René Pinon

La suppression des Arméniens
Méthode allemande - Travail turc

Chapitre II

Avant les massacres

Les grands événements d'août 1914 trouvèrent les Arméniens de l'Empire ottoman déçus dans leurs dernières espérances d'obtenir des Jeunes-Turcs un régime plus libéral et se demandant avec angoisse s'ils ne seraient pas bientôt réduits à attendre leur salut du dehors. Depuis les massacres d'Adana, en 1909, la tranquillité n'avait jamais été complète en Arménie. En 1912-1913, pendant la guerre balkanique, une persécution y sévit : pillages, assassinats, conversions forcées, enlèvements de femmes, furent assez nombreux, mais sporadiques ; les représentations énergiques des diplomaties française et anglaise, l'intervention menaçante de la Russie empêchèrent la tuerie de se généraliser. Lorsqu'il s'agit de massacres, - c'en est une preuve de plus, - les ordres de Constantinople sont toujours strictement obéis ; la responsabilité des gouvernants est donc entière et sans excuses. Le Zèle des exécutants peut dépasser parfois la volonté du chef d'orchestre, il ne la devance pas. Les gens du Zeïtoun, qui, au moment de la guerre balkanique, s'étaient retirés dans leurs montagnes pour ne pas envoyer des soldats à l'armée, y vivaient depuis lors à demi indépendants. De nombreux signes montraient que la ruine des Arméniens était résolue dans l'esprit des Jeunes-Turcs et s'accomplirait à la première occasion.

Dès la déclaration de guerre, en août, les sympathies des Arméniens se manifestèrent, surtout à Constantinople et dans les grandes villes, et parmi les Arméniens qui vivent hors de l'Empire ottoman, en faveur des Français, des Russes et des Anglais. Les gens de la classe supérieure sont de culture française ou anglaise : un bon nombre d'entre eux vinrent, soit de Constantinople, soit d'autres villes, soit d'Arménie, s'engager sous les drapeaux de la France. La Turquie n'était pas encore belligérante ; venir combattre dans les rangs des Français amis de la liberté et amis depuis des siècles de la Turquie, n'avait rien que de naturel et ne pouvait déplaire qu'aux Allemands. D'autres sujets ottomans : Arabes, Syriens, Israélites, vinrent aussi combattre à nos cotés pour le droit et la liberté des peuples.

Quand la volonté de l'Allemagne précipita la Turquie dans la lutte, non seulement les Arméniens et les populations non turques, mais aussi un très grand nombre de patriotes turcs, en éprouvèrent une profonde douleur. Les Arméniens du Caucase, réfugiés en terre russe depuis les massacres de 1895, demandèrent en foule à entrer dans l'armée du Tsar et formèrent des corps d'éclaireurs pour la délivrance de leurs frères opprimés. Les Arméniens de l'Empire ottoman gardèrent une attitude attristée mais loyale1. Ils se laissèrent, sans murmurer, dépouiller par le gouvernement qui leur demanda des contributions pécuniaires trois fois plus fortes que celles qu'ils auraient dû légalement payer. Le nombre de ceux qui désertèrent fut minime, quoique le Gouvernement ait pris dès le début, vis-à-vis de la population arménienne, des mesures illégales et oppressives. La loi n'appelait sous les drapeaux, parmi les populations chrétiennes, que les hommes de vingt à trente-cinq ans ; or, par une mesure arbitraire, - qui révèle l'intention déjà arrêtée de priver la population arménienne de tous les hommes valides pour l'exterminer ensuite sans résistance, - les Arméniens de dix-huit à quarante-huit ans furent enrôlés. On en forma des détachements de travailleurs qui ne reçurent pas d'armes mais furent astreints aux plus durs travaux, en but aux insultes et aux mauvais traitements de leurs chefs et de leurs camarades turcs ; déjà il était difficile de dire si ces malheureux étaient des soldats appelés à défendre une partie qui n'avait jamais rien fait pour gagner leur confiance, ou s'ils étaient des otages, presque des condamnés. La presse turque commença une campagne contre les Arméniens, les accusant de trahison, d'espionnage et de rébellion. On leur fit des procès de tendances. « La figure des Arméniens est le baromètre de la situation, écrivait le Karagheuz  ; lorsqu'elle est radieuse, c'est que les affaires des Alliés vont bien ; lorsqu'elle est assombrie, c'est qu'elles vont mal. » On préparait peu à peu l'opinion aux drames qui allaient ensanglanter l'Empire.

