3. - La question arménienne et la presse allemande.

La presse est, pendant la guerre, sous la dictature de la censure. Des faits survenus dans les pays alliés et qui sont gênants pour nous, ou dont la publication est en opposition avec nos intérêts politiques, ne peuvent être débattus en public. On ne peut pas toujours dire la vérité1. On ne peut pas redresser les contre-vérités, et les choses à moitié vraies n'ont point de valeur. Ceux qui sont le mieux renseignés sont le moins à même de parler. Leurs communications seraient d'ailleurs arrêtées sans plus par la censure. Mais, comme le public apprend cependant quelque chose sur les sujets dont on ne peut parler, on ne peut empêcher que l'imagination ne présente les faits de la façon qui nous serait le plus agréable. Le désir engendre la pensée. On prend des suppositions pour des informations, des inventions pour des réalités. Aussi longtemps que dure la guerre, on doit subir ces inconvénients. Les sources d'information sont naturellement fermées ; la censure fait son oeuvre artificielle et le service des nouvelles de l'étranger est réduit à un filet très mince qui souvent tarit complètement. Mais partout où la presse a le respect d'elle-même, elle rougit de remplir à force d'imagination les lacunes de ses informations et s'oppose absolument à la diffusion des mensonges, même lorsqu'ils flattent nos intérêts politiques. En guerre non plus, on ne remporte aucune victoire par des mensonges, comme l'a appris, par une expérience douloureuse, la presse de nos ennemis.

Ce qui vaut pour la presse, vaut aussi naturellement pour les brochures.

Les auteurs d'articles de journaux et de brochures ne disposaient pas, pour porter un jugement dans la question arménienne, de documents particuliers, comme ont pu s'en convaincre ceux qui ont suivi la presse allemande. Les seuls éléments dont on s'est servi, ce sont les quelques communiqués turcs qu'on devait soupçonner, a priori, d'exposer les faits d'une façon partiale et incomplète, en vue, d'intérêts militaires et politiques. La presse allemande, n'était pas à même de vérifier cet exposé. Elle était disposée d'avance à croire toutes les nouvelles favorables à nos alliés et à supprimer toutes celles qui étaient moins flatteuses pour eux. Ainsi, il était commode au bureau de la presse turque de couvrir d'un voile, pour l'étranger, les faits survenus dans son pays et de ne lancer, dans la presse des Puissances Alliées, que les idées qui lui convenaient.

La presse allemande a consciencieusement reproduit, dans les premiers mois de la guerre, les aveux et les louanges de la presse turque au sujet de l'attitude des Arméniens, et aussi plus tard les communiqués turcs, le plus souvent sans commentaires. Les communiqués turcs affirmaient d'abord que seulement des Arméniens isolés avaient commis des actes de trahison, comme ce fut le cas aussi pour des Musulmans ; mais ils ajoutaient aussitôt expressément que les mesures prises par la Turquie « ne constituaient pas un mouvement dirigé contre les Arméniens » et « qu'elles seraient appliquées avec lu plus grande modération et la plus grande justice ». Ou ajoutait que la population arménienne « s'occupait de ses affaires dans le plus grand calme et qu'elle jouissait de la plus grande sécurité ». Le Consul général de Turquie à Genève opposait encore, le 27 août 1915, le démenti le plus formel aux nouvelles de persécutions contre les Arméniens en Turquie, et assurait que « toute la population arménienne, homme, femmes et enfants jouissait de la plus complète sécurité, sous la protection des autorités». Naturellement on prit volontiers connaissance,dans la presse allemande, de ces assurances venant d'une puissance amie et on leur accorda la confiance qu'elles méritaient.

Lorsque plus tard, aux mois d'août et de septembre, on publia, en Amérique, les premières nouvelles sur les mesures d'extermination prises par le Gouvernement turc contre les Arméniens, la presse allemande n'y ajouta pas foi. On prétendit que c'étaient des inventions malveillantes et l'on accusa vivement les Américains de vouloir, par de pareils « bluffs », créer des ennuis à l'Allemagne. Il ne manqua pas non plus de gens qui naturellement accusèrent les informations de la presse américaine d'être des mensonges inventés par les Anglais. Si l'on avait eu connaissance de ces informations, on n'aurait pas formulé ces accusations. Les informations anglaises reproduisaient exactement les sources américaines.

Les rapports américains ont été publiés par un Comité dont font partie des hommes qui jouissent aussi en Allemagne d'une grande confiance. Ces rapports ne contiennent que des dépositions de témoins oculaires, surtout de consuls et de missionnaires, et se limitent à l'exposé des faits, sans entrer dans des commentaires sur le côté politique de la question. Dans les 25 rapports volumineux qui ont été publiés, on ne trouve qu'une seule phrase, dans le rapport du Consul des Etats-Unis à Alep, dans laquelle on reproche aux Allemands d'avoir permis l'extermination de la race arménienne. On ne pouvait savoir, en Amérique, que l'Allemagne avait élevé, à plusieurs reprises, les protestations les plus énergiques contre les procédés du Gouvernement turc et que ces protestations ont été aussi vaines que celles de l'Amérique. Les raisons de cet insuccès ne peuvent être discutées ici. L'indigne accusation selon laquelle les Consuls d'Allemagne auraient dirigé ou encouragé les massacres d'Arméniens, et que le Consul d'Allemagne à Alep, le Dr Rossler, se serait rendu à Aïntab pour y diriger en personne les massacras, ne provient ni d'Amérique, ni d'Angleterre. Elle est fondée plutôt sur la déclaration d'un réfugié syrien (correspondance du Caire, du 30 septembre). Elle a été publiée par le Temps du 1er octobre 1915 et propagée par la presse française. Nous avons déjà rappelé plus haut qu'on avait rendu le meilleur témoignage, du côté arménien, aux consuls d'Allemagne, et en particulier au Dr Rossler, et qu'on avait exprimé la plus grande reconnaissance pour leur activité, inspirée par l'humanité.

Les récits publiés par le Comité Américain ont pour but exclusif d'organiser des secours pour les femmes et les enfants arméniens déportés et affamés. Ils sont dépourvus de toute tendance politique. On a mis déjà à la disposition de l'Ambassade américaine de Constantinople les 200.000 dollars qui ont été recueillis pour les nécessiteux. Ce fut l'Ambassadeur des Etats-Unis à Constantinople, M. Morgenthau, qui proposa au Ministre de l'Intérieur, Talaat bey et au Ministre de la Guerre, Enver pacha, de transporter aux Etats-Unis toute la population arménienne de Turquie, y compris les Arméniens de Constantinople. Il aurait été sûrement préférable d'accepter cette proposition bien intentionnée que de vouer à la ruine la population arménienne. L'Amérique se serait estimée heureuse d'accueillir un peuple aussi laborieux et aussi appliqué que les Arméniens de la Turquie, et elle aurait retiré d'une telle action, aussi prudente que pleine d'humanité, les mêmes heureux avantages qu'autrefois les Prussiens de l'accueil fait par eux aux réfugiés français et aux émigrants de Salzbourg. Malheureusement le Gouvernement turc n'a pas accédé à la proposition des Etats-Unis, mais il a préféré envoyer au désert, par centaines de milliers, les femmes et les enfants arméniens.

En Allemagne aussi, après la première excitation injustifiée contre les rapports américains, - qui furent entre temps confirmés dans toute leur étendue, - on arriva, à la dérobée, à connaître la vérité. La grande presse, qui, malgré la guerre, était restée consciente de sa responsabilité à l'égard de la vérité, préféra alors, à quelques exceptions près, garder le silence au sujet de la question arménienne, parce que la censure ne pouvait permettre, par égard pour la Turquie, de débattre publiquement cette question.

Même les auteurs de brochures se sont imposé la même réserve à l'égard de la question arménienne. Un seul pamphlet, qui a provoqué une attention imméritée, a besoin d'être réfuté. C'est, la brochure de C.A. Bratter :

« La Question Arménienne ». Berlin, S.W.II, Concordia, deutsche Verlagsanstalt, 1915. Sur la couverture, on désigne M. Bratter comme « ressortissant d'un Etat neutre et journaliste allemand ». Il est sujet américain.

