pour décider du sort du convoi qui venait d'arriver. Malgré cela, sœur {Eva Elvers} réussit à parler avec un ami qui nous permit d'emmener les enfants avec nous et qui s'offrit même très aimablement de leur donner d'autres noms pour le voyage. Nous étions dans la joie, et, le soir venu, nous descendîmes avec tous nos bagages à un hôtel d'Erzindjan. (Les gardiens turcs de l'hôpital se montrèrent très affables, en nous disant : « Vous avez bien fait de prendre les garçons avec vous »), On nous donna une petite chambre pour nous huit. Au milieu de la nuit, quelqu'un frappa violemment à notre porte, pour demander s'il n'y avait pas deux femmes allemandes ici. Après cet incident tout devint de nouveau tranquille. Nos garçons étaient très contents et leur première question a été si nous pourrions empêcher qu'ils devinssent musulmans, et si notre croix était la même que la leur. Ensuite ils se calmèrent.

Nous les laissâmes dans la chambre et allâmes au restaurant prendre une tasse de thé. Là nous fûmes frappées par ce fait que d'anciens malades, généralement si reconnaissants, faisaient semblant de ne plus nous reconnaître. Le propriétaire de l'hôtel commença une conversation et comme tout le monde était aux écoutes, il nous avertit de ne pas trop parler : « C'est de Constantinople que serait venu l'ordre de tuer tous ces enfants et ces femmes ». Mais le « hodja » de notre hôpital vint nous dire entr'autres : « Pourquoi être miséricordieux, puisque Dieu n'en a pas pitié ! » La raison pour laquelle les Arméniens auraient commis des atrocités à Van serait que leur religion a moins de valeur (« eksik »). Les musulmans ne doivent pas suivre leur exemple, mais tuer d'une façon charitable ! Notre réponse était invariablement la même, à savoir qu'ils devaient trouver les coupables et les exécuter, mais que c'était toujours un crime d'assassiner des femmes et des enfants. Ensuite, nous nous rendîmes chez le « mutessarif », que nous n'avions pas rencontré jusqu'alors. Cet homme avait l'air du diable en personne et ses manières correspondaient à son extérieur. Il cria d'une voix de tonnerre que les femmes ne devraient pas se mêler de politique, mais qu'elles devraient avoir le respect du Gouvernement. Et nous lui avions bien dit que nous aurions agi de la même façon, si les malheureux avaient été des Musulmans, de sorte que la politique n'a rien à y faire). Il ne voulait plus nous supporter et il ne nous permettrait pas de passer par Kharpout pour y chercher nos affaires, mais que nous devrions passer par Sivas. Et le plus dur : il ne nous permettait pas d'emmener les garçons et il envoya immédiatement un gendarme pour les chercher chez nous. Nous les rencontrâmes à notre retour, mais on les forçait à marcher tellement vite que nous ne pouvions pas leur rendre leur argent. Plus tard, nous priâmes le Dr. Lindenberg de bien vouloir se charger de le leur faire parvenir, mais celui-ci était obligé de s'adresser à un officier turc pour apprendre où ils pouvaient se trouver. Juste avant notre départ, lorsque nous apprîmes d'un autre côté que les pauvres enfants étaient déjà morts, et que nous n'avions plus de possibilité d'avoir de leurs nouvelles, le susdit homme de bien, Riza Bey, vint nous voir pour nous demander de lui donner cet argent, qu'il voulait remettre aux enfants ! Nous avions l'intention d'employer cet argent d'une autre façon, dans l'intérêt des Arméniens.

A Erzindjan, on nous considérait comme des gens proscrits, on ne nous laissa plus à l'hôtel et on nous conduisit dans une maison arménienne vide. Tout ce grand quartier était comme mort ; des gens venaient et sortaient pour chercher ce qui était resté ; quelques maisons hébergeaient déjà des fugitifs musulmans. Nous n'avions personne pour nous chercher de quoi manger et ce qu'il nous fallait. Mais nous réussîmes à faire parvenir une note au Dr. {Colley} qui très aimablement nous fit reconduire à l'hôpital. Le lendemain, le « mutessarif » envoya un camion sur lequel nous devions entreprendre le voyage d'une semaine à Sivas. Nous refusâmes de nous embarquer sur un pareil véhicule et, sur la réclamation du Dr. {Colley}, le « mutessarif » nous envoya une voiture de voyage, avec la menace de nous faire arrêter si nous ne partions pas. Cela se passait le lundi 21 juin et nous voulûmes attendre les Autrichiens qui devaient passer par ici le mardi, mais comme le Dr. {Colley} nous déclara qu'il ne pourrait pas nous protéger, nous partîmes. Le Dr. Lindenberg fut assez aimable pour nous accompagner jusqu'à Réfaïeh. Pendant les deux premiers jours, nous vîmes cinq cadavres sur la route, dont un de femme habillé, lés autres étaient nus et à un d'eux manquait la tête. Deux officiers, soi-disant turcs, voyagèrent avec nous, mais nos gendarmes nous racontaient que c'étaient des Arméniens. Ils gardaient leur incognito même vis-à-vis de nous et étaient très réservés, tout en cherchant à toujours rester avec nous. Le quatrième jour ils ne partirent pas avec nous et, sur notre demande, on nous laissa entendre que moins nous nous intéresserions à eux et mieux cela vaudrait pour nous.

