Yves Ternon

Enquête sur la négation d'un génocide

Chapitre VI
Djémal pacha et le génocide différé

« Au début de novembre 1914, il y eut à la gare d'Haïdar-Pacha une imposante manifestation. Djemal, le ministre de la Marine, l'un des trois hommes les plus puissants de l'Empire turc, partait prendre le commandement de la IVe armée, dont le quartier général était en Syrie1. » Talaat et Enver, les deux autres membres de ce triumvirat qui gouvernait la Turquie en 1914, écartaient ce « Marc Antoine » gênant – comme le qualifiait Morgenthau – en lui abandonnant un territoire où il pourrait exercer les fonctions de vice souverain et en confiant à ce panislamiste ardent une mission impossible : conquérir l'Egypte avec une armée nouvelle, la IVe armée, créée à Damas en novembre. Djemal était un homme cruel et vaniteux, un débauché qui ne cachait pas, comme Enver, ses penchants sous une apparence douce et même agréable. Petit, trapu, Djemal n'avait rien de sympathique: « Sa figure était le portrait fidèle de son caractère. L'extraordinaire acuité de son regard, la surprenante vivacité avec laquelle d'un seul coup d'oeil il embrassait tous les détails d'une scène, trahissaient à son insu sa cruauté et son égoïsme; son rire même, qui découvrait ses dents blanches, était déplaisant et bestial ; ses cheveux et sa barbe noirs, contrastant avec son visage pâle, augmentaient encore cette impression2. » Ahmed Djemal, dit Djemal pacha, était le principal rival d'Enver. Né en 1872, officier en 1893, il fit sa carrière en Macédoine où il coopéra à la révolution de 1908. Il appartenait au Comité Union et Progrès depuis son origine. Il avait été vali d'Adana, puis de Bagdad et, en janvier 1913, gouverneur militaire de Constantinople, puis ministre des Travaux publics et de la Marine. Au cours des guerres balkaniques il avait vanté l'héroïsme des soldats arméniens : « Le gouvernement doit être fier de posséder en son sein un élément aussi précieux [...] que la nation arménienne. [Elle est] l'élément le plus fidèle et le plus solide de l'ottomanisme. Je me sens d'autant plus fier de la nation arménienne que j'ai eu à constater pendant la présente guerre l'héroïsme des soldats arméniens placés sous mes ordres et les combats qu'ils ont menés pour la défense de la patrie commune3. » Au sein du cabinet Saïd Halim il jouait le rôle du perturbateur. Ses tendances francophiles, ses sympathies pour l'Entente, son horreur affichée des Allemands, enfin son idéologie panislamique dérangeaient les vues du Comité central. Comme son influence était trop grande et que ses collègues craignaient ses colères, ils jugèrent à propos, tout en lui conservant son poste de ministre de la Marine, de l'envoyer diriger une expédition dans les sables du Sinaï où il s'enlisa piteusement en tentant de forcer le canal de Suez les 2 et 3 février 1915. Djemal se replia, enfin convaincu que le désert, sans chemin de fer et sans approvisionnement, restait infranchissable4.