Malgré tant de symptômes alarmants et d'actes arbitraires, il n'y eut pas de soulèvement en Arménie. Mais quand les Russes, franchissant leurs frontières, pénétrèrent dans la région de Van, les habitants les accueillirent comme des libérateurs. Aussitôt, dans toute l'Arménie, les massacres commencèrent. Dès la fin de décembre 1914 on signalait un peu partout des attentats contre les personnes et les biens des Arméniens. Sur certains points une résistance s'improvisa. A Van, les Arméniens, apprenant l'approche des colonnes turques qui brûlaient les villages et tuaient les habitants, s'armèrent et tinrent bravement en échec les troupes jusqu'à l'arrivé des Russes. Après quelques jours d'occupation, les Russes ayant dû battre en retraite, toute la population émigra avec eux ; 250.000 âmes se réfugièrent autour d'Etchmiatzin où les Arméniens du Caucase et les Russes leur vinrent en aide. - Dans les Montagnes, quelques bades armées tinrent la campagne. A Zeïtoun, à Mouch, à Sassoun, à Chabin-Karahissar, une résistance désespérée s'organisa. Chain-Karahissar tint plus de trois mois. Les montagnards du Zeïtoun détruisirent plusieurs bataillons turcs. C'est là que le consul d'Allemagne à Alep se distingua : de concert avec les autorités turques et avec l'évêque arménien qui eut confiance en lui, il entama des pourparlers avec les Zeïtouniotes, il leur représenta que leur résistance pouvait amener des représailles contre tous les Arméniens et leur promit la vie sauve s'ils consentaient à déposer les armes. Les montagnard crurent à sa parole européenne, descendirent de leurs forts : quelques jours après, hommes, femmes et enfants étaient massacrés. - Dans le massif de Djebel Mousa, au Nord d'Antioche, les montagnards se défendirent héroïquement quoiqu'ils n'eussent qui 400 fusils ; à bout de vivres et de munitions, ils allaient succomber quand ils furent aperçus par des croiseurs français qui les recueillirent au nombre de plus de 4.000 et les transportèrent en Egypte. - Partout ces résistances locales, légitime défense d'hommes qui se savaient voués à la mort, furent noyées dans le sang ; de décembre 1914 à mars 1915, des centaines de villages furent détruits, principalement dans la région frontière turco-russe et turco-persane ; toute sorte d'atrocités furent commises sous les yeux et avec le consentement des officiers allemands.

Il est, ici, très difficile d'établir exactement les responsabilités. Le premier massacre est-il antérieur à la première résistance, ou inversement ? Il est malaisé de le savoir2. Les deux séries de faits sont si étroitement liés ; ils ont été les uns et les autres, si spontanés, dans la malheureuse Arménie, que l'histoire ne saurait les séparer. Peu importe, du reste. Depuis des siècles il y a toujours, dans ce pays, des Kurdes et des Turcs qui assassinent, pillent et violent, et des Arméniens qui, parfois, se défendent : seul le règne de la loi y est inconnu. Personne ne reprochera aux Arméniens d'avoir tenté, en certains endroits, de prévenir les bourreaux ; personne non plus ne ferait grief aux Turcs, engagés dans une terrible guerre, d'avoir réprimé, même durement, des insurrections qui auraient pu favoriser la marche de leurs ennemis. Mais il y a loin entre la répression impitoyable de révoltes et la destruction systématique et barbare de toute une population innocente.

Les Jeunes-Turcs n'attendaient qu'une occasion favorable pour réaliser leurs sinistres desseins. Les événements de la frontière étaient un prétexte suffisant ; après l'échec des attaques des Alliés contre les Dardanelles, le moment parut propice à l'exécution. Un décret du 20 mai (2 juin de notre style) ordonna la déportation en masse des Arméniens en Mésopotamie.

