I. La Cilicie

La déportation de la population arménienne de Cilicie (vilayet d'Adana et sandjak de Marach) commence avec les événements dont le théâtre fut la ville de Zeïtoun.

1. Zeïtoun.

Zeïtoun est située dans une haute vallée du Taurus, à 50 kilm. au nord de Marach. La vigoureuse population arménienne de cette ville jouissait, jusqu'en 1870, d'une certaine indépendance et autonomie, tout comme aujourd'hui les achirètes (tribus) kurdes du Kurdistan, Au temps des massacres, sous Abd-ul-Hamid, les habitants de Zeïtoun réussirent à se défendre contre les Turcs des alentours et à résister durant des semaines aux troupes turques envoyées contre eux, jusqu'à ce que les consuls des puissances intervinssent et obtinssent pour eux une amnistie. Ce succès de la résistance des Zeitouniotes eut pour effet de les préserver du massacre général de 1895 à 1896, mais éveilla contre eux la méfiance continuelle des autorités. Déjà au début de la guerre européenne, les autorités semblent avoir eu l'intention d'enlever, à la première bonne occasion, ce nid d'aigle de Zeïtoun.

A la mobilisation générale d'août 1914, les Arméniens de Zeïtoun capables de porter les armes furent enrôlés, sans aucune résistance de leur part. Mais, lorsqu'en octobre, le chef de la commune de Zeïtoun, Nazareth Tchaouch, vint à Marach, avec un sauf-conduit du kaïmakam (sous-préfet) turc, pour y régler des affaires officielles, il fut malgré son sauf-conduit, jeté en prison, soumis à la torture dont il mourut. Néanmoins les gens de Zeïtoun se tinrent tranquilles. Mais les autorités semblaient chercher une occasion pour intervenir. Les zaptiés (gendarmes turcs) qui faisaient le service de la Sûreté dans la ville importunaient les habitants, pénétraient de force dans les maisons, pillaient les magasins, maltraitaient les innocents et déshonoraient les femmes. Les habitants de Zeïtoun eurent l'impression qu'on projetait quelque chose contre eux, mais restèrent encore tranquilles, En décembre 1914 vint l'ordre de livrer toutes les armes, ce qui eut lieu sans incident. Les Arméniens de Zeïtoun, eussent-ils même, à une date ultérieure, pensé encore à se défendre, ils n'auraient plus été, après leur désarmement, en état de le faire. Tout resta de nouveau tranquille pendant tout l'hiver à Zeïtoun. Il advint au printemps que des gendarmes turcs déshonorèrent des jeunes filles arméniennes, ce qui amena un échange de coups, auquel participèrent une vingtaine de têtes chaudes arméniennes, et, des deux côtés, il y eut quelques tués. Les Arméniens qui avaient pris part à cette affaire et parmi lesquels se trouvaient quelques déserteurs, s'enfuirent, pour échapper au châtiment, dans un couvent situé à trois quarts d'heure au nord de la ville, où ils se barricadèrent.

Au grand étonnement et effroi des habitants de Zeïtoun, une grosse colonne militaire - on parlait de quatre à six mille soldats - vint, bientôt après, au commencement de mars 1915, d'Alep à Zeïtoun. L'envoi de forces militaires contre Zeïtoun excita, dans toute la Cilicie, la plus grande inquiétude.

Le Catholicos arménien de Sis écrit au Patriarcat, en date du 3/16 mars : « Le Gouvernement a pris des mesures contre les fuyards de Zeïtoun, Comme ces mesures sont en connexion avec une action militaire d'une importance extraordinaire, qui n'est nullement proportionnée au motif insignifiant, nous craignons qu'il ne s'agisse d'un coup contre la population loyale de Zeïtoun. Nous sommes sûrs qu'un grand malheur nous attend. Le Conseil de guerre formé d'officiers est parti, depuis deux jours, de Marach pour Zeïtoun. Nous ignorons les détails particuliers, mais nous voyons clairement que le kaïmakam, d'accord avec le commandant de Zeïtoun, et prenant occasion de quelques désertions, prépare des représailles inouïes contre les habitants. Ceux-ci se sont adressés à moi et disent que les villages turcs des alentours mettent à profit la situation, et, à force de provocations et de mensonges auprès du commandant, cherchent à influencer le kaïmakam et les militaires. Comme nous connaissons ces gens et le mutessarif de Marach, nous avons demandé que Son Excellence Djélal Bey, vali d'Alep, fût chargé d'examiner les faits. Il connaît toutes les circonstances, et nous avons en lui une confiance absolue. S'il est chargé de l'enquête nous sommes sûrs qu'il agira en toute justice ».