En Syrie, Djemal régnait. Il disposait d'un territoire et n'y souffrait aucune ingérence. A maintes reprises, il entra en conflit avec le Comité central dont il contrecarrait les projets mais qui, n'osant le heurter de front, lui abandonnait quelques prérogatives. Dans ses Memories of a Turkish Statesman [Mémoires d'un homme d'Etat turc], Djemal chercha à dégager sa responsabilité dans la Question arménienne : « Quelques jours après la déclaration de guerre, je fus nommé au commandement de la IVe armée et quittai Constantinople pour gagner la Syrie. Dès ce moment, je n'ai eu aucune information sur les conditions de vie dans les vilayet d'Anatolie orientale, ni sur les raisons qui amenèrent le gouvernement à déporter tous les Arméniens. Je n'ai pas pris part aux négociations à Constantinople et n'ai pas été consulté. C'est à travers les proclamations du gouvernement dans les vilayet que j'ai appris que tous les Arméniens devaient provisoirement être déportés en Mésopotamie où ils devaient rester jusqu'à la fin de la guerre5. » Bien qu'il ait à maintes reprises manifesté de la sympathie envers quelques Arméniens, Djemal accrédita dans ses mémoires la thèse du complot arménien et de la confiance trahie. S'il reconnut qu'un million et demi d'Arméniens avaient été déportés des provinces orientales et que 600 000 étaient morts – tués ou morts de faim – il se demanda combien de civils kurdes et turcs avaient payé de leur vie l'avance des Russes à travers les provinces orientales en 1916. Toutefois le Pacha avait sa conception du monde, une conception personnelle qui n'était pas celle du Comité central de l'Ittihad. Dans son domaine, la Syrie, l'ennemi n'était pas l'Arménien, mais l'Arabe. Comme les autres idéologues de l'Ittihad, il souhaitait homogénéiser la Turquie mais il fallait, pour y parvenir, neutraliser au sein de l'Islam l'élément arabe qui menaçait d'y dominer: « Un matin de l'été 1917, je vis sept potences sur la place du marché de Damas. y étaient pendus les chefs des familles les plus influentes et les plus riches de Syrie. En même temps, on pendait vingt cinq personnalités à Beyrouth, sept à Alep et quatre à Homs. Djemal pacha fit savoir au public étonné que les suppliciés avaient été condamnés pour haute trahison. Leurs grandes fortunes furent confisquées par l'Etat. Et c'était sans doute la raison essentielle de cette atroce exécution6. » Pour ces pendaisons et les persécutions des nationalistes arabes, Djemal fut condamné à mort par contumace par la Cour martiale de Constantinople.

Selon son secrétaire personnel, Djemal s'était embarqué dans un programme de réinstallation des déportés arméniens dans la région du Hauran, à l'est de la mer Morte et du Jourdain. Il souhaitait réaliser en Syrie aux dépens des Arabes l'opération qu'Abdul-Hamid avait faite dans les provinces orientales en y installant des Circassiens pour diluer la population arménienne et la rendre minoritaire. Djemal pensait donc utiliser les Arméniens – ainsi que les Kurdes et les Circassiens – pour prévenir la montée du nationalisme arabe. Dans cette perspective, il était nécessaire que les Arméniens réimplantés fussent convertis au préalable d'où sa politique de turquisation des enfants arméniens. En agissant ainsi Djemal n'en participait pas moins à un génocide, mais ce n'était pas le même que celui que le Comité central avait élaboré. Le but de l'Ittihad était l'anéantissement des Arméniens. Mais le sort des femmes et des enfants n'était pas clairement réglé. De même certains fonctionnaires interprétèrent avec laxisme l'ordre de Constantinople et se crurent autorisés à épargner les Arméniens qui se convertiraient7. Les archives allemandes rapportent plusieurs cas d'islamisation forcée. Le pasteur Lepsius en parlait déjà dans son rapport secret paru en 1916. Il citait les cas de Trébizonde, de Marsivan, de Zilé, de Guemerek, mais il ajoutait que dans la plupart des cas les Arméniens refusèrent l'apostasie et que d'ailleurs le gouvernement exigea des conversions en masse d'au moins cent personnes ou bien qu'il accepta les conversions mais n'en exécuta pas moins les déportations8. Enfin l'islamisation fut souvent effectuée par contrainte physique sur des femmes enlevées et mariées de force à des musulmans, ou sur les rescapés des bataillons de travail, les médecins militaires arméniens, les garçons des orphelinats, circoncis au cours de cérémonies publiques, les fillettes des orphelinats mariées à de vieux pachas, etc.9. Un décret du 26 octobre 1915 réglementa la conversion à l'islam: « Article 1 : l'apostasie des Arméniens non déportés est agréée dans leur lieu de résidence. Article 2 : est agréée de même la conversion de ceux qui, lors de leur déportation, ont été mis à l'écart sur le chemin de leur exil ou ont été renvoyés dans leur domicile ou dirigés vers un endroit quelconque. Article 3 : les Arméniens dont la conversion a été agréée dans les conditions susmentionnées, recouvreront leurs biens ou, s'ils ont été vendus, ils en percevront la contre-valeur. Article 4 : il a été jugé à propos de donner aux femmes et aux jeunes filles mariées avec des musulmans, lors de leur déportation, dans leur lieu de séjour, des maisons prises dans les bâtiments abandonnés10. »

Cette réglementation était fictive et Talaat n'entendait pas soustraire une importante fraction du peuple arménien à l'extermination. Aussi dut-il préciser ses exigences: tous les Arméniens des provinces orientales devaient être tués11 ; les conversions n'étaient autorisées qu'au terme de la déportation, euphémisme pour les interdire12. Il semblait toutefois hésiter pour les enfants: tantôt il fallait n'en épargner aucun13, tantôt on était autorisé à placer dans des orphelinats les enfants de moins de cinq ans14; puis Talaat se ravisait et exigeait qu'on les assassinât15.

