District de Mouch. Récit d'une femme déportée raconté par elle-même a Mr. Vartkès de Mouch1 . Noté par lui le 25 juillet 1915 et publié ensuite dans le journal arménien « Vantosp ».

J'ai appris aujourd'hui une histoire terrible. Tous les Arméniens qui ont été déportés de Mouch étaient ou tués ou noyés dans le fleuve Mourad2. Parmi les déportés se trouvaient ma mère et trois de mes sœurs avec leurs enfants. Cette nouvelle nous fut communiquée par une femme arrivée ici à minuit. Nous crûmes voir un revenant, car elle avait l'air d'un revenant sortant du tombeau. Elle avait sauvé son garçon âgé de a ans.

Elle demanda tout de suite du pain. Nous n'en avions pas car nous vivions de grains et de viande crue ; mais nous lui donnâmes ce que nous avions. Après qu'elle se fut rassasiée, nous lui posâmes un tas de questions. Elle était originaire du village de Khéban et était du nombre des déportés. Voici ce qu'elle nous dit :

« Les Turcs rassemblèrent toutes les femmes et les enfants des villages de Sorader, Pazou, Hassanova, Salehan et Gvars, et après les avoir gardés pendant 5 jours, ils les conduisirent à Ziaret. Là on leur adjoignit les habitants de Meghd, Baghlou, Ourouch, Ziaret, Khéban, et on les conduisit tous vers le pont, qui traverse le fleuve Mourad. Eu chemin les familles des villages de Dom, Herguerd, Norag, Aladine, Goms3, Khachkhaldoukh, Souloukh. Khoronk, Kartzor, Kizil Aghatch, Komer, Cheïkhlan, Avazaghpur, Plel et Kurdmeïdan se joignirent à elles formant ainsi une caravane de 8.000 à 10.000 personnes.

« Toutes les vieilles femmes et les personnes faibles qui ne pouvaient pas marcher furent tuées. Il y avait environ 100 gardes kurdes pour nous surveiller et nos vies dépendaient de leur bon plaisir. C'était une chose très commune pour eux de nous enlever nos jeunes filles en notre présence. Ils violaient souvent des fillettes âgées de 8 ou 10 ans ; et comme beaucoup d'entr'elles ne pouvaient plus marcher, elles étaient fusillées.

« Notre troupe avançait lentement laissant des monceaux de corps derrière elle. La plupart d'entre nous étaient presque nus. Lorsque nous traversions un village tous les hommes et les femmes kurdes venaient et nous volaient sans se gêner. Quand un Kurde désirait une jeune fille rien ne l'empêchait de la prendre. Les enfants de celles que l'on enlevait étaient tués en notre présence.

« Ils nous donnaient du pain une fois tous les deux jours, quoique beaucoup d'entre nous ne recevaient même pas cela. Lorsque toute notre provision fut épuisée, nous ramassâmes du blé des champs pour le manger. Beaucoup de mères perdirent la raison et laissèrent tomber leurs enfants au bord de la route.

« Quelques-unes parvinrent à s'échapper et se cachèrent dans les champs parmi les blés jusqu'à la nuit. Ceux qui connaissaient les montagnes et cette région parvenaient ainsi à s'échapper et retournaient à la recherche de ceux qui leur étaient chers. Quelques-uns allèrent à Sassoun en apprenant que la ville n'était pas encore tombée ; d'autres furent noyés dans le fleuve Mourad. Je n'ai pas essayé de me sauver, car j'avais vu de mes propres yeux l'assassinat de ceux qui m'étaient chers. Il me restait quelques piastres et j'espérais pouvoir vivre encore quelques jours.

« Nous apprîmes en route par les Kurdes que les Chettis kurdes (bandes de voleurs) avaient rassemblé tous les habitants de Kurdmeïdan et de Cheïkhlan, environ 500 femmes et enfants et les avaient brûlés sur l'ordre de Rachid Effendi, le chef des Chettis.

« Quand nous arrivâmes à la passe de Khozmo, nos gardiens changèrent la direction sud que nous suivions et poursuivirent vers l'ouest, dans la direction de l'Euphrate. Lorsque nous arrivâmes à la limite du district du Guendj, nos gardiens furent changés ; les nouveaux furent plus brutaux. A ce moment la caravane avait diminué de moitié. Lorsque nous parvînmes à la limite de Djabaghtchour, nous passâmes à travers une vallée étroite; nos gardiens nous ordonnèrent de nous asseoir là près du fleuve et de nous reposer. Nous fûmes très reconnaissants de ce repos qui nous était accordé et courûmes vers le fleuve pour boire.

« Après une demi-heure nous vîmes une foule de Kurdes venant vers nous de Djabaghtchour. Ils nous entourèrent et nous ordonnèrent de traverser le fleuve ; beaucoup d'entre nous obéirent. Le bruit des fusillades empêchait d'entendre les gémissements et les pleurs. Dans cette panique, je pris mon petit garçon sur mon dos et, sautai dans le fleuve. Je savais bien nager et je parvins à atteindre la rive opposée de l'Euphrate avec mon précieux fardeau sans être remarquée, et me cachai derrière quelques sinuosités.

« Vers la nuit tombante il ne restait plus personne vivant de notre troupe. Les Kurdes partirent dans la direction de Djabaghtchour. A la nuit je sortis de ma cachette pour aller dans un champ avoisinant et trouvai du blé que je mangeai ; je suivis ensuite l'Euphrate en remontant vers le nord, et après de grandes difficultés je parvins a la plaine de Mouch. Je me décidai à aller vers les montagnes de Sourp Garabed, car j'avais appris qu'il y avait là beaucoup d'Arméniens, Pendant les nuits mon garçon était pour moi d'un grand réconfort. Je sentais qu'un être vivant était auprès de moi et la peur perdait de son horreur. Je remercie Dieu d'avoir revu des figures d'Arméniens ».

La pauvre femme termina son histoire, et nos cœurs étaient frappés de tristesse, car nous avions des êtres aimés parmi les malheureuses victimes de ce convoi. Deux jours après son garçon mourut faute de nourriture et après cinq jours elle fut découverte par une troupe de patrouilleurs kurdes et tuée.

suite

 

1) Cette femme était a ce moment cachée dans les forêts de Sourp-Garabed.

2) Branche Est de l'Euphrate.

3) Koms