colloque CDCA (1998) /
L'actualité du génocide des Arméniens

Avec l'aimable autorisation des éditions Edipol et du CDCA - © Tous droits réservés

Camps de concentration de Syrie et de Mésopotamie (1915-1916) :
la deuxième phase du génocide

Raymond H. KEVORKIAN *

 

Grâce aux travaux publiés ces dernières années, nous connaissons beaucoup mieux le rôle joué par le Comité Union et Progrès, l'Organisation Spéciale (Teskilât-i Mahsusa) ou les militaires turcs dans l'extermination des Arméniens ottomans. On sait cependant fort peu de choses sur le réseau de camps de concentration gérés dans les déserts de Syrie et de Mésopotamie par la Sous-Direction des Déportés d'Alep. Cette contribution illustre cette deuxième phase du génocide qui infirme la thèse turque des déportations "de sécurité". Outre l'étude du processus général mis en oeuvre par la direction jeune-turque, visant à l'extermination des déportés du désert, elle cherche à découvrir de l'intérieur la vie quotidienne des déportés. Pour ce faire, l'historien a choisi d'utiliser ; parallèlement aux sources allemandes, autrichiennes, américaines et turques, des témoignages de rescapés consignés à chaud, entre 1915 et 1919, seuls susceptibles de nous faire entrer dans l'univers concentrationnaire des déserts. Ils nous révèlent l'identité des préfets, sous-préfets, directeurs de camp, chefs de convoi, ainsi que le nom des tribus locales qui participèrent aux tueries; ils nous fournissent des données précieuses sur le nombre de victimes quotidiennes des camps, sur les convois expédiés vers les abattoirs du Khabour, ou sur les localités d'origine des internés.

 

En prenant pour point de départ de notre raisonnement la thèse turque des déportations de «sécurité» vers la Syrie-Mésopotamie, qui implique que le gouvernement ottoman n'envisageait pas de procéder à l'extermination des Arméniens ottomans, mais seulement de «déplacer vers l'intérieur» les populations des zones de guerre, nous avons tenté de vérifier, en suivant la logique des tenants de cette thèse, quel traitement avait été réservé aux déportés dans ces régions.

Dressant un bilan des matériaux disponibles, nous avons d'abord constaté que les deux fonds d'archives essentiels pour éclairer cet épisode, celui de la Sous direction des Déportés d'Alep, officiellement mise en place pour gérer l'afflux de réfugiés en Syrie Mésopotamie, et celui de la «commission Mazhar», qui instruisit le procès des responsables jeunes-turcs et autres au lendemain de l'armistice, n'étaient pas ouverts et même pas officiellement recensés. Ce qui revient à vouloir étudier une question sans avoir la possibilité de consulter les documents officiels de la force publique menant les opérations. On a cependant pu profiter des recueils de documents publiés par le BasbakanIJk DevIet ArcivIeri Genet MüdürIügü qui nous donnent de précieuses informations sur les mouvements des convois de déportés et surtout un début de chronologie, même s'ils restent totalement muets sur le sort qui leur est réservé.

Prenant connaissance des matériaux émanant des sources diplomatiques, c'est-à-dire de pays alliés de l'Empire ottoman comme l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie ou neutres comme les Etats-Unis jusqu'en 1917, nous avons constaté que leurs diplomates en place dans ces régions, essentiellement à Alep et accessoirement à Mossoul, Damas et Jérusalem, n'avaient que des moyens limités d'investigation et étaient tributaires des informations fournies par les hauts fonctionnaires ottomans locaux ou de celles fournies occasionnellement par des ingénieurs travaillant sur le Bagdadbahn ou des officiers de retour du front, voire des missionnaires ou des enseignants ayant voyagé dans ces contrées. Mais tout cela ne constitue que des bribes d'informations sur les événements, valables pour un moment précis, à un endroit précis, donnant une vision externe des camps.

Les sources arméniennes, c'est-à-dire les témoignages de rescapés des camps de concentration, ceux des victimes, restent donc, à défaut des documents de l'administration ottomane, l'unique source permettant de voir de l'intérieur les pratiques quotidiennes mises en oeuvre dans les camps. Concernant ces sources, nous voulons cependant préciser d'emblée qu'il n'est possible de prendre en compte, dans le cas qui nous occupe, que les témoignages «à chaud» de rescapés qui ont consigné leur expérience par écrit directement dans les camps ou peu après la chute d'Alep, à l'automne 1918.

 

La suite : www.imprescriptible.fr/rhac/tome2/introduction

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Historien, Directeur de la Bibliothèque Arménienne, Fondation Nubar, depuis 1987. A publié différents ouvrages sur l'histoire et le livre arméniens, et des index bibliographiques, coauteur de Les Arméniens dans l'Empire ottoman à la veille du génocide (Editions d'Art et d'Histoire, 1992). Dernière publication: «L'Extermination des déportés Arméniens ottomans dans les camps de concentration de Syrie-Mésopotamie, 1915-1916» Revue d'histoire arménienne contemporaine, tome 2,1998».
CDCA, Actualité du génocide des Arméniens,
préface de Jack Lang, Paris, Edipol, 1999.
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