Lettre de source autorisée, datée de Constantinople du 15/28 juin, publiée dans le journal de New-York « Gotchnag », le 28 août 1915.

En Amérique vous n'avez probablement pas encore appris la terrible crise que traversent les Arméniens de Turquie en ce moment. La censure sévère à laquelle toutes les communications entre Constantinople et les Provinces sont soumises et le complet embargo sur les voyages des Arméniens nous ont privés même à Constantinople des informations, de toutes les provinces, à de très rares exceptions près. Et cependant ce que nous savons déjà est suffisant pour vous en donner une idée.

Dans toutes les parties de la Turquie, la population arménienne se trouve dans une situation plus ou moins grave suspendue entre la vie et la mort. En dehors de la détresse produite par les réquisitions illégales, la paralysie de l'industrie, les ravages du typhus et la mobilisation des hommes, — d'abord de ceux de 20 à 45 ans et ensuite de ceux de 18 à 50 ans, — des milliers d'Arméniens ont souffert pendant les deux derniers mois en prison ou en exil.

Au commencement du mois d'avril, tout de suite après les événements de Van, le gouvernement donna l'ordre de perquisitionner les maisons arméniennes, les écoles et les résidences épiscopales, et cela même dans les coins les plus obscurs des provinces, prenant prétexte à emprisonnements et condamnations le fait de trouver des armes, dont la possession était autorisée jusqu'à ce jour, ou des livres et des images, qui étaient vendus librement au public.

L'effet de cet ordre fut tel que dans les prisons de Césarée seulement, il y a actuellement plus de 500 Arméniens détenus, sans compter ceux qui, par un acte simplement administratif et sans qu'aucune charge pesât sur eux, ont été déportés dans des districts habités entièrement par des musulmans.

Et cependant cette situation est encore supportable en comparaison de ce qui se passe en Cilicie et dans les provinces contiguës du Caucase. Le Gouvernement turc est en train de mettre à exécution son plan de dispersion de la population arménienne des provinces arméniennes, en profitant des préoccupations de toutes les Puissances Européennes et de l’indifférence de l’Allemagne et de l'Autriche. Il commença à mettre à exécution ce plan il y a environ 4 mois, en débutant par la Cilicie1, où toute la population arménienne de Zeïtoun, de Deurt-Yol et des environs, ainsi qu'une partie considérable de la population de Marach et Hassan-Beyli a été arrachée de ses foyers avec brutalité et sans avertissement préalable.

Une partie des exilés, environ 1.000 familles, ont été envoyés dans le district de Sultanieh et du vilayet de Koniah2 . Toutefois la majorité a été dispersée dans les villages de la province de Zor, au-delà d'Alep, et à travers les districts du voisinage immédiat d'Alep même, de Moumbidj, de Bab, de Ma'ara, d'Idlib etc.. Cette émigration forcée continue toujours. Adana, Mersine, Hadjine, Sis, etc..., ont le même sort en perspective, ainsi que l'on peut s'en rendre compte par les dépêches et les lettres qui arrivent de ces districts ; toutes ces populations sont déportées sans qu'elles puissent rien emporter, avec elles, et cela, dans des districts d'un climat auquel elles ne sont pas habituées. Là, sans abri, nues et affamées, elles sont abandonnées à leur sort et doivent subsister avec un morceau de pain, que consent à leur jeter un gouvernement incapable de fournir du pain à ses propres troupes.

Les moindres détails de cette émigration forcée qui nous parviennent à Constantinople font pleurer à leurs récits. Parmi les 1.000 familles déportées de Sultanieh, il y a moins de cinquante hommes. La plupart firent le voyage à pied ; les personnes âgées et les enfants périrent en chemin et des jeunes femmes enceintes avortèrent et furent abandonnées sur les montagnes. Même maintenant, parvenus à leur destination d'exil, ces déportés arméniens payent un tribu d'environ 10 victimes par jour, qui meurent de maladie ou de faim. A Alep ils ont besoin de 35 livres turques par jour pour fournir du pain aux exilés. Vous pouvez imaginer ce que leur situation doit être dans le désert et les arabes indigènes eux-mêmes sont dans un état voisin de la famine.

Une somme d'argent a été envoyée de Constantinople au Catholicos de Cilicie, qui se trouve à présent à Alep, et est témoin de la misère et de l'agonie de son troupeau. A Alep, en tout cas, les autorités autorisent la distribution de secours à ces malheureuses populations ; à Sultanieh, par contre, il a été jusqu'à présent impossible de leur apporter des secours, parce que le Gouvernement ne l'autorise pas, en dépit des efforts de l'Ambassade Américaine.

Le même état de chose existe à Erzeroum, Bitlis, Séert, etc.. D'après une information tout à fait digne de foi que nous avons reçue, ils ont commencé dans les deux ou trois dernières semaines à déporter les Arméniens d'Erzeroum et du voisinage, vers Terdjan ; on a accordé au reste de la population quelques jours de grâce. De Bitlis et de Séert, nous venons de recevoir des dépêches implorant des secours. Nous n'avons reçu aucune nouvelle de Mouch mais là aussi la situation doit sûrement être la même3. A Khinis4 il y a eu des massacres, mais nous n'en connaissons pas l'importance. Dans les environs de Sivas, plusieurs villages, dont Govdoun, ont été brûlés...

 

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1) Voyez groupe XV.

2) Voir document 54 et 55.

3) Voir groupe III

4) Voir document 17.