Avant-propos

Chers Amis de la Mission !

Le rapport suivant, que je vous fais parvenir tout à fait confidentiellement, a été « imprimé comme manuscrit ». Il ne peut, ni en tout ni en partie, être livré à la publicité, ni être utilisé. La censure ne peut autoriser, durant la guerre, des publications sur les événements de Turquie. Nos intérêts politiques et militaires nous obligent à des égards impérieux. La Turquie est notre alliée. Outre qu'elle a défendu son propre pays, elle nous a rendu service à nous-mêmes par sa vaillante défense des Dardanelles. La situation prédominante que la Quadruple-Alliance occupe actuellement dans les Balkans est due, à côté des exploits des Bulgares et des Austro-Allemands, aux cessions de territoire consenties par la Turquie à la Bulgarie.

Notre fraternité d'armes avec la Turquie nous impose donc des obligations, mais elle ne doit pas nous empêcher de remplir les devoirs de l'humanité. Mais, s'il faut nous taire en public, notre conscience ne cesse cependant pas de parler.

Le plus ancien peuple de la chrétienté est en danger d'être anéanti, autant que cela est au pouvoir des Turcs. Les six septièmes du peuple armé-nien ont été dépouillés de leurs biens, chassés de leurs foyers, et - à moins qu'ils ne soient passés à l'Islam, - tués ou déportés dans le désert. Un septième seulement a échappé à la déportation. De même que les Arméniens, les Nestoriens de Syrie et une partie des chrétiens grecs ont été éprouvés. Le Gouvernement impérial allemand, auquel ces faits sont connus, a fait ce qu'il a pu pour empêcher ces ruines.

Une requête signée d'environ cinquante notables représentants de l'Eglise évangélique, de la Science théologique et de la Mission, et une requête analogue émanant des catholiques, ont exprimé au Chancelier de l'Empire les craintes et les voux des chrétiens allemands. Le Chancelier a communiqué la réponse suivante :

« Le Gouvernement impérial considérera toujours à l'avenir, comme dans le passé, comme un de ses devoirs principaux d'employer son influence pour que des peuples chrétiens ne soient pas persécutés à cause de leur foi. Les chrétiens allemands peuvent avoir confiance que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour tenir compte des craintes et des voux exposés par eux. »

De plus, on donna, de source officielle, l'assurance formelle que les efforts en vue de soulager les misères trouveraient un appui énergique dans le Gouvernement impérial.

Mon rapport doit exclusivement servir à éveiller la persuasion qu'il nous incombe, à nous,

chrétiens d'Allemagne, le devoir d'accorder largement notre aide afin de sauver au moins la vie à la multitude de femmes et d'enfants qui vivent encore dans les déserts de la Mésopotamie.

Parmi tous les peuples chrétiens, nous sommes, nous Allemands, les mieux placés pour remplir, à l'égard de ces malheureux, l'office de samaritains. Nous n'avons pu empêcher l'extermination d'une moitié de cette nation. La délivrance de l'autre moitié s'impose à notre conscience. Jusqu'à présent, rien n'a pu être fait pour ces malheureux. Maintenant on doit faire quelque chose.

Nous demandons du pain pour des femmes et des enfants affamés, du secours pour des malades et des mourants. Un peuple de veuves et d'orphelins tend les bras vers le peuple allemand comme vers le seul qui soit en mesure de le secourir. Aux autres nations chrétiennes, qui seraient prêtes à le faire, la voie vers ces infortunés est fermée.

Nous ne demandons pas seulement un secours passager, mais de quelque durée. Ne s'agit-il que de sauver la vie à une partie des dizaines de milliers d'orphelins qui n'ont plus personne pour s'oc cuper d'eux, cela même ne pourrait se faire que si des bienfaiteurs isolés, des communautés ou des sociétés, s'engagent à verser d'une manière continue leurs contributions. Je prie qu'on se serve pour cela des formulaires ci joints.

Nous savons jusqu'à quel point toutes les énergies de ceux qui sont restés au logis sont tendues pour l'accomplissement des impérieux devoirs qu'impose la lutte pour la patrie. Mais il s'agit ici aussi, pour notre peuple, d'accomplir un devoir d'honneur et de prouver que, au-dessus même de notre volonté de nous défendre et de vaincre, nous ne pouvons renier les devoirs de l'humanité et de la conscience chrétienne.

Pour les raisons exposées plus haut, je fais une obligation, à ceux qui reçoivent ce rapport, de le considérer comme strictement confidentiel et de ne s'en servir qu' autant qu'il sera nécessaire pour faire naître la conviction qu'il est nécessaire de secourir ces malheureux et d'établir leur droit à la sympathie. En aucun cas, nos intérêts politiques ne doivent souffrir du discrédit jeté sur la Turquie1.

Puisse le Dieu Tout-Puissant mettre, à cette terrible lutte des peuples, le terme qu'il a prévu. Puissent aussi nos cours ne pas se laisser endurcir par l'effroi de la guerre, et puissions-nous ne pas cesser, en présence de tout homme qui a besoin de notre secours, de nous montrer hommes et chrétiens.

Dr Johannes LEPSIUS.

   

1) Voici le texte allemand de cette importante phrase : « Aus den dargelegten Gründen verplichte ich die Empfänger, den ihnen hiermit übersandten Bericht streng vertraulich zu bebandeln, und nur soweit davon Gebrauch zu machen, als es erforderlich ist, die Ueberzeugung von Notwendigkeit der Hilfe zu erwecken und das Recht der Unglücklichen auf Teilnahme zu begründen. In keinem Fall darf unser politische Interesse durch eine Diskreditierung der Türkei geschädigt werden. (Note de l'éditeur).