Ces tergiversations s'expliquent par l'idéologie qui inspira ce génocide. Le génocide des Arméniens ne fut pas un génocide d'indication raciste, mais un génocide d'indication nationaliste. Les Jeunes- Turcs voulaient anéantir les Arméniens mais ils laissaient les exécutants violer et enlever les femmes arméniennes, enfermer des enfants dans des orphelinats et convertir des Arméniens à l'islam. Ils cherchaient d'abord à se débarrasser de ce peuple pour s'emparer de ses biens et de son territoire. Le mobile principal du crime fut le vol. Ils n'utilisèrent l'argument religieux que pour en faciliter l'exécution. Au nom du djihad, ils dressèrent la population turque musulmane contre la population arménienne chrétienne, mais il ne firent pas massacrer la population grecque chrétienne. De même, au nom du nationalisme, ils se préparèrent à anéantir les Arabes, pourtant de même confession. Le plan des Jeunes-Turcs était sommaire, basé sur la division des forces pour prévenir toute résistance. Si ce plan fut parfaitement conçu, son exécution fut maladroite et anarchique: les exécutants avaient carte blanche pour décider des modalités de la mise à mort et ils ignoraient tout des techniques d'extermination massive qui furent inventées vingt-cinq ans plus tard par les Nazis16. C'est pourquoi les méthodes d'analyse d'un génocide peuvent être appliquées à l'autre, dans la mesure où elles examinent les mêmes intentions. Ainsi, convertir de force les membres d'un groupe, enlever des enfants pour les élever sous une autre identité nationale et religieuse, sont des actes relevant du même concept de génocide (Article 2 paragraphe e de la Convention de 1948) et, à ce titre, Djemal pacha fut – en intention comme en acte -complice et auteur d'un génocide. Il serait indécent de lui rendre grâce pour les vies humaines qu'il a sauvées. Il l'a fait pour les dénaturer et les destiner à un sort servile dans une perspective idéologique panislamique plus que touranienne et pour satisfaire ses ambitions personnelles. « L'opinion publique reconnaîtra que je n'eus rien à voir avec les déportations et les massacres arméniens. De même que je n'eus rien à voir avec les négociations [sur les déportations des Arméniens]. Je ne suis pas coupable d'avoir ordonné des massacres. Je les ai prévenus et j'ai fait tout mon possible pour aider les émigrants [sic] au moment des déportations17. »

Les témoignages des consuls allemands et américains permettent de suivre les activités de Djemal pacha et viennent corroborer le récit fait par Andonian de certains épisodes où Djemal intervint pour épargner des Arméniens. En Syrie et au Liban, Djemal était le maître et il était jaloux de ses prérogatives. Il se réservait le droit régalien d'accorder des protections et nul ne pouvait passer outre (on l'a vu dans le cas des frères Mazloumian à Alep)18. Les limites de son pouvoir apparaissent nettement dans l'affaire des déportés du chemin de fer d'Intili. Au cours de l'été et de l'automne 1915, Djemal se rendit près d'Alep sur la ligne du chemin de fer. Il avait hâte de voir s'achever les travaux de percée des tunnels de l'Amanus et du Taurus qui lui permettraient d'acheminer des troupes en Syrie pour la nouvelle expédition qu'il préparait contre l'Egypte, la première ayant été un fiasco. En 1914, seul le tronçon Haïdar Pacha-Bozanti du chemin de fer de Bagdad – entreprise allemande financée par la firme Holzmann de Francfort – était achevé. A Bozanti, la ligne était interrompue par les monts du Taurus jusqu'à Adana. Dans la plaine d'Adana, de Mersine à Adana en passant par Tarse, une ligne avait été installée par une compagnie française. La compagnie allemande avait ouvert une ligne d'Adana à Osmanié mais celle-ci était à nouveau interrompue par la chaîne de l'Amanus. Dès la déclaration de guerre, la firme allemande avait entrepris fiévreusement la percée des tunnels du Taurus et de l'Amanus afin de pouvoir diriger sur la capitale les troupes de Syrie et de Mésopotamie ou vice versa. Ces tunnels étaient une priorité absolue. 10000 Arméniens profitèrent de ces circonstances exceptionnelles. Ils furent « détournés » par les ingénieurs allemands qui profitèrent de l'aubaine d'une main d'oeuvre gratuite. En effet, la zone des travaux des tunnels était obligatoirement traversée par les convois de déportés de Cilicie et des provinces occidentales et centrales de l'Anatolie. Il en résulta une incroyable confusion qui nuisit au bon fonctionnement des travaux et à l'écoulement du trafic militaire. Les déportés furent l'enjeu d'une lutte serrée menée pendant deux ans entre l'administration allemande des chemins de fer et les délégués spéciaux chargés de la déportation qui sollicitaient le ministère de l'Intérieur de mettre fin à cette situation jugée par eux nuisible au parachèvement des massacres. Les ingénieurs allemands marchandèrent un à un les déportés, les firent transférer et les cachèrent aux miliciens envoyés par la Sous direction générale d'Alep. Finalement celle-ci parvint à exiler les familles mais la plupart des hommes restèrent sur place pour continuer le travail19.