En d'autres temps, il ne vaudrait pas la peine de prendre connaissance de cette brochure, car, après la guerre, de telles productions littéraires d'actualité seront considérées, sans plus, comme une tache.

Il peut y avoir tout au plus un certain intérêt psychologique de montrer, par un petit exemple pratique, comment on s'y prend pour écrire avec des airs, de connaisseur, sur des sujets dont on ne connaît rien.

L'auteur a été manifestement poussé à produire cette élucubration par l'appel « en faveur des Arméniens », publié, vers le milieu d'octobre, dans les grands journaux suisses et qu'il reproduit à la page 18. Car la courte brochure (38 pages de texte) s'occupe de cet appel en trois longues pages et termine par une apostrophe à « Messieurs les Suisses ! ». L'appel suisse s'abstient de prendre position avec n'importe quel parti politique et de toute allusion à la co-responsabilité de l'Allemagne, au contraire de ce qui est expressément indiqué dans la presse de l'Entente. Il s'inspire exclusivement des intérêts de l'humanité.

« Tandis que la guerre occupe l'attention du monde entier et absorbe toutes les forces des grandes Puissances européennes, il se passe en Turquie des événements que l'on a le droit d'appeler effroyables, même en ces temps où l'on eut habitué aux choses terribles, et qui laissent bien loin derrière eux tout ce qui s'est fait antérieurement dans ces pays.

« Il ne s'agit de rien moins que de l'extermination systématique do tout un peuple chrétien, les Arméniens, qui est mise à exécution dans le but d'établir dans l'Empire turc la domination unique de l'islam.

« Déjà des centaines de milliers d'Arméniens ont été ou massacrés ou arrachés à leur pays ; ils doivent misérablement mourir dans les steppes de la Mésopotamie ou en d'autres régions. Un grand nombre d'entre eux, surtout des femmes et des enfants, ont été forcés d'embrasser l'islam.

« Ces faits sont confirmés par les affirmations et les récits do personnes en tous points impartiales, qui ont pu les constater par elles-mêmes. « Les soussignés ne se proposent pas seulement de demander au peuple suisse d'apporter un concours puissant au soulagement de la misère qui règne parmi les restes du malheureux peuple arménien. Ils sentent qu'il est de leur devoir d'attirer l'attention du monde entier sur ces événements et de s'adresser à l'opinion publique de tous les pays, pour qu'on fasse immédiatement ce qui peut encore être fait à Constantinople pour la protection des Arméniens survivants. »

M. Bratter, afin de faire soupçonner la tendance de cet appel d'être anti-allemande, écrit :

« L'appel porte la signature d'une centaine de personnes, pour la plupart professeurs et ecclésiastiques de la Suisse appartenant toutefois pour la plupart à la Suisse romande, qui nous est hostile. » A cela M. le Dr H. Christ-Socin répond dans les « Basler Nachrichten » du 18 décembre 1915 :

« Il nous paraît étrange que l'auteur affirme que le plus grand nombre des cent signatures de l'appel provient de la Suisse romande, qui est hostile envers l'Allemagne. En vérité, sur ces cent signatures, trente proviennent de la Suisse romande, trente-deux de la Suisse alémanique et le reste de la Suisse centrale et septentrionale. Même abstraction faite de ces chiffres, le lien indiqué par l'auteur, entre les sympathies pour les souffrances des Arméniens et des dispositions quelconques hostiles à l'Allemagne, est une pure invention. Rien n'est aussi éloigné des intentions des signataires de l'appel, - qui appartiennent d'ailleurs à toutes les nuances politiques possibles, - que de faire une manifestation contre l'Allemagne. »

Analysons l'écrit de Bratter :

La substance en est constituée par dix coupures de journaux. Les quatre premières concernent les événements actuels de Turquie, Ce sont les suivantes :

1° L'interview du Jeune-Egyptien Dr Rifaat parue dans l'Extrabladet, sans indication d'auteur, ni de source, comme s'il s'agissait de faits connus personnellement par l'auteur ;

2° Le premier communiqué turc (Constantinople, le 4 juin) sans indication de date ;

3° Le troisième communiqué turc (Constantinople, le 16 juin 1915) ;

4° Un extrait du réquisitoire contre Boghos Nubar pacha, reproduction verbale d'une correspondance de Constantinople, sans référence de source. Voir le Neues Wiener Tagblatt du 4 août 1915.

Suivent deux coupures de journaux qui ont pour but de faire suspecter les Missions anglaises en Arménie.

5° Coupure du New-York Herald, sans indication de date ;

6° Extrait du rapport d'un prétendu « observateur allemand au courant des choses », sans référence de source, de nom, ni de date.

Viennent ensuite deux citations destinées à caractériser les Hintchakistes arméniens :

7° Extrait d'un article du Révérend Cyrus Hamlin, du commencement de 1890, dans l'organe des Missions de Boston, The Congregationalist ;

8° Article extrait de l'organe des Hintchakistes Haïk et paru trois semaines avant les massacres d'Arméniens de 1895.

Il est en outre spécialement fait mention :

9° D'une Histoire analytique d'Abdul-Hamid inédite.

Il faut y ajouter : 10° L'appel du Comité Suisse. 

Ces dix citations occupent 16 pages sur les 38 de la brochure.

Les quatre premières prouvent que l'auteur n'a eu à sa disposition, au sujet des événements de Turquie durant la guerre, que des nouvelles déjà connues des lecteurs de journaux allemands, c'est-à-dire l'interview du Dr Rifaat et les communiqués turcs, L'auteur ne possède pas d'autres documents. Comment utilise-t-il ceux qu'il a ?

Il met à la base de son exposé, en le reproduisant mot pour mot, mais sans citer sa source, l'interview du jeune Egyptien Dr Rifaat, que nous avons déjà signalé à la page 186. Peut-être M. Bratter, qui n'est pas orienté dans la question, n'est-il pas à même de se rendre compte que le Dr Rifaat a présenté un complot de l'opposition turque et un soulèvement « arabe » pour une « révolution générale arménienne ». Il n'avait donc pas le droit de présenter comme étant à sa propre connaissance le contenu de l'interview. Il ignore également que le complot de l'opposition turque, falsifié par le Dr Rifaat, remonte à l'année 1912, donc à une époque où l'Entente était en bonnes relations avec les Jeunes-Turcs et que ce complot fut découvert, par la police de Constantinople, avant le début de la guerre européenne. Il ignore également que l'exposé documentaire de ce « complot » a été déjà publié dans le Tanine quelques mois avant l'apparition de sa brochure.

En plaçant vis-à-vis l'un de l'autre l'interview du Dr Rifaat2 et l'exposé de M. Bratter, on verra plus clairement comment ce dernier s'y est pris. Les emprunts verbaux sont écrits en caractères droits, les additions de M. Bratter en italiques.

Dr Riffat

« Je puis ajouter que le Gouvernement turc est en tout temps disposé à produire, devant l'opinion publique des pays neutres, les documents qui prouvent la culpabilité de l'Angleterre 3. »

« Les massacres n'ont pas été entrepris pour le plaisir, dans le but, d'exterminer la nation arménienne, mais parce que l'Angleterre avait ourdi une conspiration très étendue, englobant pour ainsi dire tous les Arméniens habitant la Turquie, dans le but d'amener un grand soulèvement au moment où les flottes des Alliés auraient forcé les Dardanelles...

« Les Anglais avaient préparé très soigneusement le soulèvement. Les Arméniens avaient été munis d'armes et de munitions en quantité et même d'uniformes de gendarmerie pour le Gouvernement provisoire qu'ils devaient créer.

« De nombreux.....documents ont clairement prouvé que les Anglais avaient organisé le plus grand soulèvement qui soit connu dans l'histoire de la Turquie.

« Il ne s'agit pas d'une conspiration locale, mais d'une conspiration qui menaçait l'existence même du pays et devait faire passer Constantinoplc entre les mains des Alliés.

