Yves Ternon

Enquête sur la négation d'un génocide

Chapitre V
Andonian était-il un faussaire ?

Qui était Aram Andonian ? Naïm bey a-t-il existé ? Quelle est la valeur de ce livre dont les versions française et anglaise diffèrent considérablement ? N'est-ce pas seulement une oeuvre de propagande comme l'auteur l'avoue lui-même naïvement ? Qui a jamais authentifié ces documents ? Ils n'ont jamais été produits devant un tribunal officiel. L'un des experts à avoir vu quelques originaux fut le consul Rössler ; il ne se prononça pas formellement sur leur authenticité. Dans le livre, les documents ne sont pas disposés selon un ordre chronologique. Enfin, qui peut aujourd'hui présenter un seul original de ces dépêches ?

La Société turque d'Histoire n'a pas manqué de constater les défauts de cet ouvrage et, après avoir chargé son habituel producteur de plaquettes, Türkkaya Ataöv, de prouver dans un de ces libelles rageurs dont il a la formule que ces documents étaient faux, elle demanda à deux universitaires talentueux, Sinasi Orel et Süreyya Yuca, d'examiner attentivement ces pièces1. Le produit de ces recherches ne manque pas d'intérêt. Il est – avec le livre de Kamuran Gürün, Le dossier arménien – la meilleure démonstration d'une stratégie armée de négation2. Orel et Yuca partent d'une affirmation préétablie qui se confond avec l'objectif défini : les documents publiés par Aram Andonian sont des faux. Et ils suivent fidèlement ce fil directeur. Après avoir posé les « premières questions » sur les incohérences et contra- dictions évidentes de l'ouvrage, ils analysent minutieusement quinze documents d'Andonian, en reprenant les sept rubriques figurant au Chapitre IV de son livre3. Pour parachever leur démonstration, ils publient des documents « authentiques » provenant des Archives ottomanes d'une bénignité et d'un angélisme tels qu'on se demande à leur lecture si l'on a rêvé et si les Arméniens n'ont pas tout inventé, jusqu'à leurs morts. Cette progression dialectique n'est guère propre à séduire des esprits critiques. La manoeuvre turque opère en fait dans un sens opposé à sa direction première. On peut en effet raisonnablement se demander si les documents Andonian sont authentiques et manifester à leur propos une inquiétude critique. Mais l'expression d'un doute ne conduit pas nécessairement à un retournement d'opinion comme semble l'exiger cet exposé dogmatique, agressif et sans nuances. Orel et Yuca ne délibèrent pas. Ils nourrissent une accusation et la gavent de leurs « preuves ». Ils ne font aucune allusion ni aux Cours martiales, ni à la presse de Constantinople, ni aux archives allemandes. Ils ignorent la fonction du consul Rössler « qui, paraît-il, avait été consul d'Allemagne à Alep pendant toute la Première Guerre mondiale4 », alors qu'il est évident que son nom figure dans les archives ottomanes. Orel et Yuca sont de parfaits exemples de « réécrivains révisionnistes » : ils tamisent des informations, utilisent le produit de filtrage et rejettent le reste. Les deux auteurs turcs en font trop: leur preuve est trop belle pour ne pas reposer, elle, sur des faux. Ils n'auraient pas dû verser au dossier de leur accusation de faux les « pièces authentiques » des archives ottomanes. C'est justement ce que ne fait pas Vahakn Dadrian qui se livre à une étude critique minutieuse du livre d'Andonian. Le réquisitoire d'Orel et Yuca est partisan, l'analyse de Dadrian objective. On ne peut néanmoins éluder les arguments d'Orel et Yuca qui, en plusieurs points, sont très pertinents. La démonstration de Dadrian est brillante. Au-delà des documents proprement dits, elle établit une preuve formelle de la préméditation par les Jeunes-Turcs du génocide. En outre, sur la question iniatialement posée – l'authenticité des documents Andonian – Dadrian au terme d'une analyse rigoureuse des arguments, conclut positivement. Krieger, dans son article paru en 1965, et ignoré par les deux auteurs turcs, avait également été affirmatif sur l'authenticité des documents, mais il n'avait pas détaillé les erreurs pourtant nombreuses contenues dans ce livres5.