Ces marchandages durèrent de décembre 1915 à février 1916 comme le montrent les télégrammes d'Andonian20. Djemal fit son possible pour conserver cette main d'oeuvre utile et il rejoignait la position d'Enver qui soutint également les requêtes transmises par les ingénieurs allemands : « Je devins furieux lorsque j'appris que les exilés venant de Tarse et d' Adana et allant à Alep devaient passer par Bozanti : cette interférence sur la ligne de communication pourrait avoir les plus graves conséquences pour l'expédition du canal [...]. L'organisation des émigrants concernait exclusivement les autorités civiles; l'armée n'avait rien à y faire. Comme, cependant, je ne pouvais permettre que des agressions contre les émigrants aient lieu dans ma zone militaire, comme ce fut le cas dans d'autres zones militaires, je pensais de mon devoir d'émettre des ordres stricts à cet effet21. » Djemal ajoute qu'il fit le voyage d' Alep à Bozanti pour constater en personne la situation, qu'il fit distribuer du pain et ordonna aux médecins de la ligne de chemin de fer d'examiner les Arméniens malades. Le récit d' Andonian recoupe les témoignages des survivants arméniens, les documents allemands et les mémoires de Djemal. Il rapporte que lorsqu'en février 1916 Djevdet qui venait de faire raser les camps arméniens de Ras el-Aïn découvrit Intili, il fut scandalisé: « Plus de 50 000 Arméniens, détachés des caravanes, y travaillaient depuis qu'ils avaient été déportés, pour un morceau de pain. De nombreuses personnes riches et ayant des situations en vue, devenues de simples ouvriers, y cassaient des pierres; elles étaient contentes de leur sort, car elles se croyaient à l'abri du danger d'être envoyées dans le désert. La plupart d'entre elles étaient des femmes et des enfants astreints à un travail des plus pénibles22. » En effet, après l'échange de télégrammes entre Alep et Constantinople, seules les familles avaient été évacuées. Les hommes restaient là, certaines femmes étaient revenues. « Moyennant des gratifications et grâce à la protection des ingénieurs de la Compagnie du chemin de fer, la plupart avaient pu s'arrêter à Intili, à Aïran, à Baghtché, de sorte que lors du passage de Djevdet bey la grande majorité se trouvait encore là; y étaient surtout les hommes. Sans attacher d'importance à la protestation des ingénieurs suisses, par l'intermédiaire du chef de la gendarmerie de Baghtché, un horrible monstre dénommé Yachar bey, auquel prêtèrent leur concours tous les fonctionnaires et la population turque des environs, Djevdet fit partir les Arméniens par groupes avec des recommandations précises. Ce n'était pas en réalité une déportation, mais un véritable massacre. Ces déportés étaient venus par la route Marache-Aïntab. Tout d'abord avaient été égorgés 1800 jeunes hommes préalablement sélectionnés. Les groupes suivants avaient passé par ce chemin de douleur en piétinant les cadavres des précédents, ils ont rencontré par dizaines des jeunes filles toutes nues, ignominieusement violées et pendues par leurs cheveux aux branches des arbres23. » A la même période et aux mêmes lieux furent aussi massacrés des prisonniers anglais et indiens dont certains étaient employés à la construction du tunnel d'Intili.

