Erzeroum. - compte rendu rédigé et traduit par Mr. A. S. Safrastian, daté de Tiflis, le 15 mars 1916.

Depuis Octobre dernier, quand les atrocités arméniennes furent mises en exécution, nous avions espéré, en Occident, que, malgré tous les témoignages contraires, tout ce qu'on nous avait dit des événements d'Arménie ne pourrait pas se confirmer et qu'il y aurait des districts éloignés de l'Arménie turque où des Arméniens, originaires de ce pays, auraient échappé aux horreurs qui avaient accompagné leur destruction le long des grandes routes. Mais, depuis que toutes les provinces d'Erzeroum et de Bitlis ont été purgées des Turcs et qu'on peut voir de ses propres yeux ce qui s'est vraiment passé, on est simplement consterné et accablé de l'étendue de ce crime et de la cruauté des moyens par lesquels les Arméniens de ces deux provinces et des districts voisins ont été chassés de leurs foyers.

Après avoir été moi-même à Erzeroum et à Van et y avoir recueilli personnellement des renseignements de source officielle russe et autres, sur Bitlis, Mouch, et Khinis, je suis sous l'impression que, des deux cent cinquante mille Arméniens habitant les vilayets d'Erzeroum et de Bitlis, qui étaient sous la domination turque en avril 1915, (à l'exception de 50.000 qui se sauvèrent en combattant, l'été dernier, avec les Russes, et qui se trouvent maintenant en Transcaucasie), il n'en reste actuellement que 10.000 seulement, depuis la défaite que les Turcs ont essuyée le mois passé. Le reste de la population arménienne (presque 240.000 personnes) a probablement péri dans des conditions d'une barbarie et d'une inhumanité extrême.

Je suis maintenant à même de constater que tous les récits des atrocités arméniennes qui ont été publiés en Europe et aux Etats-Unis, sont non seulement complètement vrais, mais qu'ils ne relatent que des faits qui se sont passés sous les yeux des Consuls et des missionnaires des Etats Neutres, tandis que d'autres crimes plus affreux el plus atroces ont été commis dans des régions lointaines et peu fréquentées, et qui n'ont pas eu de spectateurs.

La ville d'Erzeroum, la grande forteresse militaire de l'Arménie turque, comptait environ 50.000 habitants avant la guerre, dont 20.000 étaient des Arméniens. La plaine d'Erzeroum, un plateau fertile d'alluvion qui s'étend au nord-ouest de la ville, renfermait une soixantaine de villages arméniens avec au moins 45.000 habitants, appartenant tous à une race vigoureuse de paysans.

Au commencement de la, guerre européenne, le Comité Central des Jeunes-Turcs envoya un de ses chefs, un certain Boukhar-ed-Dinc Chakir Bey a Erzeroum, pour organiser l'anéantissement des Arméniens. Un autre, Djemal Effendi un fanatique d'un caractère sauvage, fut envoyé ensuite pour l'aider dans son œuvre. Ces deux « vaillants », envoyés de Constantinople, étaient secondés dans leur tache diabolique par deux indigènes malfamés Edib Hodja et Djafer Bey.

A Erzeroum, comme ailleurs, les Arméniens, en particulier, étaient impitoyablement pillés de tout ce qu'ils possédaient comme denrées, sous le masque de réquisitions militaires. La déroute des Turcs à Sarikamich, dans le mois de Janvier i915, et les contes, très exagérés d'ailleurs, que l'on fit du rôle que les volontaires arméniens avaient joué dans cette bataille, envenimèrent encore les relations arméno-turques à Erzeroum. Un officier turc qui venait de rentrer de Sarikamich disait à Mgr Sempad, l'évêque arménien de la ville, que sur le champ de bataille ils ont eu à faire face à des Arméniens: «Plusieurs de nos soldats ont été tués par des Arméniens, dit-il, ce sont les volontaires arméniens qui ont détruit nos villages et nos avant-gardes de reconnaissance. »

Les leaders Jeunes-Turcs commencèrent ensuite une campagne de calomnie et de provocation contre le peuple arménien. Des soldats arméniens de l'armée turque furent désarmés et renvoyés en arrière pour des travaux militaires ; et de nouvelles mesures sévères furent prises pour extorquer toutes les ressources des Arméniens. Le 18 avril, les Turcs convoquèrent un grand meeting populaire en dehors de la ville, au cours duquel les Arméniens furent dénoncés en public comme « des traîtres », comme « un danger pour l'Empire » et comme des alliés des ennemis de la Turquie. Des ordres rigoureux furent publics contre ceux des Musulmans qui se montraient disposés à défendre leurs amis arméniens, avec la menace de les punir aussi sévèrement que leurs protégés s'ils osaient leur donner asile.