Nous nous arrêtâmes en route dans un village grec, où un homme il l'extérieur sauvage montait la garde avec un fusil en mains. Il commença une conversation avec nous et raconta avoir été posté là par le Gouvernement pour tuer tous les Arméniens qui passaient, lien aurait déjà tué 250. Tous méritaient la mort, car ils ne seraient ni libéraux, ni socialistes, mais des anarchistes. Il dit à notre gendarme qu'il avait un ordre téléphonique de tuer les deux hommes qui voyageaient avec nous, de sorte qu'eux, ainsi que leur cocher arménien, ont dû trouver là une fin tragique. Nous ne pûmes nous empêcher de faire quelques remontrances à cet assassin; mais quand il nous quitta, le cocher grec nous dit: « N'ouvrez plus la bouche, sans cela... » et il faisait le geste d'épauler le fusil. Il faut dire qu'on avait répandu le bruit que nous étions également des Arméniennes et que, par conséquent, nous mériterions la mort.

Nous avions passé la nuit précédente à Enderes, situé à une journée de Kara-Hissar. Notre quartier était, comme d'habitude, une maison arménienne vide. Sur le mur était tracé au crayon, en turc : « Notre demeure est sur la hauteur de la montagne, nous n'avons plus besoin de chambres ; nous avons bu à la coupe mortelle et amère ; nous n'avons plus besoin d'un juge », Au rez-de-chaussée de cette maison restaient encore les femmes et les enfants qui, d'après ce que les gendarmes nous disaient, devaient être renvoyés le lendemain. Ils ne le savaient pas encore, ne savaient rien sur le sort de leurs hommes, mais ils étaient inquiets sans pourtant être désespérés, Je fus réveillée au milieu de la nuit par des coups de fusils tirés de très près. Les coups se suivaient rapidement et j'entendis distinctement les cris de commandement. Je me rendis naturellement immédiatement compte de ce qui s'était passé, mais j'avais presque une sensation de soulagement de penser que ces malheureux avaient ainsi échappé à la cruauté des hommes.

La veille nous avions rencontré un convoi de déportés, qui avaient dit adieu à leurs beaux villages et qui étaient maintenant en route pour Kémah Boghazi. Nous dûmes faire une longue halte pour les laisser passer. Jamais nous n'oublierons ce spectacle : quelques hommes âgés, beaucoup de femmes de forte stature, les traits fermes, et une foule de beaux enfants. Quelques-uns avec des cheveux blonds et des yeux bleus grands ouverts, qui vous fixaient. Une fillette souriait un peu au spectacle étrange, mais autrement toutes les figures étaient graves, comme à l'approche de la mort. Tous étaient silencieux et passaient en ordre, beaucoup d'enfants sur les chariots, quelques-uns saluant, tous ces malheureux qui depuis longtemps sont devant le trône de Dieu pour accuser. On enleva une archi-vieille femme de son âne, parce qu'elle n'eu pouvait plus. L'aura-t-on tuée sur le champ ? Nos cœurs se glacèrent.

Le gendarme qui nous accompagnait nous raconta qu'il avait conduit un convoi de 3.000 femmes et enfants de Mamakhatoun, près d'Erzeroum, jusqu'à Kémah Boghazi. Tous sont morts, nous dit-il. Mais pourquoi les faire d'abord souffrir d'une façon ineffable ; pourquoi ne pas les tuer de suite dans leurs villages ? demandâmes-nous. Réponse : « C'est bien fait comme ça ; il faut qu'ils connaissent les misères. De plus, que ferions-nous des cadavres qui puent ? !!! »