Djemal s'était également efforcé de détourner au bénéfice de son projet de réinstallation le flot des déportés destinés à se perdre dans les déserts de Mésopotamie: « Comme j'étais convaincu que la déportation de tous les émigrants arméniens leur causait une grande détresse, je pensais préférable d'en amener une grande partie dans les vilayet syriens de Beyrouth et d'Alep. Je parvins à obtenir la permission désirée -non sans de vives protestations à Constantinople. C'est ainsi que je fus réellement à même de conduire près de 150000 Arméniens dans ces vilayet 24. » Le consul Rössler confirme l'intervention de Djemal : « S'il est vrai que, comme cela a déjà été dit bien souvent et vient précisément de se confirmer à nouveau, les autorités gouvernementales ont exhorté et encouragé la population à supprimer les Arméniens, il faut toutefois nuancer cette affirmation en rappelant que Djemal pacha, commandant en chef de la IVe armée, n'a pas voulu personnellement l'extermination des Arméniens. Il n'a pas été en son pouvoir de l'empêcher, mais c'est tout de même une consolation de découvrir un point de lumière dans un tableau aussi noir . Six semaines durant, le camp où sont rassemblés les Arméniens à Islahié a été constamment attaqué par des Kurdes ; des femmes et des enfants ont été tués, bien que des ingénieurs allemands soient venus leur prêter main forte. Lorsque Djemal pacha qui se déplaçait dans la région a eu connaissance de ces faits, il a mis à la disposition du camp ses douze gardes du corps qui ont agi très énergiquement envers les Kurdes et en ont fait quelques-uns prisonniers. Ceux-ci ont finalement été pendus. Si, dans le secteur de la IVe armée, la situation, sans être brillante, est loin d'être aussi désastreuse que dans les secteurs de la IIIe armée, cela peut s'expliquer par les conditions géographiques et politiques, par un état différent des voies de communication, mais aussi par l'influence de Djemal pacha25. » La situation dans les camps de concentration du Hauran était cependant misérable : « Le chemin de fer déverse dans les montagnes un grand nombre d'Arméniens qui sont abandonnés là sans pain ni eau. Dans les villes et les villages, les Arabes essaient de leur porter quelque secours; mais généralement les Arméniens sont abandonnés à cinq ou six heures de leur demeure. Nous vîmes sur le chemin de nombreuses femmes, des vieillards et des enfants mourant de faim et qui ne savaient à qui et où s'adresser pour avoir de l'aide », rapportèrent des députés arabes venus de Syrie26. En dépit de ses dénégations, Djemal n'ignorait pas le sort réservé aux déportés. Dans un télégramme adressé le 14 juillet 1915 au vali de Diarbékir , Rechid, il lui faisait remarquer que l'Euphrate charriait des cadavres et il lui demandait d'enterrer les Arméniens sur les lieux de leur mort afin de ne laisser aucun corps à découvert. Rechid lui répondit: « L'Euphrate a très peu de rapports avec notre vilayet. Les cadavres charriés proviennent probablement du côté des uilayet d'Erzeroum et de Kharpout. Ceux qui tombent morts ici sont ou jetés dans les profondes cavernes abandonnées ou, comme cela se fait le plus souvent, brûlés. Il y a rarement lieu de les enterrer27. »