« Par malheur pour les Arméniens, la Révolution éclata trop tôt et en même temps tout le complot fut dévoilé au gouvernement par le principal initié à Constantinople.

De nombreux conspirateurs furent arrêtés et châtiés, entre autres le principal chef du soulèvement en Arabie, la cheihh Abd-ul-Kérim.

Bien que lui et ses partisans fussent mahométans, on en pendit cependant 21, et l'en en condamna 100 à des peines graves d'emprisonnement.

M. BRATTER

Dans un temps peu éloigné, on produira des documents prouvant que l'Angleterre, avec l'aide de la Russie et de la France, a, en Arménie.....

ourdi une conspiration très étendue.....

dans le, but d'amener un soulèvement général au moment où les Allies auraient forcé les Dardanelles.

Les Anglais avaient préparé très soigneusement le soulèvement. Les Arméniens avaient été munis d'armes et de munitions en grande quantité, et même d'uniformes de gendarmerie pour le gouvernement provisoire qu'ils devaient créer

Ce fut

la plus grande conspiration que l'Angleterre ait jamais ourdie en Orient, et cela n'est pas peu dire.

C'était une conspiration qui menaçait la vie, même de l'Empire turc, car son but était de faire passer Constantinople entre les mains des Alliés.

Par malheur pour les Arméniens la Révolution éclata trop tôt et en même temps le complot fut dévoilé au gouvernement turc.

Le Tribunal infligea des peines terribles, mais ce ne fut pas exclusivement contre des conspirateurs arméniens. Les chefs du soulèvement en Arabie, tous mahométans, furent aussi cruellement punis.

Le cheikh Abd-ul-Kérirn et 20 de ses partisans furent pendus ; 100 autres fouettés et condamnés à des peines graves d'emprisonnement.

Il n'est pas besoin d'avoir des yeux exercés à la philologie pour reconnaître que les déclarations fondamentales de Bratter, qu'il se donne l'air de produire de son propre fonds, sont copiées sur l'Interview menteuse du Dr Rifaat. Nous avons dû découper et transcrire des passages de l'Interview du Dr Rifaat pour mettre à jour la similitude avec le plagiat de M. Bratter.

M. Bratter n'accorde pas à l'Angleterre d'être la seule instigatrice de la prétendue « conspiration englobanttous les Arméniens ». D'un seul coup de plume, il fait de la Russie, et de la France ses complices. Il ne trouve pas non plus suffisantes « les quantités d'armes et de munitions », il on l'ait de « grandes quantités ». M. Brat-ter paraît aussi avoir un penchant pour la cruauté, car il qualifie de « terribles » les peines infligées par le tribunal et fait préalablement « fouetter » les cent Arabes condamnés à des peines graves d'emprisonnement.

Dans le récit de Bratter nous ignorons ce qu'il en est de la conspiration arabe du cheikh Abd-ul-Kérim. D'après une autre version de l'interview du Dr Rifaat, les quantités d'armes et de munitions et les uniformes de gendarmes auraient été trouvés, non point chez des Arméniens, mais chez le cheikh arabe Abd-ul-Kérim. Par Contre, les 21 pendus ne sont pas des partisans d'Abd-ul-Kérim, mais les 21 Hintchakistes qui furent exécutés à Constantinople, devant le Séraskiérat (cfr. page 191 et suivantes). Quatre d'entre eux étaient impliqués dans le complot de l'opposition libérale turque, qui fut découvert avant la guerre. Ce complot turc, combiné avec un soulèvement arabe est la seule preuve que le Dr Rifaat et son plagiaire M. Bratter apportent pour prouver la « conspiration englobant tous les Arméniens habitant la Turquie », qui est de leur propre invention.

Voilà donc comment Bratter a établi la base de ses démonstrations.

L'entrée en matière par laquelle Bratter présente son plagiat du Dr Rifaat : « Dans un temps peu éloigné, on prouvera avec des documents à l'appui, etc. » lui a tellement plu qu'il l'emploie encore deux fois pour faire croire à d'autres assertions. Il écrit :

« Il sera également démontré dans un temps peu éloigné : 1° que les révolutionnaires arméniens ont, durant cette guerre, tenu quelque temps en leur pouvoir les grandes villes du haut plateau arménien et qu'ils les ont livrées aux Russes ; 2° que ces bandes arméniennes étaient partout munies d'armes russes, qu'elles ont combattu près du lac de Van avec les troupes russes contre les Turcs, si bien que ces combats furent signalés comme « victoires » dans le communiqué officiel de Pétersbourg ; 3° et qu'enfin la majeure partie de la population arménienne de la Turquie d'Asie s'est déclarée neutre (!) au lieu de combattre avec la Turquie contre la Russie. A cela on doit répondra :

1° Il n'est pas besoin de prouver que ce sont les Arméniens (et non point des révolutionnaires arméniens) qui se sont défendus à Van et se sont emparés de la forteresse de Chabin-Karahissar, car on peut le lire dans les communiqués officiels turcs. Il ne s'agit certes pas des « plus grandes villes du haut plateau arménien », mais d'une des plus grandes villes et de la forteresse d'une ville plus petite. M. Bratter ne semble pas s'être demandé comment les 500 Arméniens réfugiés dans la forteresse de Chabin-Karahissar auraient pu faire pour « livrer la ville à la Russie ». Van n'a pas été «livré aux Russes» par les Arméniens assiégés, mais ce sont les Russes qui ont occupé Van et tout le vilayet après la retraite des Turcs, et sans l'entremise des Arméniens assiégés.

2° De plus, le fait tout naturel que les Arméniens de Russie aient été munis d'armes russes, qu'ils aient combattu avec les troupes russes contre les Turcs, et que ces combats aient été signalés comme des « victoires » dans les communiqués officiels de Pétersbourg, n'a pas besoin « d'être prouvé dans un temps peu éloigné », car tout le monde, excepté M. Bratter, sait qu'un million et demi d'Arméniens vivent au Caucase, et que ces Arméniens russes, tout comme les Polonais russes, devaient combattre du côté des Russes. Et il va sans dire que des victoires remportées par les Arméniens russes, avec le concours des troupes russes, sont des « victoires russes. »

3° Que la majeure partie de la population arménienne de la Turquie d'Asie se soit déclarée neutre (!) dans cette guerre, est une idée si enfantine qu'elle n'a pas besoin d'être réfutée. Que l'on imagine un peu que la majorité des Polonais prussiens se « déclarent neutres » !

« Il sera prouvé, écrit M. Bratter pour la troisième fois, que le Consul anglais de Mersine avait, au mois d'avril 1909, ourdi une insurrection des Arméniens dans le vilayet d'Adana. De plus, quelques années auparavant 40.000 Arméniens, qui avaient pris part à un soulèvement, s'étaient réfugiés au Caucase avec l'autorisation et l'aide du Gouvernement russe ». On ne saurait dire laquelle de ces deux affirmations est une invention plus effrontée. Il n'y eut absolument aucune insurrection en Arménie « quelques années avant 1909 ». Les « 40.000 Arméniens » qui se seraient alors réfugiés au Caucase, aussi bien que la prétendue machination d'une insurrection à Adana, par le Consul d'Angleterre, sont une pure invention. Tous ceux qui le désirent peuvent apprendre la vérité sur les massacres d'Adana, au mois d'avril 1909, en lisant le rapport du Dr Paul Rohrbach, qui a fait un voyage en Cilicie au lendemain des massacres. »

Les massacres d'Adana ont été organisés à l'instigation des Turcs et avec le concours des troupes Jeunes-Turques. Les instigateurs turcs furent, au moins en partie, châtiés par le Gouvernement turc, sous la pression des grandes Puissances. Pour l'Angleterre, qui ne voulait pas alors troubler ses bonnes relations avec le Gouvernement Jeune-Turc, l'affaire était, au contraire, très gênante, de telle sorte qu'elle chercha, autant que possible, à l'ignorer.