L'analyse des documents Andonian repose sur ce trépied : l'article de Krieger, le livre d'Orel et Yuca, l'article de Dadrian. Il s'agit d'une querelle d'experts portant sur une spécialité où les compétences sont devenues avec le temps rarissimes. Pour en débattre, il faudrait être à même de lire et de traduire l'osmanli, devenu langue morte en 1928 à l'initiative de Kemal Atatürk. Il faudrait également connaître le système de chiffrage adopté pendant la guerre par les différents ministères, donc disposer d'archives qui, soit ont été détruites, soit restent encore inaccessibles aux chercheurs, à l'exception des membres de la Société turque d'Histoire, mais qui, comme on le verra plus loin, sont truquées. Le piège tendu par les historiens turcs était destiné à se refermer inexorablement sur les érudits arméniens : comment ceux-ci serait-ils à même de démontrer l'authen- ticité de documents, alors qu'ils ne disposent pas des sources d'informations essentielles6 ?

D'entrée de jeu, Dadrian situe la controverse: « Simple écrivain et journaliste, s'efforçant de réaliser un ouvrage documentaire sur une calamité dont il était un survivant, Andonian mena son travail dans la précipitation et négligea les règles de cohérence et de classement. Les documents ne se recoupent pas nettement avec les commentaires de Naïm bey ou d'Andonian et ne se suivent pas dans un ordre systématique. Les reproductions sont insérées au hasard dans des pages intercalaires ce qui gêne leur lecture et la vérification de la correspondance des traductions. Les trois versions -arménienne, française et anglaise -ont subi une série d'erreurs typographiques et de publication, comprenant des inexactitudes dans les dates7. » Ces erreurs et contradictions sont recensées dans les conclusions du livre d'Orel et Yuca en douze paragraphes que l'on peut regrouper en sept points.

I. LES ERREURS DE DATE

« L'ignorance, ou la négligence, du décalage existant entre le calendrier ottoman et le calendrier grégorien transforme, sur les documents, des dates antérieures en dates postérieures, et rend caduc tout le système de datation et de numérotage utilisé par Andonian8. » Le calendrier ottoman, calendrier julien, souvent référencé « vieux style » (v.s.), était au XXe siècle décalé de treize jours par rapport au calendrier grégorien, « nouveau style » (n.s.). En outre, l'année ottomane était déterminée d'après l'Hégire. Pour adapter les dates au calendrier occidental il fallait donc ajouter 584 ans à l'année, et 13 jours au jour du mois. Par exemple: le 16 septembre 1915 du calendrier grégorien était le 3 septembre [1]331 du calendrier ottoman9. L'année ottomane commençait le 1er mars et se terminait le 28 ou 29 février de l'année suivante. Elle couvrait donc les mois de janvier et février de l'année occidentale suivante. Pour retrouver l'année exacte il faut donc ajouter 585 ans aux mois de janvier et de février de l'année ottomane. Ainsi janvier [1]330 suivait décembre [1]330, et c'est seulement après le 1er mars (v.s.) ou 14 mars (n.s.) que l'on passait à l'année suivante, c'est-à-dire [1]331. Le 15 ou le 16 février d'une année en « vieux style » était donc le dernier jour de l'année ottomane pour le calendrier occidental (15 ou 16+13=28 ou 29). Une loi promulguée en février 1916 supprima pour l'année 1917 la différence de 13 jours. Le calendrier julien fut dès lors aligné sur le calendrier grégorien, mais la numérotation des années ottomanes fut maintenue, c'est-à-dire que le 16 février [1]332 coïncida avec le 1er mars 1917 et devint en style ottoman le 1er mars [1]333. En revanche, l'année suivante, le 1er janvier [1]334 coïncida avec le 1er janvier 1918. En d'autres termes, l'année [1]333 (1917) ne compte que dix mois, du 1er mars au 31 décembre [1]333, et l'année [1]332 ne comporte pas de jours entre le 16 et le 29 février. C'est seulement le 1er janvier 1926 que la datation à partir de l'Hégire fut abandonnée et que les calendriers turc et occidental devinrent identiques10.