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1)
La Gazette de Lausanne du 26 mars 1916 publie une lettre de Constantinople où est essayé un plaidoyer en faveur des Turcs. Le correspondant de la Gazette allègue que le 17 mars 1914, plusieurs moi avant la grande guerre, le tsar aurait adressé aux Arméniens de Turquie une proclamation, dont il donne le texte, par laquelle il les invitait à secouer le joug ottoman et leur proclamation, dont il donne le texte, par laquelle il les invitait à secouer le joug ottoman et leur promettait une prochaine libération. Ce document est apocryphe. M. Maurice Muret a fait bonne justice, dans un article du même journal daté du 13 avril, de cette invention odieuse.
2)

La Gazette de Lausanne du 16 février 1916 a donné, d'après le journal arménien Droshak , des renseignements très intéressants sur ce point. Un notable allemand venant de Constantinople et qui connaît à fond la question d'Orient et spécialement la question arménienne, mais dont le journal est obligé de taire le nom, aurait fait, lors de son passage à Genève, la déclaration suivante :

« Tout ce qui se passe en Arménie était depuis longtemps projeté par les Jeunes-Turcs ; ils n'attendaient qu'un moment propice, et l'horrible guerre actuelle fut la meilleure occasion pour eux. L'insurrection arménienne n'est qu'un prétexte. J'ai des preuves que je publierai toutes en leur temps. »

D'autre part, le même journal publie, d'après les journaux russes, un récit fait à ceux-ci par un des chefs arméniens du Sassoun, nommé Ruben, qui parvint, avec quelques braves, à échapper aux Turcs et aux Kurdes et, des sommets du Sassoun, à gagner, en suivant les crêtes, le territoire russe du Caucase. Voici un résumé du rapport qu'il fit à la colonie arménienne de Moscou :

« Au début de la guerre européenne, le parti Dashnaktzoutioun se réunit en congrès à Erzeroum dans le but de prendre une décision touchant l'attitude à observer.

« Les Jeunes-Turcs, renseignés, se hâtèrent d'envoyer leurs représentants à Erzeroum pour proposer que le parti déclarât son intention d'aider et de défendre la Turquie en organisant l'insurrection des Arméniens au Caucase en cas de déclaration de guerre russo-turque.

« Les Jeunes-Turcs avaient amené avec eux à Ezeroum leurs propagandistes, au nombre de 27, de nationalité persane, turque, lézgue et circassienne. Leur chef était Emir Hechmate, qui organise en ce moment des bandes de rebelles à Hamadan (Perse). Les Turcs tâchèrent de persuader les Arméniens que l'insurrection était inévitable au Caucase, que sous peu les Tartars, les Géorgiens et les montagnards se révolteraient et que par conséquent les Arméniens devraient les suivre.

« Ils firent même la future carte géographique du Caucase.

« Ils offraient aux Géorgiens les Provinces de Koutaïs et de Tiflis, la région de Batoum et une partie de la province de Trébizonde ; aux Tartares Choucha, les régions montagneuses jusqu'à Vladi-Caucase, Bakou et une partie de la province de Elisavétopol ; aux Arméniens, Kars, la province d'Erivan, une partie d'Elisavétopol, un fragment de la province d'Erzeroum, Van et Bitlis. Tous ces groupements deviendraient autonomes sous le protectorat turc.

« Le congrès d'Erzeroum repoussa ces propositions et conseilla aux Jeunes-Turcs de ne pas se lancer dans la conflagration européenne, avanture dangereuse qui mènerait la Turquie à la ruine.

« Les Jeunes-Turcs en furent irrités.

« C'est une trahison ! s'écria Bouka-Eddine-Chakir, l'un des délégués de Constantinople. Vous tenez le parti des Russes dans un moment aussi critique ; vous refusez de défendre le gouvernement, vous oubliez que vous jouissez de son hospitalité !  »

« Mais les Arméniens s'en tinrent à leurs décisions.

« Les Jeunes-Turcs, avant qu'éclatât la guerre russo-turque, essayèrent de nouveau d'obtenir l'aide des Arméniens. Ils engagèrent des pourparlers avec les représentant arméniens de chaque vilayet.

« Le projet de soulèvement des Arméniens du Caucase fut abandonné. En revanche, on engagerait ces derniers à s'unir aux Tartares de la Transcaucasie dont, au dire des Jeunes-Turcs, l'insurrection était certaine.

