4. D'ALEP.

Dans le vilayet d'Alep, les massacres et les déportations furent empêchés, jusqu'au mois de mai, par le vali Djélal Bey, qui jouissait de la confiance générale des chrétiens et des musulmans. C'est grâce à lui qu'il n'y eut, dans les villes de son vilayet, tant qu'il resta à son poste, aucune déportation.

En union avec le vali, le Consul allemand d'Alep, le Dr Rössler, s'est employé à empêcher que l'on procédât contre les Arméniens, et à prendre des mesures pour soulager leur misère. Du côté arménien, on lui rend le témoignage (contrairement aux accusations absolument infondées de la Presse française) d'avoir empêché, par une visite à Marach, un massacre projeté, et de s'être acquis, en toutes circonstances, la reconnaissance de ceux qui étaient exposés au danger et à la misère.

Le vali d'Alep, Djélal Bey, qui ne s'était pas conformé aux ordres du gouvernement central exigeant la déportation de tous les Arméniens du vilayet, fut déplacé à Konia. A sa place fut nommé l'ancien vali de Van, Békir Sami Bey.

Celui-ci mit alors à exécution l'ordre de déportation dans les villes et les localités du vilayet qui avaient été jusqu'alors épargnées.

La population arménienne de Marach fut déportée à la fin de mai et celle d'Aïntab à la fin de juillet. A Ourfa, une partie de la population semble s'être opposée à la déportation. Entre le 29 septembre et le 16 octobre, il y eut une intervention militaire. Nous ne possédons pas de plus amples détails.

Sur Marach, on écrit :

« Le jeudi 24 mai, on notifia aux Arméniens de se tenir prêts à partir le dimanche 25 mai au soir. Les Arméniens n'osèrent plus quitter leurs maisons. Plus de 2.000 Arméniens ont été déportés. Parmi eux se trouvait le directeur du Collège américain.

A Aïntab, trente maisons furent fouillées sans succès vers la fin de mai. 28 notables furent emprisonnés, puis de nouveau laissés libres, à l'exception d'un membre de la Daschnaktzoutioun,

Mais ceci n'était que le prélude..

Le Dr Shepherd, l'éminent chirurgien américain si connu dans tout le pays, et le chef de l'Institut médical de la Mission à Aïntab, qui vit depuis des dizaines d'années en Turquie et est également estimé des mahométans et des chrétiens, a donné, sur le sort d'Aïntab, les nouvelles suivantes qui sont extraites de son rapport :

« A Aïntab, l'ordre de déportation fut donné le 21 juillet pour 60 familles. Quelques jours plus tard vint un second ordre pour 70 familles. Dans la suite furent déportées 1500 et plus tard 1000 autres personnes, de sorte que la population arménienne est complètement évacuée. Tous les efforts pour exclure de ces mesures les établissements américains (les familles de leurs professeurs arméniens, leurs employés et les élèves de l'un et de l'autre sexe) sont restés sans résultat. Il était défendu aux déportés d'emmener avec eux même les choses les plus nécessaires, si ce n'est une bête de somme.

« De faibles tentatives de résistance eurent lieu seulement près de Marach, à la suite du meurtre d'un gendarme envoyé à Fendendjak (village arménien sur les montagnes de l'Amanus) pour y procéder à l'expulsion. Le gouvernement envoya aussitôt trois détachements de soldats qui réduisirent le village en cendres.

« En Cilicie, la déportation s'accomplit dans des conditions relativement plus favorables. Il est sans doute vrai que tous les exilés ont été pillés par des brigands, mais le vol et les assassinats ne prirent pas d'aussi grandes proportions que dans les provinces de la Haute Arménie.

« La plus grande partie des déportés de Cilicie se trouvent à Deir-ez-Zor, où sont arrivés déjà 15.000 Arméniens. Les déserts brûlés de sécheresse qui s'étendent de Deïr-ez-Zor à Djérablouse et Ras-el-Aïn, et jusqu'à Mossoul, sont remplis de déportés arméniens. Quelques restes sont dispersés dans des villages turcs et arabes ».

Les déportés d'Aïntab et de Killis furent transportés au Hauran par Damas.

Nous concluons le chapitre des déportations de Cilicie et du nord de la Syrie par le rapport de M. Jackson, consul américain d'Alep. Le rapport ne dit rien qui ne soit confirmé de source allemande.

Rapport du Consul d'Amérique.

Alep, le 3 août.