A Enderes, les gens nous racontèrent le lendemain qu'on avait fusillé la veille 10 Arméniens, ce que j'avais déjà entendu et qu'on envoyait maintenant la population civile faire la chasse à l'homme. En effet, nous les avons vus courir avec des fusils. Au bord de la route, sous un arbre, étaient deux hommes armés qui se partageaient les vêtements d'une victime; ils montrèrent justement un pantalon de drap bleu. A un autre endroit nous vîmes beaucoup de sang caillé, on avait enlevé les cadavres. C'étaient les 250 ouvriers occupés à la route dont notre homme avait parlé. Une fois nous rencontrâmes une grande quantité de ces ouvriers qui jusqu'alors avaient fait tranquillement leur devoir. Ils étaient divisés en trois groupes : 1° des Musulmans, 2° des Grecs, 3° des Arméniens. Près des derniers étaient quelques officiers. Notre jeune Hassan s'exclama : « On les égorgera tous ! » Continuant notre route sur une colline, le cocher montra avec son fouet, dans la vallée, un groupe d'environ 400 hommes qui furent postés en rang à côté de la route. Nous savons ce qui arrivera. Deux jours avant d'arriver à Sivas, le même spectacle se présente devant nous : les baïonnettes des soldats brillent au soleil. A l'hôpital de la Mission de Sivas, nous avons parlé avec un homme qui a échappé à la mort. Environ cent Arméniens devaient être égorgés à un autre endroit que ceux déjà mentionnés. Dix gendarmes déchargèrent leurs fusils, le reste fut fait avec des pierres ou avec des couteaux par des ouvriers musulmans. Dix Arméniens réussirent à s'enfuir. Notre homme fut horriblement blessé à la nuque et s'évanouit. Ayant repris connaissance, il se traîna pendant deux jours jusqu'à Sivas.

A une demi-journée de Sivas, nous passâmes la nuit dans un bâtiment du gouvernement. Longtemps un gendarme était assis devant notre porte enchantant sans cesse : « Ermenileri hepkesdiler ! » (On a égorgé tous les Arméniens). Dans la pièce à côté on en parla au téléphone; celui qui parla reçut sans doute des instructions sur la manière de les capturer ; il était surtout question d'un certain Ohannès qu'on n'avait pas pu trouver.

Nous passâmes une nuit dans une maison arménienne, où les femmes venaient de recevoir la nouvelle de la mort de leurs maris. Leurs lamentations étaient horribles à entendre. Nous essayâmes en vain de les consoler. Elles crièrent : « Votre Empereur ne peut-il donc pas nous aider ? » Notre gendarme, voyant notre détresse, dit : « Ces cris vous incommodent ; je vais leur dire de les cesser. » Mais ensuite il se laissa attendrir. Il fut content d'avoir appelé notre attention sur toutes les horreurs et Hassan de même qui nous disait : « Maintenant nous tuons les Arméniens, ensuite les Grecs et plus tard les Kurdes ». Il aurait volontiers ajouté ; « et à la fin des étrangers ». Notre cocher grec dut supporter maintes cruelles plaisanteries. Une fois, on lui cria : « Regarde un peu , il y a aussi des Grecs dans le fossé ».

Enfin nous arrivâmes à Sivas, où nous dûmes attendre une heure devant le bâtiment du Gouverneur pour examiner nos papiers et nous permettre d'aller chez les Américains. Nous quittâmes Sivas le 1er juillet et arrivâmes le 4 à Césarée, où l'on nous permit d'aller à Tallas, après avoir déposé nos bagages à l'Ecole des Jésuites. Lorsque nous voulûmes continuer notre voyage, le 3 juillet en compagnie de deux Américaines, on nous refusa la permission et l'on nous força de retourner à l'Ecole des Jésuites, où l'on posta un gendarme devant notre porte. Nous retournâmes alors à Tallas, où nous passâmes quelques journées mouvementées : là-bas comme à Césarée, des arrestations eurent lieu, et les pauvres gens ne savaient jamais ce que le lendemain leur réservait. La terrible nouvelle y arriva aussi que tous les Arméniens auraient quitté Sivas. Quand nous nous étions rendu compte qu'on avait l'intention de nous garder — on nous avait aussi empêchés de nous rencontrer avec les Autrichiens de passage, — nous envoyâmes un télégramme à l'Ambassade d'Allemagne et reçûmes ensuite la permission de continuer notre voyage.

suite

1) D'après la brochure du Comité de Genève ces deux infirmières seraient allemandes. (Quelques documents sur le sort des Arméniens en 1915.)

2) Le texte anglais de ce Document publié dans le Livre Bleu n'étant pas complet, nous en donnons, à la demande du Rédacteur lui-même, une traduction intégrale d'après le texte allemand du cahier II du Comité de Bâle.

3) S'élevant à 20 ou 25.000 personnes (Allgemeine Missions Zeitschrift. - Nov. 1915.)

4) Sœur B, l'une des deux infirmières auteur de ce récit qui, quoique rédigé à la première personne, donne le témoignage de toutes les deux. Le rédacteur de ce volume connaît le nom de celle qui a écrit le récit. L'identité de la sœur B. et du Dr A lui est inconnue.

5) Kémah est à 12 kilomètres d'Erzindjan ; de là l’Euphrate coule souvent à travers de hautes et abruptes murailles de roches.

6) Le soir du 11 juin, on vit les soldats revenir chargés de butin. Des Turcs et des Arméniens racontèrent avoir vu, étendus sur les chemins, beaucoup de petits enfants.

7) Sœur B. n'avait dit cela qu'au régisseur et non pas aux malades, mais sans mentionner le nom de la Turquie.