Nous avons déjà analysé les communiqués turcs que Bratter reproduit, Nous avons également rectifié les renseignements turcs, au sujet de la mission de Boghos Nubar pacha (cfr. page 253). Tout ce que Bratter raconte, - que Boghos Nubar pacha « s'est mis au service des Puissances de la Triple Entente », qu'il a organisé des souscriptions pour le recrutement des volontaires arméniens pour l'armée russe du Caucase, « qu'il a publié, dans les journaux d'Amérique, des appels au soulèvement de la nation arménienne », qu'il veut créer une Arménie Indépendante sous le contrôle de l'étranger, - tout cela est copié mot à mot de la Correspondance de Constantinople et dépourvu de fondement. Quand M. Bratter ajoute, de son propre fond, que Boghos Nubar pacha (qui, en sa qualité de grand propriétaire foncier, appartient à la classe conservatrice du peuple arménien) est un des chefs principaux des révolutionnaires arméniens, et conclut en disant « qu'il est prouvé depuis longtemps que les fils de la conspiration dirigée par Nubar pacha aboutissent au Palais du Gouverneur russe du Caucase, à Tiflis », la légèreté avec laquelle de pareilles informations ridicules sont données, en l'absence de toute preuve « comme prouvée depuis longtemps, » est extrêmement regrettable. Avec les coupures de journaux destinées à dévoiler l'activité « d'une légion de missionnaires, que l'Angleterre a envoyés en Asie Mineure », il est arrivé à M. Bratter une cruelle mésaventure. Il veut en effet prouver que « l'Angleterre fît fonder partout, en Asie Mineure, des écoles et des églises protestantes, qui servaient en apparence à la propagande religieuse, mais en réalité à la propagande politique parmi les Arméniens » ; qu'elle faisait « la chasse aux âmes avec une tendance politique très prononcée » pour « se servir des nationalités chrétiennes de la Turquie comme de dociles instruments entre ses mains, quand l'Angleterre aurait un jour besoin d'elles contre les Turcs. » Tout le monde sait, au contraire, que l'Angleterre, depuis la guerre de Crimée, avait son intérêt politique à conserver la Turquie, comme un Etat-tampon entre elle et la Russie, de sorte qu'elle s'est trouvée au début de cette guerre dans la nécessité absolue de dévier de sa politique antérieure. Après cette guerre, elle sera probablement obligée, par sa politique méditerranéenne et pour la protection du canal de Suez, de revenir à son ancienne politique. La mésaventure qui est arrivée à M. Bratter consiste en ce qu'il n'y a point de missionnaires anglais EN ARMÉNIE ; il n'y a exclusivement que des Américains, et il rend lui-même à ceux-ci le témoignage d'être venus en Turquie sans but politique. Naturellement, les missionnaires américains ne lui plaisent point, car il les connaît aussi peu que les Anglais. Là où il peut en avoir besoin, il en appelle certes au témoignage de missionnaires américains, « du remarquable ecclésiastique Cyrus Hamlin ». Mais il extrait d'abord du New-York Herald,- qu'il semble estimer particulièrement digne de foi pour des lecteurs allemands, - un charmant certificat de bonne conduite pour les missionnaires américains: « Des hommes enthousiaste, ayant une demi-instruction, inexpérimentés, qui sont capables de jeter le trouble dans le monde entier. » Si un Allemand veut se former un jugement sur l'oeuvre grandiose des missionnaires américains en Turquie, il ferait certainement mieux de s'adresser, par exemple, au professeur Dr Jul. Richter, de l'Université de Berlin, qu'au New-York Herald. Il ne s'exposerait pas ainsi à commettre la bévue d'attribuer des menées politiques à des missions anglaises qui n'existent point. Le malheur veut encore que les missionnaires, si mal décrits par le New-York Herald, et qui « ont leurs bureaux à New-York », soient des Presbytériens qui n'ont absolument rien à faire avec l'Arménie. Les missionnaires américains d'Arménie sont des Congrégationalistes, qui ont leurs bureaux à Boston.

M. Bratter tombe encore plus mal avec son « observateur allemand bien renseigné, qui a pu constater les choses sur place ». Ce thébain si bien renseigné fait lui-même une charge contre l'Angleterre. Il s'élève lui aussi contre les missionnaires et les écoles américaines d'Anatolie qui, dans l'intérêt de la « politique anglaise », ont poussé, par leur éducation, sur « le chemin de l'anarchie », « les enfants arméniens de Sivas, Kharpout et Diarbékir ». On ne doit pas, dit-il, en rejeter la culpabilité sur le peuple arménien, « qui possède sans cela les meilleures qualités qui distinguent d'ordinaire un citoyen paisible ». « On ne doit pas seulement rendre responsable la jeunesse révolutionnaire, mais on doit aussi, sans pitié, mettre au pilori ces Anglais (c'est-à-dire les missionnaires) qui ont goutte à goutte infusé, dans l'âme du peuple arménien, le poison qui apporte actuellement à ce malheureux peuple la misère et la mort. »« L'observateur allemand si bien renseigné » doit avoir eu des visions sur place » car, dans toutes les localités mentionnées, et dans toute l'Arménie, il n'a jamais existé un seul missionnaire anglais.

Comme preuve du fait que des missionnaires anglais ont été les instigateurs troubles organisés par le Hintchak à Mersivan (où il n'y a jamais eu de missionnaires anglais) et à Koum-Kapou (ou il n'y a pas davantage de missionnaires anglais) on fait appel à une enquête américaine.

M. Bratter (ne sachant rien dire d'autre sur l'Arménie) concentre son attention, dans cinq longues pages, sur les Hintchakistes, parti révolutionnaire qui avait une certaine importance au Caucase, il y a vingt ans, mais qui depuis lors a presque disparu. Il a emprunté ce qu'il dit à deux longues citations qui remontent au commencement de 1890, qui datent donc de vingt ans. La première est empruntée à l'organe des Missions des Congrégationalistes, donc à l'organe de ces mêmes missionnaires qui soi-disant élèveraient des anarchistes et qui auraient organisé et encouragé de prétendus troubles hintchakistes dans leur collège de Mersivan. Cet article de la feuille congrégationaliste, écrit par le Missionnaire Rév. Cyrus Hamlin, que Bratter qualifie de « remarquable » témoin, condamne, de la façon la plus énergique, ces Hintchakistes, et met en garde le peuple arménien contre eux. M. Bratter ne semble pas avoir remarqué que ce missionnaire congrégationaliste, le Rév. Hamlin, dans l'article cité, accuse les Hintchakistes d'exciter les Turcs contre les missionnaires et les Arméniens protestants, et leur attribue à eux les troubles de Mersivan, tandis que M. Bratter met ces mêmes troubles au compte de ces mêmes missionnaires congrégationalistes, au nom desquels parle le Rév. Hamlin. Il en résulte le tableau suivant : Les Hintchakistes travaillent contre les missionnaires protestants de Mersivan, et les missionnaires protestants de Mersivan soutiennent les menées des Hintchakistes. Si les missionnaires américains agissent ainsi, ce sont certes des hommes qui, - comme le dit le New-York Herald, - « sont capables de porter le trouble dans tous les pays du monde ». Ils agiraient selon la parole de Jésus : « Si Satan se fait à lui-même la guerre, il ne pourra plus subsister, mais c'en sera fait de lui. » Mais les missionnaires américains ne sont pas si sots. Sans doute, M. Bratter dira qu'il n'entendait pas parler des missionnaires américains de Mersivan, mais des missionnaires anglais, qui n'y ont jamais existé.