Pour accomplir son projet de réinstallation des déportés dans le Hauran, Djemal créa une commission spéciale qu'il confia à Hussein Kiazim (Kadri), fondateur du quotidien Tarim et ancien vali de Salonique puis de Damas, et à Hassan, un officier circassien qui avait participé à la révolution de 1908. Le consul allemand à Damas, Loytved Hardegg, y rencontra Kiazim en mai 1915 à l'occasion d'un banquet donné par Djemal pacha. « Quand il me vit, il me fit signe qu'il voulait me parler d'urgence. D'une voix excitée il me dit qu'il était en train de démissionner car il ne pouvait continuer à travailler quand des fonctionnaires contrecarraient ses ordres. Il était complètement désillusionné ; il ne croyait plus que le gouvernement voulait sincèrement aider les déportés. Il craignait même que le but poursuivi fût leur extermination systématique. Cette atroce politique de destruction systématique, m'a-t-il déclaré, est la honte de la Turquie et fera du tort à la Turquie après la guerre. Il me supplia de garder cet entretien strictement confidentiel28. » Le consul autrichien de Salonique, dans un rapport du 20 février 1912 parlait de Kiazim comme d'un conseiller « au sommet » de la branche secrète de l'Ittihad à Salonique29. Kiazim était donc un membre influent de l'Ittihad. Sa modération n'est toutefois pas contestable. Brode, consul allemand à Jérusalem, rapporta en juin 1916 que son remplaçant comme vali de Damas, Kemal, appliqua des mesures plus brutales30. Hassan, lui, vint dans le Hauran en août 1916 pour diriger la réinstallation des déportés arméniens dans les camps de concentration. Mais le secrétaire responsable du Comité exécutif de l'Ittihad à Damas, Nessad, fit de l'obstruction. Dans un témoignage paru en juin 1919 dans le quotidien Alemdar, Hassan reconnut que le projet prévoyait également l'islamisation forcée des enfants arméniens. Ces révélations, reprises dans leur intégralité par le quotidien de langue française Renaissance et en version abrégée dans des quotidiens arméniens, déclenchèrent une vague de protestations31. Alemdar dut suspendre la publication des articles d'Hassan. Celui-ci déclara alors: « Le pays n'a pas le cran d'affronter la vérité32 . »

L'écrivain féministe Halide Edib fut également conviée à participer au projet de Djemal. C'est en se rendant à Damas, à la demande de Djemal, accompagnée par le secrétaire particulier de celui-ci, Atay (Falih Rifki), qu'elle avait rencontré Behaeddine Chakir dans le train et exprimé sa répulsion devant les déclarations cyniques du dirigeant de l'Organisation spéciale33. Elle s'entretint à Damas avec Kiazim, « un homme d'une réelle humanité [qui] avait quelques différends avec le gouvernement sur le traitement des déportés34 ». Dans son ouvrage paru en 1928, The Turkish Ordeal [ L'épreuve turque] , Halide Edib parle des orphelins turcs d'Anatolie dont les parents avaient été victimes des Arméniens! Mais elle reconnaît: « Les orphelinats avaient également pris des enfants arméniens et en avaient fait des musulmans (ce qui était mauvais)35. » C'était avouer du bout des lèvres un fait établi par les rapports consulaires.

A Alep, des milliers d'enfants, expliquait le consul américain J ackson, vivaient dans la rue ou chez des parents dans des conditions misérables. Avec l'accord personnel de Djemal pacha, une missionnaire suisse, Soeur Béatrice Rohner, fut envoyée par le consulat de Marache. Elle ouvrit deux orphelinats qui accueillirent plus de l.000 enfants et environ 50 adultes pour les aider et les entretenir36. Les rapports du consul Rössler de février et mars 1917 confirment qu'en décembre 1915 la Soeur Rohner avait été appelée « à prendre en mains un établissement qui, à l'époque, était dans un état d'abandon indescriptible et infesté de malades » et que la Soeur avait eu jusqu'à 850 enfants en même temps. Les garçons les plus âgés lui furent enlevés pour être employés à des travaux publics. La Soeur avait, de son propre chef, limité le nombre des filles pour éviter que l'orphelinat ne servît de réservoir de main d'oeuvre domestique. Lorsqu'en février 1917, le gouvernement ferma le bureau de la Sous direction des déportés, il fit également fermer les orphelinats de la Soeur Rohner. Sur ordre de Djemal pacha, 70 jeunes garçons furent envoyés au Liban ; 60 furent placés dans un orphelinat dirigé par des Arméniens ; 370 s'enfuirent dans la rue mais 70 furent repris. Si bien que, lorsque le gouvernement réclama 400 enfants pour les déporter, il n'en restait plus que 280 dans les orphelinats de la Soeur Rohner. Les autorités en prirent 70 dans l'orphelinat arménien et, avec les 70 enfants repris dans la rue, le quota fut largement atteint. Abdulahad Nouri quittait Alep puisque ses activités étaient terminées. Il reçut la charge d'accompagner les enfants vers le nord37. C'est sans doute ce même orphelinat que Soeur Rohner avait trouvé dans un total état d'abandon dont parle Andonian: « Les autorités d'Alep avaient trouvé un fléau plus terrible pour ces petits martyrs. Ce fléau était personnifié par un monstre sanguinaire nommé Nazmi bey, que l'on avait nommé directeur de l'orphelinat d'Alep. Cet homme tuait les orphelins dans la ville même avec une cruauté systématique, en les privant de nourriture et en les torturant. Quand les Anglais entrèrent à Alep, sur les plaintes de la prélature arménienne, on arrêta ce monstre qui n'avait pas eu le temps de prendre la fuite. A la suite de son arrestation on apprit que durant sa direction plus de 3.000 orphelins arméniens avaient été successivement admis dans cet orphelinat ; il n'en conservait vivants que 50 en disant: "Je conserve vivants exprès ces 50 afin que cet établissement puisse justifier son nom d'orphelinat." Et surtout, afin qu'il pût continuer à toucher ses émoluments de directeur et ses provisions. C'était en même temps un homme pourri de vices, ce Nazmi bey. Des centaines de faits relatifs au viol des filles et d'attentats aux garçons lui furent imputés pendant son incarcération38. »

