Yves Ternon

Enquête sur la négation d'un génocide

Chapitre VII
La mort de Zohrab

Krieger découvrit à la bibliothèque Nubar pacha à Paris, dans un dossier concernant Krikor Zohrab, une correspondance se rapportant à l'assassinat du député arménien. Ces documents faisaient partie du lot vendu par Naïm bey à Andonian mais celui-ci n'avait pas jugé nécessaire de les publier. Ils représentent toutefois la meilleure des preuves de l'authenticité de l'ensemble des documents Andonian parce que les faits qu'ils évoquent ont été établis par des sources différentes et parce que les notes qui figurent sur ces pièces résument le processus de transmission administratif des ordres chiffrés. Il convient, dans cette affaire, de se situer dans le temps. En 1919, le débat était de nature différente. Il n'était pas question de prouver ce qui était admis après les publications anglaise et allemande des preuves du crime et qui avait été exposé au cours des procès et dans la presse de Constantinople. Andonian cherchait à présenter un schéma d'un crime collectif dont le meurtrier était un Etat et la victime un peuple et il ne jugeait pas nécessaire de se détourner de sa démonstration en rapportant les détails d'un simple assassinat. En revanche, s'il avait fabriqué des faux, s'il avait tout inventé (comment l'aurait-il pu ? Orel et Yuca ne se sont même pas posé la question), pourquoi aurait-il laissé ces pièces essentielles dormir au fond d'un dossier ?

Trop sollicitée par les médias, l'opinion publique perçoit souvent moins bien la signification d'un meurtre de masse que celle d'un crime individuel. Evoquer l'assassinat d'un groupe de cent hommes, l'incendie d'une église où sont entassées deux cents personnes, cinq cents enfants brûlés vifs dans une caverne ou un millier de déportés précipités dans un gouffre, événements qui émaillent le récit global du génocide, est souvent moins signifiant que le calvaire d'un seul. On mesure alors qu'un génocide n'est que la somme de centaines de milliers de destins individuels, évidence qui se dissipe avec le très grand nombre, et que chacune de ces victimes a connu la souffrance, l'angoisse et la peur. La mort de Zohrab à qui sa notoriété épargna une disparition anonyme, témoigne donc pour toutes les autres. Elle est également singulièrement exemplaire de l'ignoble et de l'immonde dont furent coutumiers des meurtriers étalant leur mauvaise foi, leur hypocrisie et leur cynisme.