Qu'ont à faire d'ailleurs toutes ces déclarations contre les Hintchakistes, - petit groupe révolutionnaire, composé d'Arméniens de l'étranger, qui ont, depuis longtemps,perdu toute influence parmi les Arméniens de Turquie, - avec l'état actuel de la Turquie? Rien! C'est le manque de renseignements qui peut seul expliquer que M. Bratter s'intéresse si vivement aux Hintchakistes et reproduise même encore un article du Haïk de l'année 1895. Les infamies les plus invraisemblables y sont imputées au « fameux » Hamparzoum, un de leurs anciens chefs qui languissait depuis douze ans dans les prisons turques et qui fut relâché par les Jeunes-Turcs. Ou bien l'on condamne toute révolution, ou bien l'on doit se demander, à l'égard des révolutionnaires, pour quel motif ils agissent et si la misère de leur peuple ne justifie pas leur conduite. On peut alors conclure à un jugement moins sévère. Qu'on n'oublie donc point que les Jeunes-Turcs, qui sont actuellement nos alliés, étaient alors les partisans et les camarades des Hintchakistes ; les uns et les autres s'attaquaient au Gouvernement terroriste d'Abdul-Hamid. Les efforts révolutionnaires des Jeunes Turcs ont réussi, ceux des Hintchakistes non. Voilà la différence ! Ceux qui portant un jugement différent se rendent coupables d'hypocrisie. Le dossier des massacres de Samsoun, tout comme celui des grands massacres organisés par Abdul-Hamid, est déjà clos. Celui qui n'admet pas le jugement qui s'est imposé au monde entier, doit d'abord réfuter les rapports des Consuls et des Ambassades de toutes les Puissances que nous possédons sur ce sujet, et s'expliquer ensuite avec des hommes comme le Dr Rohrbach et d'autres qui connaissent bien, pour en avoir été témoins, les événements d'Arménie dans leur dernière phase.

Pour caractériser les massacres d'Abdul-Hamid, sur lesquels M. Bratter ne sait rien par lui-même, il cite une « histoire analytique du règne d'Abdul-Hamid » encore inédite, composée par « un prince albanais libéral, » hostile aux Jeunes-Turcs. Nous doutons qu'un historien, qui se propose d'étudier le règne d'Abdul-Hamid, sur lequel nous possédons des douzaines de travaux européens, se lie au jugement d'un auteur albanais inédit. Toujours est-il que l'Albanais qu'il cite rend beaucoup mieux justice au peuple arménien que M. Bratter, car il émet le jugement qu' « Abdul-Hamid a rendu responsable de la faute de quelques fanatiques et de canailles subornées tout le peuple arménien qui jouissait antérieurement, dans l'Empire ottoman, de la prééminence, puisqu'il occupait les places les plus élevées et possédait les plus grandes richesses. Le sentiment de justice de l'Albanais se révolte aussi contre le fait que « tout le peuple arménien est confondu avec deux ou trois criminels et souffre des persécutions terribles. » L'Albanais porte un jugement complètement erroné sur le but que poursuivaient les révolutionnaires arméniens par l'occupation de la Banque ottomane. Il va sans dire que les Arméniens n'étaient pas assez insensés pour croire qu'ils pourraient « fomenter une révolution à Constantinople ». Le but de l'occupation de la Banque ottomane était de faire une démonstration à l'adresse des six Grandes Puissances, qui avaient signé l'article 61 du traité de Berlin et qui avaient capitulé quand Abdul-Hamid répondit à leurs démarches pour obtenir des réformes en faveur de la malheureuse Arménie, par une tuerie de 80 à 100.000 Arméniens. Voilà pourquoi la question de l'Albanais : les Arméniens « poursuivaient-ils un but raisonnable en occupant la Banque ottomane ? » est déplacée. Abdul-Hamid était au courant de ce projet et du but qu'on se proposait, et, au lieu de prévenir le coup, il laissa faire les révolutionnaires, et prépara, comme réponse à la démonstration,- qui fut du reste inoffensive et se passa en toute tranquillité, - un massacre des Arméniens de Constantinople, qui s'accomplit sous les yeux des ambassadeurs des Grandes Puissances. D'après un rapport officiel, rédigé pour le Palais, le nombre des tués fut de 8.750 et, d'après le rapport des ambassadeurs, de 5 à 6.000. Tout aussi inexacte est l'affirmation de l'Albanais que « l'Angleterre a tiré artificiellement du néant la question arménienne, à une époque où l'influence anglaise en Turquie avait fortement diminué et où l'estime pour l'Allemagne commençait à grandir. » La « Question arménienne » date de 1878, de l'époque qui suivit la guerre russo-turque. La politique orientale d'Allemagne commença vingt ans plus tard. Si quelqu'un a créé la « Question arménienne », ce n'est point l'Angleterre, mais la Russie, qui fit insérer, dans le traité de San-Stefano, l'article 16, qui est l'origine de l'article 61 du traité de Berlin. Ce n'est pas l'Angleterre seule, mais les six Grandes Puissances, y compris l'Allemagne, qui ont assumé la responsabilité du sort du peuple arménien en apposant leurs signatures au traité de Berlin, Leur but, très louable, était, suivant les délibérations du Congrès, de garantir et protéger la vie et les biens des Arméniens contre les Kurdes et les Tcherkesses. Bientôt la Question arménienne devint le champ d'action de la diplomatie en Orient ; elle était dominée par l'opposition des intérêts russes et anglais en Turquie. Lorsque, dans les années 1893-1895, le programme des réformes pour l'Arménie fut signé, conformément aux stipulations du traité de Berlin, par les Ambassadeurs d'Angleterre, de France et de Russie, et signé aussi par Abd-ul-Hamid, celui-ci le scella dans le sang de 100.000 Arméniens. Le Gouvernement Jeune-Turc a suivi son exemple. Il a répondu aux pourparlers russo-allemands de 1913-1914 par l'extermination du peuple arménien. Si ce fut pour le salut de la Turquie, l'avenir nous le dira.

Ces observations suffisent pour corriger les jugements portés par l'Albanais, qui était sans doute mal informé des choses arméniennes, mais qui s'est appliqué néanmoins à porter un jugement plus impartial que M. Bratter.

Les citations de M. Bratter, empruntées à l'ouvrage de l'Albanais, offrent encore une particularité qui caractérise bien la manière dont M. Bratter fait ses citations. Il se donne, en effet, l'air de les avoir puisées dans l'ouvrage historique de l'Albanais « reste manuscrit » et fait remarquer que, dans cet ouvrage, « la Question arménienne occupe naturellement une large place ». En réalité, M. Bratter n'a jamais vu « l'histoire analytique du règne d'Abdul-Hamid » et ses citations proviennent encore moins de cet ouvrage, car elles sont un plagiat du livre intitulé : « Le Croissant qui s'éteint, révélations turques, par Alexandre Ular et Henri Insabato, Imprimerie de l'Institut Littéraire Rutten et Loening, Francfort-sur-le-Main, 1909. »

Les auteurs, qui y ont réuni de nombreux commérages malveillants, avec l'intention de jeter la suspicion sur la politique orientale de l'Allemagne, donnent, sur le manuscrit de l'Albanais, les détails suivants, en face desquels nous reproduisons le plagiat de M. Bratter.

Ular et Insabato

Comme introduction de son règne (d'Abdul-Hamid)... nous ne croyons pouvoir mieux faire que de reproduire ce que nous a dicté4 brièvement et en albanais, à propos des principaux moments du régime hamidien, un prince albanais libéral, qui a des préférences pour un régime constitutionnel, mais que nous ne pouvons nommer maintenant, car il estmenacé de mort, dans son pays, par les Jeunes-Turcs.

Cet homme remarquable a, pendant des années, en qualité de premier collaborateur de Hilmi pacha, travaillé plus qu'aucun autre... a maintenir la tranquillité en Macédoine.

Il a composé, en langue turque, une histoire détaillée d'Abdul-Hamid. Mais, en septembre 1908, le manuscrit de cet ouvrage, dont le titre était Histoire analytique du Règne d'Abdul-Hamid, lui fut arraché par un monstrueux acte violence des Jeunes-Turcs. Les phrases suivantes, très intéressantes, non seulement au point de vue de l'histoire, mais aussi par leur valeur anecdotique, représentent le résumé de quelques chapitres de cet ouvrage. »

Bratter

« Un prince albanais libéral, hostile non moins au Sultan Abdul-Hamid...

qu'aux Jeunes-Turcs, qui a été, pendant dzs années, collaborateur de Hilmi pacha, gouverneur général de Macédoine.

a écrit

une Histoire analytique du Règne d'Abdul-Hamid, dans laquelle naturellement la question arménienne occupe aussi une large place.Cet ouvrage historique détaillé est resté manuscrit, jusqu'à présent, car sa publication n'a pas paru opportune pour des motifs politiques.