Un orphelinat arménien fut ouvert à Alep avec l'autorisation spéciale de Djemal pacha, rapportent à la fois le consul Jackson et Aram Andonian. Sa direction fut confiée à Mademoiselle Nora Altounian dont le père était un médecin d'Alep, fondateur d'un hôpital qui portait son nom et la mère une missionnaire irlandaise. Le docteur Altounian était un ami personnel de Djemal pacha qui, lors de ses séjours à Alep, ne manquait pas de lui rendre visite. Nora Altounian plaça au début 30 à 50 enfants dans cet orphelinat. Elle n'avait aucun moyen financier et elle devait demander de l'aide pour entretenir son institution. Djemal lui obtint une subvention gouvernementale et il ordonna d'envoyer des vivres des dépôts militaires à l'orphelinat. Mademoiselle Altounian put ainsi accueillir 600 orphelins et 40 aides féminines. Elle put même ouvrir un second orphelinat où elle reçut plus de 400 enfants. Les Unionistes s'efforcèrent de détruire ces orphelinats mais Djemal déjoua toutes les intrigues. Il fit même libérer le gérant de l'orphelinat que la police avait arrêté et lui délivra un sauf-conduit39.

Djemal pacha tenait à conserver le pouvoir de sauver ou de punir, sans avoir à céder aux exigences du Comité central. L'évêque catholique de Césarée, Monseigneur Bahaban, avait obtenu un laissez-passer délivré par Djemal pour se rendre à Alep avec des proches parents et quelques compagnons. Son cousin, également prêtre, Grégoire Bahaban, rechercha la même faveur en télégraphiant à Djemal. Il fut autorisé à résider à Damas avec plusieurs prêtres et laïques40. Djemal était tout puissant dans sa circonscription. Il ne supportait toutefois pas la publicité faite autour des déportations arméniennes. Il interdit par décret de photographier les déportés41. Il voulait faire traduire et faire condamner par un conseil de guerre le docteur Niepage et son collègue de l'école réale allemande d'Alep, le docteur Grater. Ces deux enseignants, dans une lettre transmise à Berlin, avaient dénoncé les conditions effroyables dans lesquelles vivaient les déportés d'Alep. Le rapport du docteur Niepage était accompagné de photographies prises par le consul Hoffmann qui montraient des amoncellements de cadavres parmi lesquels se traînaient des enfants survivants42.

Djemal s'enfuit à Berlin avec les autres chefs de l'Ittihad. Il rallia la révolution bolchevique et fut envoyé en Afghanistan en 1920 pour réorganiser l'armée afghane et l'aider à lutter contre les Anglais. Au début de 1922, sous la pression du gouvernement kémaliste, il quitta l'Afghanistan, se rendit à Paris, puis à Berlin et à Tiflis où il fut assassiné le 21 juillet 1922 par deux justiciers arméniens.