Le vali Djélal Bey ne fut pas chargé de l'enquête, mais il fut rappelé parce qu'il ne se conformait pas aux ordres du gouvernement central au sujet du traitement des Arméniens.

Zeïtoun fut cerné. A l'aspect des troupes si nombreuses, on hissa dans la ville des drapeaux blancs pour signifier qu'on ne pensait nullement à la résistance. Les réfugiés du couvent se défendirent tout un jour et tuèrent un grand nombre de soldats - parce qu'ils étaient bien protégés et qu'ils tiraient bien - tandis qu'ils n'eurent eux-mêmes qu'un seul blessé. Les gens de Zeïtoun prièrent expressément le commandant de ne pas laisser échapper ces réfugiés, pour n'être pas eux-mêmes exposés à être arrêtés à cause de leurs méfaits. Les assiégés réussirent cependant à s'enfuir, parce que la surveillance pendant la nuit était insuffisante. Au matin suivant, vers neuf heures, avant même que leur fuite fût connue en ville, le commandant fit appeler 300 notables de la ville pour un entretien dans le camp. Comme jusqu'alors on avait vécu en bonne intelligence avec les autorités, ces hommes s'y rendirent sans l'ombre d'un soupçon. La plupart vinrent avec leurs vêtements ordinaires de travail ; quelques-uns seulement avaient un peu d'argent sur soi et s'étaient mieux vêtus. Une partie d'entre eux venaient d'auprès de leurs troupeaux sur les montagnes. Quand ils arrivèrent au camp turc, ils ne furent pas peu surpris en apprenant qu'ils ne pourraient plus retourner en ville et qu'ils seraient emmenés. Ils ne purent même pas se pourvoir des choses nécessaires pour le voyage. Il fut permis à quelques-uns de faire venir des voitures ; la plupart allèrent à pied. Où allaient-ils ? ils ne le savaient point.

Bientôt eut lieu, en plusieurs fois, la déportation de toute la population arménienne de Zeïtoun, d'environ 20.000 âmes. La ville a quatre quartiers. Les habitants furent emmenés l'un après l'autre, les femmes et les enfants souvent séparés des hommes. Six Arméniens seulement devaient rester, un de chaque métier.

La déportation dura des semaines. Dans la seconde moitié de mai, Zeïtoun était entièrement vide ! Des habitants de Zeïtoun, 6 à 8.000 furent envoyés dans les régions marécageuses de Karabounar et Sulëimaniéh, entre Konia et Erégli, dans le vilayet de Konia ; et 15 à 16.000 à Deir-ez-Zor, sur l'Euphrate, dans la steppe de Mésopotamie, Des caravanes sans fin traversèrent Marach, Adana et Alep. L'alimentation était insuffisante. On ne fit rien pour les installer ou même pour les faire parvenir au but de leur déportation.

Un témoin oculaire qui vit les déportés traverser Marach décrit dans une lettre du 10 mai ce convoi :