Sachant bien le sort qui les attendait, les Arméniens d'Erzeroum firent des appels désespérés de protection à Tahsin Bey, 1e vali d'Erzeroum. Celui-ci répondit qu'il ne pouvait désobéir aux instructions qui lui avaient été envoyées par le Gouvernement Central. La réponse de Herr Anders, le Consul d'Allemagne à Erzeroum, à qui les Arméniens avaient demandé protection, paraît être encore plus brutale. Il a dit ouvertement que les persécutions que le Gouvernement turc et la foule exerçaient contre les Arméniens étaient légitimes et qu'il ne pouvait s'immiscer dans de telles affaires. Avec un peu d'imagination, on pourrait peut-être se faire une idée de l'angoisse et de l'agonie que ces pauvres Arméniens ont dû subir pendant les mois d'avril et de mai. Pris au piège de tous les côtés par l'ennemi impitoyable et dépourvus de tous les moyens de se défendre, soit par les armes, soit par un recours aux lois, les Arméniens tentèrent de sortir au mieux d'une situation si tragique. Presque tous les leaders intellectuels et maîtres d'écoles étaient tués dans les prisons, dans des tortures affreuses. On n'a rien su du sort de Pilos, d'Atrouni et de beaucoup d'autres, depuis leur emprisonnement. M. Pasdermadjian, un citoyen connu de la ville, fut tué dans la rue. Ce règne de terreur s'étendait aussi aux villages de la plaine.

La prise de Van par les Arméniens, le 16 mai, et l'entrée des volontaires arméniens dans la ville, suivis par l'armée russe, fit une impression profonde sur les autorités turques à Erzeroum. Le même jour, les Arméniens de Khinis et des 38 villages du voisinage, furent massacrés jusqu'au dernier, et les femmes et les enfants furent distribués aux Kurdes. Quand récemment, les Russes prirent Khinis, il ne restait qu'à peu près 3.000 femmes et enfants dans le district. Il parait que c'est là tout ce qui subsistait des 32.000 Arméniens du Sandjak de Khinis.

En même temps que les Russes s'avançaient vers Malazguerd et Bitlis, les Turcs déportaient des paysans arméniens de Malazguerd et de Passin et les chassaient vers Erzeroum. On ne permit pas à ces paysans affamés, maltraités et épuisés par les longues marches d'entrer à Erzeroum ; on les garda sous la pluie, en dehors de la ville pendant sept jours. Au mois de mai (1915), la situation de ces malheureux fut tellement révoltante que même le Consul allemand fut ému de ce spectacle et emporta quelques vêtements et du pain dans sa propre automobile pour les distribuer à ces « canailles révoltées ». Après quelques jours, on les chassait vers Erzindjan et on les noyait dans l'Euphrate.

Le 4 juin, des gendarmes arrachèrent par force presque 15.000 paysans arméniens delà plaine d'Erzeroum de leurs maisons et les poussèrent vers Mamakhatoun, à l'ouest d'Erzeroum. On les fit escorter par des bandes « tchettas » (volontaires musulmans) se composant de criminels qui avaient été relâchés des prisons depuis la proclamation de la guerre sainte. Dans la boue profonde et le long des chemins défoncés, des femmes faibles et des enfants tombaient sur la route, parmi les rites des « Tchettas ». Chaque soir on prélevait des tributs forcés et arbitraires de ces paysans. On leur enleva peu à peu tout ce qu'ils possédaient, leur argent, leurs vêtements, leurs chevaux, etc.. En passant à travers les villages turcs, on distribuait des filles et des femmes aux Turcs. A une certaine distance au-delà de Mamakhatoun, à l'entrée de la vallée qui s'appelle la « gorge de Kémah » ce convoi d'Arméniens fut « attaqué par des brigands inconnus ». Le signal était donné par un coup de revolver, sur lequel les Arméniens furent soumis à une fusillade terrible. Un des survivants de ce groupe, un garçon de 18 ans à qui j'ai parlé à Erzeroum, me disait que les femmes et les enfants sur lesquels on tirait poussaient des cris déchirants d'angoisse et de détresse. Beaucoup d'entr'eux cherchèrent à s'échapper, mais cette fois leur escorte fit aussi feu sur eux. En moins de deux heures la vallée s'était changée en un vaste cimetière, couverte de cadavres humains. De ces 15.000 Arméniens, quelques-uns seulement réussirent à se sauver et vinrent à Erzeroum, déguisés en paysans turcs.