Comme on le voit, les citations de M. Bratter proviennent, non pas de l'ouvrage historique que personne n'a vu, puisqu'il a été, soi-disant, dérobé par les Jeunes-Turcs, mais de réminiscences de cet ouvrage que l'Albanais a dictées à MM. Ular et Insabato. M. Bratter tait ce détail, comme il garde le silence sur le « Croissant qui s'éteint », qui est la source de ses citations. La « large place » qu'occupe la question arménienne dans ces réminiscences revient à une page et demie. C'est à peu près tout ce que M. Bratter cite, avec des omissions et des additions très caractéristiques. Mettons l'un en face de l'autre l'original et la copie :

Ular et Insabato :

Mais lorsqu'on apprit à Londres la visite de Guillaume et les marques d'amitié données à Abdul-Hamid, l'Angleterre se mit définitivement du côté ennemi et sortit soudain du néant la question arménienne.

Par la faute de quelques fanatiques et de canailles subornées tout le peuple arménien, qui était antérieurement l'élément presque dominant dans l'Empire turc, puisqu'il y occupait la plupart des places élevées et possédait les plus grandes richesses, devait bientôt être confondu avec les deux ou trois criminels qui en faisaient partie et souffrir les plus terribles persécutions et des massacres qui ont glacé d'horreur l'Europe entière.

Nous devons nous demander sans préjugés :Les Arméniens avaient-ils donc un motif quelconque, poursuivaient-ils un but raisonnable quelconque, avaient-ils un prétexte quelconque pour tramer une Révolution à Constantinople? Certainement non !

Car à Constantinople ils étaient tout au plus un contre 20 et ils ne pouvaient nourrir le moindre espoir de se servir de la ville comme d'un champ de manoeuvres offert à leurs coups de main révolutionnaires : et en vérité on ne pouvait cependant pas leur permettre de transformer le palais de la Banque ottomane en une forteresse révolutionnaire au milieu de de la capitale.

Mais le plus grand malheur, dans cette entreprise condamnable, ce fut que les chefs, qui avaient causé les troubles, eurent la vie sauve, grâce à la protection des étrangers qui les avaient payés, tandis que d'innombrables innocents durent se laisser misérablement égorger à leur place.

Et qui ne sait pas que le nombre de ces malheureux, victimes des révolutionnaires et des provocateurs anglais, aurait été encore doublé ou triplé, si d'honnêtes musulmans indignés, et eu conformité avec la sainte loi de Mahomet, n'avaient pas soustrait, dans leurs maisons et dans leurs mosquées, d'innombrables Arméniens aux mortels coups de gourdin de Kutchuk-Saïd?

Bratter :

Cet historien affirme aussi que l'Angleterre a tiré du néant la question arménienne au temps où l'influence anglaise en Turquie baissait fortement et où le prestige de l'Allemagne commençait à monter.

Il ajoute ensuite :

Par la faute de quelques... fanatiques et de canailles subornées tout le peuple arménien, qui était antérieurement l'élément presque dominant dans l'empire turc, puisqu'il y occupait la plupart des places élevées et possédait 1es plus grandes richesses, devait bientôt être confondu avec les deux ou trois criminels et souffrir les plus terribles persécutions.

Nous devons nous demander sans préjugés, en face de l'attaque de la Banque Ottomane (qui n'était qu'une partie d'une grande conspiration) : les Arméniens avaient-ils donc un motif quelconque, poursuivaient-ils un butraisonnable quelconque, avaient-ils un prétexte quelconque pour tramer une Révolution à Constantinople ? Certainement non !

Car à Constantinople ils étaient tout au plus un contre 20 et ils ne pouvaient nourrir le moindre espoir de se servir de la ville comme d'un champ de manoeuvres offert à leurs coups de main révolutionnaires : et en vérité on ne pouvait cependant pas leur permettre de transformer le palais de la Banque ottomane en une forteresse révolutionnaire au milieu de la capitale !

Mais le plus grand malheur, dans cette entreprise condamnable, ce fut que les chefs, qui avaient causé les troubles, eurent la vie sauve, grâce à la protection des étrangers qui les avaient payés, taudis que d'innombrables innocents périrent à leur place.

Et qui sait si le nombre de ces malheureux, victimes des révolutionnaires et des provocateurs anglais, n'aurait pas été doublé ou triplé, si d'honnêtes musulmans, dans leur indignation, et obéissant à la sainte loi de Mahomet, n'avaient pas soustrait, dans leurs maisons et dans leurs mosquées, d'innombrables Arméniens aux mortels coups de gourdin de Kutchuk-Saïd ?

On voit que M. Bratter, tout comme il a supprimé plus haut « le projet de meurtre » des Jeunes-Turcs contre le prince albanais, ainsi que le fait que son manuscrit lui fut arraché « par un monstrueux coup de main des Jeunes-Turcs », cherche à affaiblir ici les déclarations de son prétendu garant, en supprimant les « persécutions et les massacres, qui ont glacé d'horreur l'Europe entière » et change les mots « se laisser misérablement égorger » en « périr ». Le changement de « et qui ne sait pas », en « qui sait si » est aussi caractéristique.

Mais nous voulons maintenant remplir la « large place » que soi-disant « la question arménienne occupe dans l'Histoire Analytique » (que M. Bratter n'a jamais vue), en ajoutant ici le reste des réminiscences du livre d'Ular et Insabato :

« Ces massacres n'ont pas seulement fait souffrir terriblement les Arméniens, ils ont causé des dommages effroyables au Gouvernement turc. Ils eurent pour effet immédiat, non seulement un arrêt très préjudiciable de toute la vie économique, et avant tout du commerce, qui était en grande partie entre les mains des Arméniens, mais aussi l'émigration de beaucoup d'Arméniens très riches, femmes de la finance ou du grand commerce, qui se dispersèrent dans tous les pays étrangers, qui s'établirent en Egypte, dans l'Europe occidentale et même en Amérique, et qui ne sont jamais revenus depuis. Le fisc turc a perdu par là un revenu d'au moins 10 a 15 millions par an !... C'est alors que paraît sur la scène Guillaume II, qui prend sous sa protection le Sultan contre les éclats de la fureur des Arménophiles appartenant aux Gouvernements de l'Europe occidentale, justifie son attitude et tire profit du désastre soudain du commerce et des finances arméniennes, en établissant dos maisons de commerce allemandes à la place des grands commerçants tués ou émigrés. »

C'est là tout ce que l'Albanais a dicté à MM. Ular et Insabato, au sujet de la question arménienne. M. Bratter sait bien pourquoi il supprime la fin : il voulait d'abord laisser entendre qu'il y avait encore, dans toute l' « histoire analytique », d'autres choses intéressantes sur la question arménienne. En second lieu, il ne pouvait oser présenter à un public allemand les basses calomnies contre l'Empereur d'Allemagne dont son garant prend le premier la responsabilité. Car son garant aurait aussitôt perdu par là tout crédit pour tout ce que M. Bratter lui emprunte.

Il faut encore remarquer à ce sujet que l'accusation selon laquelle l'attaque de la Banque ottomane aurait eu lieu à l'instigation et avec l'argent des Anglais est complètement en l'air. Les Arméniens désiraient, au contraire, exciter l'opinion publique en Angleterre contre le Gouvernement anglais qui répondait seulement par des notes, par du papier, aux massacres d'Abdul-Hamid, et qui avait laissé tomber définitivement le plan de réformes arméniennes. Si l'Angleterre avait voulu menacer le Sultan Abdul-Hamid, elle aurait eu à sa disposition d'autres moyens qu'une poignée d'Arméniens.