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1)
H. MORGENTHAU, op. cit.,p. 157.
2)
Ibid., p. 158.
3)
Stamboul (Constantinople) du 27 août 1913 (cité par K K. BAGHDJIAN, op. cit., p. 93).
4)
M. LARCHER, La guerre turque dans la Guerre mondiale, Paris, Chiron, Berger-Levrault. 1926, p.90 et pp. 250-254.
5)
DJEMAL PASHA, Memories of a Turkish Statesman, 1913-1919, Londres, Hutchinson, 1922, p. 277.
6)
VIERBüCHER, op. cit., p.30.
7)
Sur les conversions forcées, cf. le chapitre « Islamisation par la force », Le crime de silence, op rit., p. 133 et rapport du 4 juillet 1915 du consul Kuckhoff de Samsoun, pp. 133-136.
8)
J. LEPSIUS, op. cit., pp.281-288
9)
Le crime de silence, op. cit., pp 133-136
10)
Loi du 26 octobre 1915 réglementant la conversion à l'islam des Arméniens de Turquie, publiée dans Stamboul (Constantinople) du 11janvier 1919 (cité par K K. BAGHDJIAN, op. cit., pp 62-63) Cf. également J. LEPSIUS, op. cit., p 282
11)
Cf. supra, doc. n° 12.
12)
Cf. supra, doc. n° 21.
13)
Cf. supra, doc. n° 13.
14)
Cf. supra, doc. n° 19.
15)
Cf. supra, doc. n° 28.
16)
Cf. infra, dans la « Conclusion », le développement de cette controverse sur la nécessité de comparer les deux génocides
17)
DJEMAL PASHA, op. cit., p.279
18)
Cf. supra.
19)
K. BALAKIAN, op. cit., tome 2, pp.46- 58.
20)
Cf. supra, doc. n° 23, 29, 30 et 33.
21)
DJEMAL PASHA, op. cit., pp.277-278
22)
A. ANDONIAN, op. cit., p. 49.
23)
Ibid., p. 52.
24)
DJEMAL PASHA, op. cit., p.279.
25)
Archives..., op. cit., p. 192 (télégramme d'Alep du 3 janvier 1916)
26)
Livre bleu anglais, op. cit., éd. anglais dac. if 11, pp. 23-24; éd française .doc n° 6, pp. 166-167
27)
Acte d'accusation du procès des Unionistes, Justicier..., op. cit., p 266.
28)
DAD[1], p.334 (rapport du 30 mai 1916).
29)
DAD.[1], note 77, p. 353.
30)
Ibid., page 335.
31)
La Renaissance (Constantinople) des 8, 11 et 16juillet 1919
32)
Alemdar (Constantinople) du 5 juillet 1919
33)
Cf. supra
34)
H. EDIB, Memories of Halide Edib, New-York- Londres, 1926, pp. 389-391 et p. 400
35)
H. EDIB, The Turkish Ordeal, op. cit., p. 16 Halide Edib parle également de Nazihé Hanoun, secrétaire générale de la section féminine du Croissant Rouge qui s'occupa des orphelinats Il s'agit sans doute de Nikiar Hanoun Sa photographie figure dans le livre d' Andonian avec cette mention « Nikiar Hanoun qui se mit à la tête de 1'oeuvre de  turquiser les orphelins arméniens », (op. cit., pp.72-73).
36)
The Armenian Review (Boston), vol.XXXVII, n° 1-145, spring 1984, p. 140.
37)
Archives..., op. cit., pp 242-244.
38)
A. ANDONIAN. op. cit., p. 131. Cf. supra .
39)
The Armenian Review (Boston), art. cit, p. 140 et A. ANDONIAN, op. cit., pp. 134-135.
40)
G. BAHABAN, Une page sur mille du ténoignage chrétien d'un peuple, Venise, Ed. Mekhitariste, 1976
41)
Archives..., op. cit., p. 146 (télégramme du commissaire militaire Nizami, Alep, 10 septembre 1915)
42)
T. HOFMANN, in Le crime de silence, op. cit., pp. 113-114 ; rapport Niepage dans  Archives..., op. cit., pp. 156-160.
Ternon, Yves. Enquête sur la négation d'un génocide, Marseille, Parenthèses, 1989
Description : 229 p. couv. ill. 24 cm
ISBN : 2-86364-052-6
72, cours Julien 13006 Marseille (France)
ed.parentheses@wanadoo.fr
editions parenthèses

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Nous remercions Yves Ternon et les éditions Parenthèsed de nous avoir autorisés à reproduire ce livre

 
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