« Je les ai vus sur la route... Un convoi sans fin accompagné de gendarmes qui les poussent en avant à coups de bâton, A peine vêtus, affaiblis, ils se traînent plutôt qu'ils ne marchent. De vieilles femmes s'affaissent et se relèvent lorsque le zaptieh s'approche, le bâton levé. D'autres sont poussées en avant comme des ânesses. Je vis une jeune femme s'affaisser, le zaptieh lui donna deux ou trois coups et elle se releva péniblement. Devant elle marchait son mari avec un enfant de deux ou trois ans dans les bras. Un peu plus loin, une vieille trébucha et tomba dans la boue ; le gendarme la frappa deux ou trois fois de son gourdin. Elle ne bougeait pas. Il lui donna alors deux ou trois coups de pied, elle restait toujours immobile. Le Turc lui donna enfin un coup de pied plus fort et elle roula dans le fossé. J'espère qu'elle était déjà morte. Ces gens qui sont arrivés ici, en ville, n'ont rien mangé depuis deux jours, Les Turcs ne leur avaient permis de rien emporter avec eux, si ce n'est une couverture, une mule ou une chèvre.  Mais ils ont vendu ici tout ce qu'ils avaient pour presque rien, une chèvre pour six piastres, une mule pour 1/2 livre, afin de se procurer du pain. Ceux qui avaient de l'argent et pouvaient acheter du pain, le partageaient avec les pauvres, jusqu'à épuiser leur pécule. La plus grande partie de ce qu'ils avaient leur avait été déjà dérobé en route. Une jeune femme, mère depuis huit jours, a eu son âne volé la première nuit du voyage. On obligea les déportés à laisser tous leurs biens à Zeïtoun pour que les mouhadjirs, des Bosniaques mahométans que l'on veut établir à leur place, puissent se les approprier. Il doit y avoir actuellement de 20 à 25,000 Turcs à Zeïtoun. Le nom de la ville fut changé en Sultaniéh. La ville et les villages qui l'entourent ont été complètement vidés, Sur 25.000 déportés environ, 15 à 16.000 ont été dirigés sur Alep ; mais ils doivent aller plus loin : au désert de l'Arabie. Veut on les y laisser mourir de faim? Ceux qui ont passé par ici vont dans le vilayet de Konia. Là aussi se trouvent des déserts. Deux ou trois semaines ils sont restés au point terminus du chemin de fer de l'Anatolie, à Bozanti, parce que la voie était occupée par des transports de troupes. Lorsque les exilés arrivèrent à Konia, ils n'avaient rien mangé depuis trois jours. Les Grecs et les Arméniens de la ville réunirent leurs efforts pour leur fournir de l'argent et des vivres, mais le vali de Konia a refusé de laisser parvenir quoi que ce soit aux exilés : « Ils ont tout ce qu'il leur faut » prétendait-il. Ils sont donc restés trois autres jours sans nourriture. Alors seulement le vali leva sa défense, et des vivres purent leur être distribués sous la surveillance des zaptiéhs. Celui dont je tiens ces nouvelles m'a raconté que, dans le trajet de Konia à Karabounar, une jeune femme arménienne a jeté dans un puits son enfant nouveau-né qu'elle ne pouvait plus nourrir, Une autre aurait jeté le sien par la portière du train. » Au 21 mai, le même témoin oculaire écrit : « Le troisième et dernier convoi de Zeïtounlis est passé par notre ville le 13 mai vers sept heures, et j'ai pu parler avec quelques-uns d'entre eux dans le Khan où ils étaient logés. Ils avaient tous marché à pied et durant deux jours, où il avait plu à verse, ils n'avaient rien mangé. J'ai vu une pauvre petite qui avait marché pieds nus plus d'une semaine avec un tablier en lambeaux pour tout vêtement. Elle tremblait de froid et de faim et les os lui sortaient littéralement du corps. Une douzaine d'enfants ont dû être abandonnés sur la route, parce qu'ils ne pouvaient marcher. Sont-ils morts de faim? Probablement ! Mais on n'en saura jamais rien. J'ai vu aussi deux pauvres vieilles filles de Zeïtoun. Elles appartenaient à une riche famille, mais elles ne purent rien emporter avec elles sauf le vêtement qu'elles portaient. Elles avaient réussi à cacher cinq ou six pièces d'or dans leurs cheveux. Malheureusement pour elles, le soleil fit briller le métal pendant leur marche, et son éclat attira les regards d'un zaptieh. Celui-ci ne perdit pas son temps à faire sortir les pièces d'or : il prit un moyen plus rapide : il leur arracha toute leur chevelure.

« J'ai encore vu de mes propres yeux un autre cas bien caractéristique. Un citoyen de Zeïtoun, autrefois très riche, conduisait deux chèvres, débris de sa fortune, Survint un gendarme qui saisit les deux bêtes. L'Arménien le supplia de les lui laisser, ajoutant qu'il n'avait plus de quoi vivre. Pour toute réponse, le Turc le roua de coups jusqu'à ce qu'il roulât dans la poussière et que la poussière fût transformée en boue sanglante. Alors il donna encore un coup de pied à l'Arménien et s'en alla avec les deux chèvres. Deux autres Turcs regardaient cela, sans le moindre signe d'étonnement. Aucun n'eut l'idée d'intervenir ».

Sur le sort des exilés à Karabounar, il écrit en date du 14 mai :

« Une lettre que j'ai reçue de Karabounar, et dont la véracité ne peut être mise en doute, parce que l'auteur m'en est connu, assure que les six à huit mille Arméniens de Zeïtoun, exilés à Karabounar - un des endroits les plus insalubres du vilayet - y meurent à raison de 150 à 200 par jour. La malaria fait des ravages parmi eux, parce qu'ils manquent complètement de nourriture et d'abri. Quelle cruelle ironie, quand le gouvernement prétend les y avoir envoyés pour y fonder une colonie; ils n'ont ni charrue, ni semailles, ni pain, ni abri, parce qu'ils ont été déportés les mains absolument vides ».