M. Bratter retourne, avec un art particulier, aux

massacres d'Abdul-Hamid de l'année 1895-1896. Il fut un temps où maintes gens se taisaient volontiers sur ce sujet. Après la chute d'Abdul-Hamid, il en fut autrement. Depuis le triomphe de la révolution Jeune-Turque, chacun donnait au lion mort le coup de pied de l'âne. Même dans la presse allemande, Abdul-Hamid ne fut appelé que le « rouge », ou le « sanguinaire ». Les Arméniens, depuis leurs dernières épreuves, appellent maintenant ironiquement Abdul-Hamid leur « bienfaiteur », car les coups qu'il a portés à leur nation, comparés à son sort actuel, leur paraissent supportables. Les Arméniens peuvent avoir des raisons de parler d'Abdul-Hamid comme d'un sauveur; M. Bratter n'en a aucune... En aucun cas il ne peut lui être permis de fausser l'histoire comme il le fait aux pages 34, 35 et 36, quand il décrit les massacres de 1894-1895-1896. Je préfère admettre qu'ici aussi, M. Bratter, comme dans le cas de la reproduction du Dr Rifaat et de MM. Ular et Insabato, a commis un plagiat ; car je ne puis le croire capable d'inventer un tissus de mensonges aussi énormes que ceux qu'il a accumulés dans ces trois pages.

Sur les massacres du Sassoun, en 1894, nous avons les rapports détaillés de la commission d'enquête, qui a établi les faits sur place. Chez Bratter, ce ne sont pas les Kurdes qui ont organisé les massacres, mais c'est le « fameux Hamparzoum », avec 3.000 paysans arméniens.

Les meurtres et les incendies commis par ces 3.000 paysans arméniens, comme aussi « l'aide anglaise », sont inventés de toutes pièces.

Les massacres d'Arméniens sous Abdul-Hamid sont transformés par Bratter en massacres de Turcs. L'histoire des massacres hamidiens est connue du monde entier5, Cela suffît pour mépriser d'autant plus cette grossière falsification. Lisez plutôt : « La révolte de Zeïtoun, étouffée dans le sang6, fut suivie, en automne 1895, de la manifestation armée 7 des Arméniens à Constantinople, et celle-ci des insurrections de Trébizonde, du vilayet de Hudavendighian 8, du vilayet (lisez sandjak) d'Ismid, du vilayet de Bitlis, des vilayets de Sivas, Diarbékir et Alep, et d'une nouvelle révolte à Zeïtoun (?). Presque partout les révoltes commencèrent par des assassinats de Turcs et l'attaque des mosquées. Les révolutionnaires achevaient, avec des bombes et du pétrole, ce qu'ils avaient commencé avec des fusils et des poignards. A Trébizonde, à Aka-Hissar (lisez Akhissar), à Erzeroum, ils menaient une véritable guerre contre la population mahométane. Leurs chefs firent tuer, dans le vilayet d'Erzeroum, tous les Arméniens qui ne voulurent pas soutenir l'insurrection. On défendit aux notables arméniens, sous peine de mort, d'entrer dans les Comités de Réformes formés par le Gouvernement. A Bitlis, le missionnaire anglais (?) Georges excitait ouvertement les Arméniens à la révolte. Dans le vilayet de Diarbékir, c'est le Consulat anglais qui dirige la révolte. Dans les deux cas, les Anglais affirmaient que, si l'insurrection restait victorieuse, le Gouvernement anglais tiendrait la main à ce que la Turquie soit forcée de céder les six vilayets arméniens au futur Etat arménien. A Servet (n'existe pas, il faut lire : Seurt), les Arméniens incendièrent le bazar et brûlèrent tout vifs tous les Turcs qui se trouvaient dans le bâtiment. A Alexandrette, les Hintchakistes fréquentaient le Consulat Britannique..... Dans la ville de Marach, on mit le feu, en novembre 1895, à trois endroits à la fois ; plus de cent musulmans périrent dans les flammes. Mais toutes ces ignominies furent éclipsées par la cruauté sans exemple que les Arméniens commirent, vers la même époque, à Zeïtoun et qui fut sans doute âprement vengée par les Turcs9. »

Voilà, selon Bratter, l'exposé de carnages d'Abdul-Hamid.

Dans cet exposé, chaque phrase est un mensonge. On ne sait que dire quand on voit des faits aussi notoires travestis si effrontément et inversés. On transforme les massacres d'Arméniens sans défense et sans armes en insurrections des Arméniens et tuerie de Turcs. L'incendie des quartiers de villes et d'églises chrétiennes se transforme en bazars turcs réduits en cendres et en mosquées attaquées, et ainsi de suite. Naturellement, comme un épouvantail d'enfants, l'Angleterre doit se cacher derrière tout cela. L'affirmation selon laquelle l'Angleterre aurait ourdi ces insurrections est tout aussi mensongère que l'existence même des insurrections. Ce sont encore naturellement des missionnaires anglais (dont il n'y a jamais eu) qui doivent tenir les fils. Comment M. Bratter peut-il expliquer le fait que, dans ces prétendus massacres de Turcs, une poignée seulement de Turcs et de Kurdes ont péri, tandis qu'on comptait par milliers les victimes dans toutes les villes et les districts arméniens, de sorte que le nombre total des tués s'éleva de 80 à 100.000 ?

Combien grands doivent être le manque de mémoire et la crédulité des lecteurs auxquels on peut présenter de pareils mensonges !

Que reste-t-il encore du contenu de la brochure de Bratter, si nous en retranchons les coupures de journaux et les « manuscrits » utilisés par l'auteur ? D'abord des invectives insensées contre l'Angleterre, à chaque occasion qui semble se présenter, à propos de faits inventés. Ensuite une suspicion sans motifs contre les missionnaires américains, ou même les missionnaires anglais qui n'existent pas. Enfin quelques explications ethnographiques et historiques insuffisantes et sans critique (p. 20 à 26).

L'auteur n'omet pas non plus d'attester son impartialité en disant qu'il ne veut naturellement pas prononcer un arrêt de condamnation contre tout le peuple arménien, « qui est composé en très grande partie d'éléments paisibles, laborieux et capables »10. Il appelle même les Arméniens de la région du lac de Van, des régions où l'Euphrate et le Tigre prennent leur source, des vallées du massif du Taurus, « les plus intelligents et les plus laborieux agriculteurs de la Turquie ». Malheureusement le Gouvernement turc a précisément chassé de leurs foyers ces « éléments paisibles, laborieux et capables », et exterminé « les plus intelligents et les plus laborieux agriculteurs de la Turquie ». Dans les six vilayets orientaux, l'élément arménien se monte non point à 16 %, comme le dit Bratter, mais bien à 25 % ; dans l'Arménie proprement dite, si l'on fait abstraction des régions périphériques kurdes de ces vilayets, ils forment 39 % de la population (43,6 % avec les Syriens également exterminés). L'histoire des malheurs séculaires de l'Arménie ne s'explique nullement par les « luttes intestines » du peuple arménien mais, comme le montre un simple aperçu de l'histoire, elle dépend de sa situation géographique. Placée entre de puissant d'Empires mondiaux, et subjuguée tour à tour pur eux, submergée par les invasions des Mongols et des Tartares, l'Arménie n'a jamais connu de jours heureux. L'affirmation qui soutient que « les ennemis les plus entêtés des réformes arméniennes seraient les Arméniens eux-mêmes », que le grand parti des Comités révolutionnaires s'opposait violemment à toute tentative de réformes et qu'il imposait au peuple, parfois avec menaces de mort, son avis contraire à toute tentative de ce genre, est une invention ridicule. Le but, cent fois déclaré, des révolutionnaires qui, avant la proclamation de la Constitution, travaillaient, la main dans la main, avec les Jeunes-Turcs, à la chute du régime absolutiste, était la réalisation des réformes promises par les Grandes Puissances. Le parti des Daschnakzagans, jusque-là révolutionnaire, le seul parti qui ait de l'importance pour le peuple arménien, se changea ainsi en une représentation constitutionnelle de la nation. Le programme élaboré par les Daschnakzagans formait la base des pourparlers russo-allemands de 1913 relatifs aux réformes. Boghos Nubar pacha, que Bratter appelle « l'un des principaux chefs des révolutionnaires arméniens », s'est appliqué à faire admettre par les Cabinets de Berlin, Londres et Saint-Pétersbourg, un projet qui n'était autre chose que la mise à exécution du programme des réformes, précisément dans la forme recommandée par l'Allemagne à la Porte, et acceptée par celle-ci le 8 février 1914.