Le rapport du pasteur Lepsius expose dans les détails l'arrestation des députés arméniens Zohrab et Vartkès1, Zohrab, député de Constantinople, était sans doute le plus célèbre homme politique arménien. Cet éminent juriste qui avait regagné la capitale au lendemain du rétablissement de la Constitution en 1908, était devenu le conseiller du gouvernement pour l'élaboration des projets de lois et il participait activement aux commissions du Parlement ottoman. Le 24 avril, tous les notables arméniens avaient été arrêtés : seuls Zohrab et Vartkès avaient été épargnés. Vartkès – pseudonyme de Hovhannès Seringulian, député d'Erzeroum – était un ami personnel de Talaat. Dirigeant du parti Dachnaktsoutioun, il avait collaboré avec le Comité Union et Progrès dans la lutte clandestine contre l'absolutisme d'Abdul-Hamid. En 1909, lors de la contre-révolution menée par le sultan, les dirigeants jeunes-turcs menacés d'arrestation s'étaient souvent cachés dans des maisons arméniennes. Vartkès avait recueilli Halil bey, président du Parlement en 1915 et plus tard ministre des Affaires étrangères du gouvernement Saïd Halim. Après le 24 avril, Zohrab et Vartkès allèrent trouver Talaat qui leur apprit la révolte de Van – pourtant invoquée comme prétexte d'une révolte générale des Arméniens – et leur dit qu'il ne pouvait pas s'opposer à la vague d'arrestation. Puis Vartkès eut un entretien avec le préfet de police, Bedri bey, qui lui conseilla de quitter au plus vite Constantinople. Les deux députés restèrent en rapport avec le gouvernement : ils s'efforçaient de récupérer l'argent saisi lors de la perquisition au local du journal Azadamard afin de venir en aide aux familles du personnel du journal. Le 12 mai, Vartkès alla voir Talaat chez lui. Celui-ci lui annonça son projet d'anéantissement des Arméniens : « Au jour de notre faiblesse, après la reprise d'Andrinople, vous nous avez sauté à la gorge et avez ouvert la question des réformes arméniennes. Voilà pourquoi nous profiterons de la situation favorable dans laquelle nous nous trouvons pour disperser tellement votre peuple que vous vous ôterez de la tête, pour cinquante ans, toute idée de réforme2 . » Vartkès répondit à cela: « Vous avez donc l'intention de poursuivre l'oeuvre d' Abdul-Hamid ? » Talaat répliqua: « Oui! » Le 21 mai, le député arménien se rendit dans les locaux de la police pour recevoir de Bedri bey l'argent confisqué à la rédaction d'Azadamard. En son absence, son domicile – où se trouvait sa femme malade – fut perquisitionné. II fut arrêté peu après, ainsi que Zohrab. Le soir même, ils furent expédiés par chemin de fer sur Alep3. De là ils devaient être transférés à Diarbékir pour comparaître devant un Conseil de guerre. A Alep, le vali Djelal bey, ami personnel des deux députés, les fit installer dans un hôtel au lieu de les enfermer en prison et il autorisa des visites. II intercéda en leur faveur auprès de Talaat, tandis que d'autres amis turcs des deux députés sollicitaient Djemal pacha. Tout le monde savait que, s'ils partaient pour Diarbékir, ils n'y parviendraient pas et seraient exécutés en route. Talaat ordonna à Djelal de venir à Constantinople. Le jour où le vali quittait Alep, Zohrab et Vartkès furent transférés à Ourfa dans une voiture à chevaux et enfermés dans la prison de la ville. Un soir, ils furent conduits au domicile de leur collègue, le député ottoman Mahmud Nedine. Le repas était à peine commencé que quatre policiers arrivèrent qui exigèrent d'emmener les deux hommes. Zohrab et Vartkès réalisèrent qu'ils allaient être tués et ils supplièrent en vain Mahmud Nedine d'intercéder en leur faveur. Ils prirent place dans une voiture. Dans un autre véhicule montèrent l'évêque d'Ourfa, Monseigneur Ardavast Kalenderian, et deux notables arméniens. A une heure d'Ourfa, au lieu dit Kara Kepri, les deux voitures furent interceptées par un groupe de tchétés. Toutes les routes menant du nord vers les déserts étaient tenues par des bandes de tchétés. Le commandant tcherkesse, Ahmed, et le lieutenant Khalil se firent remettre les prisonniers. Ahmed fit le récit du meurtre des deux députés à l'écrivain Ahmed Refik (Altinay) : « J'ai fait éclater le cerveau de Vartkès avec mon pistolet Mauser, puis j'ai saisi Zohrab, je l'ai jeté à terre et je lui ai écrasé la tête avec une grosse pierre jusqu'à ce qu'il meure4. »