« Les Arméniens, cette fois encore, refusèrent.

« Des la déclaration de la guerre, les soldats arméniens se présentèrent à leurs régiments pour y servir, mais il refusèrent catégoriquement de former des bandes

« En général, jusqu'à la fin de 1914, la situation fut calme en Arménien. Mais quand les Turcs eurent été refoulés de Bayezid et chassé dans la direction de van et de Mouch, leur colère se tourna contre les Arméniens, dont les roreligionnaires du Caucase, formés en légions de volontaires conduites par les chefs du mouvement libérateur arménien, Andranik et d'autres, avaient aidé l'ennemi.

« C'est alors que commença le désarmement des soldats, gendarmes et autres militaires arméniens. Les soldats arméniens désarmés furent formés en groupes de mille individus et envoyés dans différentes régions pour construire des ponts, creuser des tranchées et travailler aux forteresses.

« En même temps commencèrent les massacres. Les premières victimes tombèrent à Biarbékir, Erzeroum et Bitlis. Soldats, femmes et enfants, dans les villes et dans les villages, furent abattus en masse. A la fin de janvier 1915, les massacres s'étendaient à toute l'Arménie. Dans les villages Arméniens, on sortait par groupes les mâles à partir de 12 ans et on les fusillait sous les yeux des femmes et des enfants.

« Le premier mouvement de révolte arménien se produisit au commencement de février, à Koms, où arrivèrent 70 gendarmes turcs avec l'ordre de massacrer les notables locaux, parmi lesquels Ruben et Koroun. Les Arméniens, informés de cette décision, s'élancèrent sur eux et les massacrèrent tous. Ils firent également prisonnier le chef de la région, chez lequel il trouvèrent l'ordre suivant écrit par le gouverneur de Mouch : « Réaliser la décision donnée verbalement. » Le même jour les notables arméniens se retirèrent sur les hauteurs où se groupèrent également les jeunes gens armés de la région de Mouch. Les Turcs, au nombre de 2000, commandés par Mehmed Effendi, prirent l'offensive contre les Arméniens, mais ces derniers les anéantirent également.

« Ainsi commença la révolte en Arménie.

« Le gouvernement, voyant l'insurrection s'étendre, fit savoir qu'il suspendait le désarmement des Arméniens, retirait l'ordre des les déporter et d'exterminer ceux du Saussoun. Une commission d'enquête fut formée d'Essad pacha, du kaïmakan de Boulauck, du président du tribunal militaire de Mouch et de l'Arménien V. Papazian, député au Parlement ottoman. Elle 2tablit que les gendarmes étaient cause des troubles arméno-turcs et le gouvernement promit de mettre fin aux représailles. Talaat bey télégraphia de Constantinople de ne pas molester les représentants arméniens.

« Le calme se rétablit provisoirement, mais, au mois de mai, les Turcs essayèrent de pénétrer à Sassoun, et en même temps les massacres recommencèrent inopinément à Kharbert, Erzeroum et Diarbékir. Les Arméniens repoussèrent les Turcs et prirent position autour de la ville de Mouch où un grand nombre de troupes turques étaient concentrées.

« Les choses en étaient là quand, à la fin de juin, les Turcs effectuèrent les grands massacres à Mouch : la moitié des habitants furent massacrés : l'autres moitié furent chassés de la ville. Les Arméniens ne savaient pas quà ce moment les troupes russes n'étaient qu'à deux ou trois heures de distance de Mouch.

«  les massacres s'étendirent à toute la plaine de Mouch. Les Arméniens qui aient pu se retirer sur les sommets du Sassoun, avec le reste de leurs forces et quelque peu de munitions, attaquèrent les Turcs dans les gorges et les vallées du Sassoun, leur causant des pertes considérables. Une partie de Arméniens échappés aux massacres percèrent la ligne des Turcs et arrivèrent à Van occupé déjà par les troupes russes.

« Le nombre des victimes arméniennes est considérable. Rien qu'à Mouch, de 15.000 Arméniens, il n'y a que 200 survivants ; de 59.000 habitants de la plaine de Mouch, à peine 9000 sont sauvés. »

La suppression des Arméniens, Méthode allemande - Travail turc
René Pinon

1916 - Perrin éditions

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