« La méthode d'attaques directes et de massacres, qui était employée aux époques précédentes, est aujourd'hui quelque peu modifiée : on déporte en grand nombre, de leur pays, les hommes et les enfants, et on les fait disparaître en route, pour faire suivre plus tard les femmes et les tout petits enfants. Pendant quelque temps, les voyageurs qui venaient de l'intérieur s'accordaient généralement à dire que les hommes avaient été tués, qu'un grand nombre de cadavres gisaient le long des routes ou flottaient sur les eaux de l'Euphrate, que les jeunes femmes, les jeunes filles et les enfants avaient été livrés aux Kurdes par les gendarmes qui les accompagnaient, et que des crimes inouïs avaient été commis par ces mêmes gendarmes et les Kurdes. Au début, on n'accordait pas beaucoup de foi à ces dires, mais maintenant que beaucoup de réfugiés arrivent à Alep, il n'y a plus aucun doute sur la vérité des faits rapportés. Le 2 août arrivèrent environ 800 femmes d'un âge moyen, comme aussi des femmes vieilles et des enfants au-dessous de 10 ans. Ils venaient à pied de Diarbékir dans l'état le plus misérable qu'on puisse imaginer, après un voyage de 45 jours, ils racontaient que toutes les jeunes filles et les jeunes femmes avaient été enlevées par les Kurdes, que tout leur argent et tout ce qu'ils avaient leur avait été volé, Ils parlaient de faim, de privations et de misères de toutes sortes, Leur état misérable est le garant de la vérité de leurs dires.

J'ai appris que 4500 personnes de Soghget1 ont été envoyées à Ras-el-Aïn, plus de 2000 de Mézéreh à Diarbékir, et que dans toutes les villes, Bitlis, Mardine, Mos-soul, Sewerek, Malatia, Besné et autres, les Arméniens ont été évacués, que les hommes et les jeunes gens et beaucoup de femmes ont été tués et le reste dispersé dans le pays. Si cela est vrai, ce dont on peut à peine douter, ces derniers doivent naturellement périr de faim, de maladies, de misères et de fatigues. Le gouverneur de Deir-ez-Zor, sur l'Euphrate, qui se trouve actuellement à Alep, dit qu'il y a présentement 15.000 réfugiés arméniens à Deir-ez-Zor.

Des enfants sont fréquemment vendus, pour les empêcher de mourir de faim, car le gouvernement ne leur accorde réellement aucun moyen de subsistance.

La statistique suivante montre le nombre de familles et de personnes qui arrivèrent à Alep, les localités d'où elles ont été déportées et le nombre de celles qui ont été expédiées plus loin2.

Elle s'étend jusqu'au 30 juillet inclusivement.

Lieux d'origine Familles Personnes Expédiées plus loin

Tschok-Merzivan (DeurtYol)

200

2.109

734

Odjakli

115

537

137

Enserli

116

593

173

Hassanbeyli

187

1.118

514

Harni

84

528

34

Harsbazar

351

340

Hadjin

592

3.988

1.025

Roumbou

51

388

296

Chéhir

150

1.112

357.

Sis

231

1.317

Baghtsché

13

68

Dengala

126

804

Dertadli

12

104

Zeïtoun

5

8

Tarpous

22

97

Albistan

10

44

  2.265 13.155 3.270

2100 autres personnes étaient déjà arrivées avant que les comptes ci-dessus aient été établis.

Il passa donc par Alep jusqu'au 30 juillet, en tout : 15255 déportés.

Alep, le 5 août.

Actuellement tous les Arméniens d'Aïntab, Antioche, Alexandrette, Kessab et des autres villes plus petites du vilayet d'Alep - environ 60.000 personnes - doivent avoir été déjà déportés. Il est naturellement à présumer qu'ils auront un sort aussi dur et aussi désolant que ceux qui sont déjà passés3.....

Les Instituts si importants de la Mission américaine dans ces régions perdent ainsi leurs professeurs, leurs maîtres, leurs aides et leurs élèves ; et même des centaines d'enfants sont éloignés des orphelinats. Ainsi est anéanti le résultat de 50 ans d'efforts infatigables dans cette région. Les employés du gouvernement demandent sur un ton moqueur ce que vont faire les Américains avec ces Instituts, maintenant qu'on en finit avec les Arméniens.

La situation devient de jour en jour plus critique, car on ne peut prévoir la fin de tout cela ».

1) Tschok-Get, dans le vilayet de Bitlis, au nord-ouest de Sort.

2) La plus grande partie des déportés de Cilicie fut transportée) par Marach et Ourfa, dans la direction de Véran-chéchir, 5 à 600 par Adana à Konia.

3) Voir à la page 271 la suite du rapport touchant les conséquences économiques.