La nouvelle de la mort de Zohrab et de Vartkès fut télégraphiée à Constantinople. Talaat fit alors annoncer à la femme de Zohrab que, malade du coeur, son mari avait succombé à une attaque d'apoplexie dans la voiture qui le conduisait à Diarbékir. A titre exceptionnel, Talaat autorisa la femme de Vartkès à partir en Bulgarie. Pour faire plus vrai, on requit le médecin municipal d'Ourfa, le docteur Tahsin. Il fut sommé d'établir de faux certificats de décès. Le certificat rédigé le 7 juillet [1]331 (c'est-à-dire le 20 juillet 1915) précise : « Ayant appris qu'il était mort en cours de trajet, je me suis rendu à l'endroit où était le corps et je l'ai identifié comme étant celui de Krikor Zohrab. Mon examen montra qu'il avait succombé à une attaque cardiaque5. » Le certificat fut remis à la veuve mais l'affaire transpira. Plus tard, Djemal pacha reconnut le double meurtre devant Monseigneur Zaven et, le 28 novembre 1916, la question fut évoquée à une séance du Parlement : le gouvernement dut reconnaître que les deux députés avaient en fait été tués. Le consul allemand Rössler avait été averti de l'arrestation de Zohrab et Vartkès et de leur passage à Alep : « Zohrab et Vartkès effendis, les deux députés arméniens bien connus, se trouvent actuellement à Alep. Ils font partie du convoi à destination de Diarbékir. D'après les nouvelles qui nous sont parvenues de là-bas, il y a tout lieu de penser que cela signifie pour eux la mort à coup sûr. Zohrab est cardiaque, la femme de Vartkès vient d'accoucher. » (Télégramme du 29juin 19156). Le 27 juillet, dans un rapport adressé directement au chancelier allemand Bethmann-Hollweg, Rössler lui apprit que « les célèbres députés arméniens Zohrab et Vartkès, chassés de Constantinople, ont récemment séjourné quelque temps à Alep. Ils savaient qu'ils étaient promis à une mort certaine si on les envoyait à Diarbékir comme l'avait ordonné le gouvernement. Ce fut d'ailleurs pour moi l'occasion d'informer l'ambassade impériale de leur cas. D'après ce qu'ont raconté à leur retour les gendarmes qui les accompagnaient (ils auraient rencontré des bandits qui, comme par hasard, auraient précisément tué les deux députés), il est hors de doute que le gouvernement les a fait assassiner pendant le trajet entre Ourfa et Diarbékir7. »

On s'explique ainsi la correspondance entre le ministère de l'Intérieur et la préfecture d' Alep. Le 17 octobre 1915 (n.s.), le ministre de l'Intérieur réclama les pièces officielles concernant l'enquête conduite après l'assassinat de Zohrab car, l'affaire menaçant de se développer, Talaat avait besoin de contrôler la documentation : « Pour un certain nombre de raisons pressantes, l'effendi Krikor Zohrab, député d'Istanbul, dont la présence ici avait été jugée inopportune, avait été expédié, après avoir été remis sous l'autorité de l'Etat-major du VIe corps d'armée. Le Haut ministère de la Guerre désire que les documents – datés du 12 septembre 1915 [v.s.] et portant le numéro 514 – concernant l'enquête entamée par le mutessarif d'Ourfa et l'Etat-major de la garnison de l'Euphrate, au sujet de l'effendi Krikor Zohrab qui a trouvé la mort dans un accident en cours de route, soient envoyés à l'Etat-major de la garnison d' Alep pour pallier les lacunes que laissent apparaître les documents. Pour donner un fondement authentique et stable aux enquêtes citées plus haut, veuillez nommer dans les plus brefs délais un fonctionnaire sûr. »