Le 18 juin, on commençait les déportations dans la ville même, on accordait aux Arméniens un délai de deux semaines pour régler leurs affaires ; ils emballèrent leurs effets et ce qu'ils avaient de précieux dans des colis et les déposèrent chez Mr. Stapleton, le chef de la Mission américaine et dans la Cathédrale arménienne de la ville. Avant leur départ, le Gouverneur turc se faisait payer L. T. 1.000 pour prix d'un sauf-conduit. D'abord, 160 familles furent choisies pour être déportées. Tous ces Arméniens faisaient partie de la classe riche et bien élevée. Des officiers allemands, à Erzeroum, se comportèrent grossièrement avec les femmes arméniennes qui se trouvaient séparées de leurs maris. En effet, ce sont ces Allemands qui ont commencé par donner l'exemple d'arracher les femmes de leurs foyers. Un certain capitaine Schapner (?) a forcé Mlle Tchilinguirian, une jolie fille, de le suivre. Comme elle résistait et criait, on dit que cet officier la traîna dans les rues, en la brutalisant. Cet Allemand galant, a aussi enlevé Mme Sarafian, une jeune femme élevée en Suisse. Un autre Allemand, le lieutenant Karl (?), emmena de force cinq femmes dans sa maison, etc.

Les 160 familles susmentionnées sortirent de la ville dans des voitures, avec leurs bagages et furent conduites dans la même direction que les convois précédents, vers Mamakhatoun et Erzindjan. A mesure qu'elles avançaient, on les pillait jusqu'à les dépouiller même de leurs vêtements. On dit que ce convoi a passé près d'Erzindjan, mais à partir de ce moment, on ne sait rien de leur sort.

L'Evêque Sempad fut renvoyé à Erzindjan seul dans sa voiture et depuis on n'a plus entendu parler de lui. Dans la dernière semaine de juin, plusieurs groupes d'Arméniens d'Erzeroum furent déportés successivement ; la plupart furent massacrés chemin faisant, fusillés ou noyés. Une dame Zarouhi, une vieille femme riche, qui fut jetée dans l'Euphrate, se sauva en se cramponnant à un rocher dans la rivière. Elle réussit à s'approcher du bord et à rentrer à Erzeroum pour se cacher chez une amie turque. Elle dit au prince Argoutian (Argoutinsky) le représentant de l' « Union des Villes Russes » à Erzeroum, qu'elle tremblait encore en se souvenant des horribles cruautés avec lesquelles des centaines d'enfants furent transpercés à la baïonnette par les Turcs, puis jetés dans l'Euphrate et comment des hommes et des femmes furent d'abord déshabillés, puis liés ensemble par centaines et ensuite fusillés par les Turcs qui jetèrent leurs cadavres dans la rivière. Près d'Erzindjan, dans une boucle de la rivière, elle a vu des milliers de cadavres qui avaient créé un tel barrage que l'Euphrate aurait changé son cours sur une étendue d'une centaine de mètres. Mais il paraît que beaucoup d'Arméniens appartenant à ce dernier convoi ont pu survivre à ce voyage effroyable. Quelques-uns de ceux-ci ont dernièrement écrit à M. Stapleton de Rakka, en Syrie septentrionale, le priant de leur envoyer de l'argent et des secours, parce qu ils se trouvaient dans une misère affreuse.

Quand les Russes ont récemment pris Erzeroum, il y avait seule ment 100 Arméniens et presque 25.000 Turcs. M. Stapleton avait pu protéger 30 filles ou femmes arméniennes, en les recueillant dans sa maison. Un certain nombre de femmes ont été délivrées des maisons Turcs, et probablement des milliers peuvent encore être sauvées, si les autorités militaires russes prennent les mesures nécessaires et aident les Arméniens à retrouver leurs parents.

La plupart des enfants convertis à l'islamisme sont déjà accoutumés aux mœurs musulmanes ; ils parlent et se comportent comme s'ils étaient nés Turcs ; remis dans les mains des Arméniens, ces enfants ont déjà commencé à changer leurs habitudes.

Regardant la ville de la porte appelée Kars-Kapou, l'entrée orientale de la ville, le panorama d'Erzeroum en mars 1916 ne paraissait pas avoir subi de grands changements, dans son aspect général. Mais j'ai éprouvé un rude choc en entrant dans la ville, et en voyant des maisons arméniennes occupées par des Turcs, couvant encore des yeux leur butin, en trouvant la ville vide de tout son élément arménien, et le dôme de la cathédrale démoli et écroulé.

Les Arméniens d'Erzeroum, avec qui je me suis entretenu ici de leurs espérances dans l'avenir, se consolent bravement, — quoique ce soit une maigre consolation, — en disant que des milliers d'entr’eux avaient quitté la ville avant la déclaration de la guerre et qu'ils retourneront chez eux pour prendre possession de leurs propriétés, dès que la situation se sera définitivement améliorée.

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