« Les nombreuses révolutions arméniennes des vingt-cinq dernières années (page 23) » sont une invention de M. Bratter, et voilà pourquoi la formule : « la série fatale : insurrection des Arméniens, - répression de la révolte, - punition sévère des chefs, - vols et assassinats des Kurdes, - tuerie d'innocents, et par là, de nouveaux mouvements insurrectionnels » par laquelle Bratter résume la question arménienne, ne trouve pas ici son application.

Personne, ni les Hintchakistes, ni les Daschnakzagans, ni les missionnaires américains, ni les diplomates européens, ni Boghos Nubar pacha, n'a jamais parlé, ni rêvé, d'un Royaume d'Arménie indépendant. Mais, comme les documents historiques des trente-cinq dernières années le démontrent, on n'a jamais désiré ni réclamé autre chose que des réformes qui auraient assuré aux Arméniens le minimum de droits civiques et de libertés qui est naturellement admis pour tout citoyen d'un Etat européen. Il n'est pas besoin de dire que, pour la Russie, un royaume d'Arménie est complètement inadmissible. Tous les hommes politiques arméniens ont toujours regardé le maintien de la souveraineté de la Turquie comme une question vitale pour le peuple arménien. Même maintenant, après l'extermination de la moitié du peuple et le complet dépouillement des survivants, les Arméniens, russes ou turcs, repoussent l'annexion à la Russie et réclament uniquement la conservation et la restauration de leur peuple dans une Turquie réorganisée selon les principes de la justice et de la liberté. M. Bratter en vient ensuite à parler particulièrement des Arméniens catholiques ; il consacre aux querelles de ces derniers avec les Arméniens grégoriens des commentaires tout à fait superflus11, car cela n'a pas d'intérêt pour le sort des Arméniens catholiques d'aujourd'hui12, qui ont partagé le destin de leurs frères grégoriens ou protestants. Il n'adresse pas ses sympathies aux Arméniens catholiques vivant aujourd'hui, comme l'a fait le Pape dans son dernier manifeste pour la Paix du Monde et par ses démarches énergiques auprès de la Sublime Porte ; mais il les adresse à 12.000 Arméniens, catholiques, morts depuis longtemps, qui furent forcés, en 1828, de revenir des environs d'Angora à Angora même.

Et maintenant, encore un mot au sujet des apostrophes de M Bratter aux signataires de l'appel suisse.

« D'où savent donc ces Messieurs ce qu'ils affirment publiquement? Où et quelles sont les personnes impartiales qui racontent tout cela? Les signataires ont-ils pris la peine ou ont-ils eu l'occasion de se convaincre de l'impartialité de ces personnes ? »

Nous pouvons assurer M. Bratter que les signataires se sont donné la peine qu'il ne s'est pas donnée lui-même. Ces Messieurs ne sont pu aussi ignorants que M. Bratter. Un grand nombre d'entre eux ont, depuis longtemps, beaucoup de relations avec les parties même les plus éloignées de la Turquie. Il y a parmi eux des hommes qui ont parcouru la Turquie dans toutes les directions, qui ont fait, pendant des années et des dizaines d'années, de grands sacrifices pécuniaires, pour le malheureux peuple arménien, et qui ont, on personne, travaillé parmi eux.

« Que savent-ils de toutes ces choses? Et pourquoi radotent-ils au sujet d'une campagne d'extermination des Turcs contre les chrétiens arméniens13 ? »

Il faut avoir vraiment un triste courage pour accuser de « radotage » cent citoyens suisses des plus distingués et des plus éclairés, quand on a soi-même apposé sa signature au bas d'un ouvrage tel que celui que nous avons été malheureusement obligé de soumettre à notre examen.

A parler franchement, nous n'aurions pas dépensé du papier pour nous occuper de l'ouvrage de M. Bratter, mais, malheureusement, le manque de critique est contagieux et des hommes, dont on pouvait espérer un plus sain jugement, se sont laissés prendre à son pamphlet. Je me contente de citer à l'appui l'article du Comte Ernest Reventlow. La nature des cruautés Arméniennes dans le n° 636 de la Deustche Tageszeitung du 19 décembre 1915 ; le n° 49 de l'Allgemeine Evangel. Luther. Kirchenzeitung du 3 décembre 1915; le Evangelische Kirchenblatt pour le Wurtemberg n° 48 ; et une déclaration de l'Alliance Positive Générale dans la presse. L'analyse du pamphlet de Bratter mettra les auteurs de ces articles à même de rectifier leur jugement.

1) Le texte allemand dit : Die Wahrheit kann nicht immer gesagt werden. Unwahrheiten können nicht widerlegt werden. (Note de l'éditeur).

2) Cfr. Vossische Zeitung, télégramme de Copenhague, 14 octobre 1915.

3) Chez Rifaat, cette phrase se trouve à la fin. Nous soulignons ici les ressemblances.

4) Cette dictée remplit les pages 113 à 132 du livre de Ular et Insabato et ne contient que des commérages et des calomnies sur les visites de l'Empereur d'Allemagne à Constantinople.

5) Sur les massacres d'Arméniens de 1895-1896, qui ont commencé le 2 octobre 1895 à Trébizonde, il y a, à la portée de tout le monde, les rapports des ambassadeurs, qui furent présentés à la Sublime Porte, le 4 février 1896, par une note collective des six grandes puissances (y compris l'Allemagne). Ces rapports, ou plutôt ce rapport, est reproduit dans Lepsius, l'Arménie et l'Europe (6e édition, Berlin, 1897). Si quelqu'un pouvait encore garder quelques doutes sur ce sujet, qu'il compare le rapport des ambassadeurs avec l'exposé de M. Bratter et il sera étonné du caractère mensonger de la source anonyme, - je le suppose, - qu'il a utilisée sans critique.

6) Il est connu que, par l'entremise des consuls européens, les gens de Zeïtoun obtinrent une amnistie, de telle sorte qu'ils échappèrent à tout massacre.

7) On sait que cette manifestation eut lieu sans armes.

8) Les Européens ont l'habitude d'appeler ce vilayet o Brousse ». Le fait que M. Bratter emploie le nom turc (lisez Khodavendighiar) nous fait conclure que M. Bratter a utilisé une source turque.

9) Au contraire, les consuls européens obtinrent une complète amnistie pour les Arméniens de Zeïtoun.

10) Naturellement on retrouve chez Bratter aussi « les commerçants arméniens, souvent décriés comme trompeurs et usuriers ». Mais le fait que nos grandes banques et nos exportateurs font leurs principales affaires en Turquie avec des commerçants arméniens et leur consentent les plus grands crédits devrait vraiment suffire pour détruire cette légende de reporters. Depuis des dizaines d'années, « les voleurs de moutons serbes » et les « escrocs arméniens » forment le fond solide des connaissances sur l'Orient des reporters ignorants ; il serait temps que ces injures indignes contre des nations entières disparaissent de la presse.

11) Il était aussi superflu que M. Bratter tirât de l'oubli une prétendue insulte au Pape de Rome par un patriarche arménien de 1828.

12) Il est insensé d'appeler « une dilacération réciproque » les querelles confessionnelles entre les Grégoriens et les Arméniens catholiques unis avec Rome, querelles qui n'ont aucune importance pour la « question arménienne ». Les 110.000; les protestants 60.000; les Grégoriens forment donc 95 %». les catholiques 3 1/2 % et les protestants 1 1/2 % du total. Les catholiques d'Allemagne ont adressé aussi une requête au chancelier de l'empire au sujet de leurs frères en religion d'Arménie.

13) A propos de sa sortie dans la question des Arméniens, il a reçu une réplique méritée dans l'Ami de l'Eglise de Bâle, n° 2, 14 janvier 1916, page 30.