Le 19 octobre, Mustafa Abdulhalik portait une note en marge du télégramme chiffré décodé à l'intention d'Abdulahad Nouri: « Je vous avais dit l'autre jour de vive voix qu'à mon avis ces papiers sont en la possession du commandant divisionnaire Chevket pacha. Cherchez-les et complétez-les. » Et il signa. Abdulahad Nouri, le même jour, nota à son tour : « Demandez à l'effendi Naïm. » Cette petite note du sous-directeur de l'installation des tribus et des déportés confirme à la fois l'existence de Naïm bey qu'il appelle Naïm Sefa effendi, et son rôle: il est le secrétaire d'Abdulahad Nouri. C'est lui qu'on charge de missions discrètes, comme cette récupération des documents auprès de Chevket pacha. Naïm bey rédigea un rapport qu'il adressa, chiffré, à Chevket. La note porte la mention « confidentiel ». Mais la réponse fut négative : « Il a été vérifié que les documents concernant l'enquête citée ne se trouvent pas auprès de Chevket pacha », écrivit Abdulahad Nouri le 22 octobre 1915 (n.s.). Le vali répondit le 24 octobre (n.s.) : « Transmis hier. J'ai eu une entrevue avec le Pacha. Poursuivez. » En effet, Mustafa Abdulhalik avait rencontré Chevket qui lui avait affirmé que ces documents existaient et qu'on devait les trouver. Il recommandait à Abdulahad Nouri de continuer les recherches et de mettre les documents en lieu sûr. Dans une petite note marginale: « Gardez, Naïm effendi », Abdulahad Nouri ordonnait à Naïm Sefa de conserver ce message par devers lui. Cette correspondance révèle l'importance du poste occupé par Naïm bey et explique qu'il était à même de subtiliser des documents officiels. Elle confirme en outre qu'il connaissait le chiffre, ce qui lui permettait de chiffrer les dépêches, de les décrypter et de les enregistrer.

L'enquête se poursuivit. Dans un message chiffré du 11 novembre 1915 (n.s.), Abdulhalik demandait à Abdulahad Nouri : « Communiquez-nous, après vérification, combien de jours l'effendi Krikor Zohrab est resté à Alep, dans quel hôtel il est descendu et quand il a quitté Alep. » Abdulahad Nouri s'adressa à nouveau à son fidèle secrétaire par une note marginale : « Naïm effendi, mon fils, va chez Eyoub bey. Il y a là-bas le document. Vérifie tous les détails. Ecris sur une feuille à part. » Le sous-directeur demandait donc à Naïm et à Eyoub, ses collaborateurs, d'envoyer en chiffre au ministère de l'Intérieur les renseignements demandés8.

L'authenticité de ces documents n'est guère discutable. Ils prouvent que Naïm bey était bien l'un des rouages du système de déportation. On comprend mieux comment ce personnage, entré en relation avec Andonian en 1919 par l'intermédiaire d'Onnik Mazloumian, avait pu amasser une documentation aussi précieuse. Homme de confiance d'Ab- dulahad Nouri, au même titre qu'Eyoub Sabri, il recevait les ordres, les déchiffrait, les exécutait, rédigeait et codait les réponses. On comprend également qu' Aram Andonian qui avait le souci de présenter cet individu peu reluisant comme un homme probe et généreux, indigné par les crimes qu'il avait vu s'accomplir, ait préféré conserver par devers lui ces quelques pièces qui n'apportaient rien au dossier de l'accusation, tant la preuve paraissait alors établie9. Aujourd'hui, au contraire, où les manoeuvres des révisionnistes tendent à mettre en doute l'authenticité de tous les documents qui les accusent et où des expertises graphologiques contradictoires seraient pour le moins hasardeuses, la production de telles pièces, jugées jusqu'alors mineures, devient déterminante pour l'administration de la preuve.

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1)
J. LEPSIUS, op. cit., p. 212-220.
2)
Ibid., p. 220.
3)
Pour la suite du récit, cf K. BALAKIAN, op. cit., tome 1, pp. 202-209.
4)
Ikdam (Constantinople) du 29 décembre 1918 (cité par DAD[2], note 45, p. 289)
5)
Ibid.
6)
Archives..., op. cit., p. 99.
7)
Ibid., p. 114.
8)
KRI[1]. Il présente en annexe les reproductions de ces documents.
9)
Justicier..., op. cit., p. 224.
Ternon, Yves. Enquête sur la négation d'un génocide, Marseille, Parenthèses, 1989
Description : 229 p. couv. ill. 24 cm
ISBN : 2-86364-052-6
72, cours Julien 13006 Marseille (France)
ed.parentheses@wanadoo.fr
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Nous remercions Yves Ternon et les éditions Parenthèsed de nous avoir autorisés à reproduire ce livre

 
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