Une telle complexité alimente la controverse. Andonian a daté les documents en conservant les jours et mois du calendrier julien mais en adoptant l'année occidentale, ce qui explique un certain nombre d'erreurs. Andonian, souligne Dadrian, a agi « avec une légèreté incompréhensible ». Il suffit de considérer les dates figurant sur les facsimilés des deux lettres adressées à Djemal bey, délégué d'Adana, pour se convaincre de cette légèreté. La première lettre est datée du 18 février [1]331, et la seconde qui comporte une référence à la première du 25 mars [1]331. Corrigées en nouveau style, ces dates deviennent le 2 mars 1916 (puisque 1916 est une année bissextile) et le 7 avril 1915. Il est donc évident que l'une de ces deux lettres porte une date erronée. Le texte de la seconde lettre fait toutefois référence à la première. Cette référence porte dans le fac-similé la date du 18 février [1]330, c'est-à-dire du 18 février 1915, ce qui rétablit le lien entre les deux lettres, ainsi que l'avait fait Andonian dans son texte. Mais il n'avait pas soulevé cette contradiction portant sur les reproductions des originaux11. Orel et Yuca partent du raisonnement inverse : la première lettre est bien datée de 1916 et la seconde devait être datée de 1917, ce qui enlève toute valeur de preuve de préméditation à ces lettres, puisque la première aurait été alors écrite neuf mois après la déportation des Arméniens. En fait la question n'est pas là : ou l'auteur de la lettre a lui- même commis une erreur de date en tête du premier document, ou les deux documents deviennent suspects. Nous verrons plus loin que l'auteur de ces deux lettres serait Behaeddine Chakir, membre du Comité central de l'lttihad. Orel et Yuca affirment : « Il est impossible que Behaeddine Chakir, comme tout autre fonctionnaire ottoman, ait commis une telle erreur12. » Mais Dadrian découvre que, des années auparavant, dans une lettre où il expliquait les raisons de la fusion des branches de Paris et de Salonique de l'lttihad, Chakir lui-même avait commis la même erreur : il portait dans un paragraphe [1]322, c'est-à-dire 1906, alors que la date correcte apparaissait en bas de la lettre, juste avant sa signature, [1]323, c'est-à-dire 190713.

Dans l'une des pièces incriminées, la question de la date devient cruciale. Il s'agit d'un télégramme adressé par Talaat à la préfecture d'Alep le 3 septembre [ 1] 331 (16 septembre 1915 en n.s.)14 et apostillé par Mustafa Abdulhalik le 5 septembre 1915 (soit le 18 septembre). Or, ce dernier, ne prit ses fonctions de gouverneur d'Alep que le 27 septembre [1]331 (v.s.), c'est-à-dire trois semaines après. On peut donc raisonnablement considérer qu'il s'agit d'un faux. Orel et Yuca présentent à l'appui de leur thèse plusieurs télégrammes prouvant que le précédent vali, Bekir Sami bey, vint à Alep le 24juin [1]331 et qu'il occupait encore son poste le 22 septembre [1]331. Dadrian parvient à fournir une explication plausible et à effacer la preuve de faux qu'Orel et Yuca croyaient avoir établie. Andonian, dans sa traduction du télégramme, date l'apostille d'Abdulhalik du 5 septembre 1915. Or, à l'examen minutieux de cette apostille, on constate que ni le mois, ni l'année ne sont mentionnés mais seulement le symbole « minh » qui signifie littéralement « de lui », et qui peut, plus grossièrement, être traduit « même ». Donc Abdulhalik, lorsqu'il prend connaissance de cet ordre, n'écrit pas les mots « septembre 1915 » mais indique seulement le jour du mois. Comme Abdulhalik a pris ses fonctions à la fin septembre, on peut supposer, soit que le télégramme lui fut envoyé avant cette date, soit qu'il fut intentionnellement retenu jusqu'à sa prise de fonction. Dans ce cas, l'indication peut se référer au 5 octobre15. Il reste une autre possibilité : celle d'une erreur commise par le fonctionnaire chargé à la préfecture de décoder le télégramme ou par celui du bureau du télégraphe d'Alep qui reçut et transmit le message chiffré. Talaat lui-même aurait pu se tromper sur la date ou utiliser un symbole codé. Dadrian cite un exemple rapporté par un auteur turc en 1971, qui, parlant d'un autre document portant une erreur de date concluait : « Ce symbole peut être soit un code, soit une erreur de date, [...] bref un mode de communication caractéristique d'un membre du Comité [de l'lttihad]16. »

Orel et Yuca ne manquent pas une occasion de souligner les erreurs de date qui fourmillent dans le texte anglais et qui sont nombreuses dans les éditions française et arménienne. Dadrian leur répond en rétablissant les documents dans leur ordre chronologique réel, tel qu'ils auraient dû être publiés si Andonian s'était soucié d'être crédible, en convertissant du v.s. au n.s. et en changeant la datation pour les documents de janvier et février 1916 qui seraient en fait de janvier, février et mars 1917. Enfin, il relève les erreurs d'impression portant sur la date dans chacun des trois textes17.

Il convient donc de distinguer dans les erreurs de dates relevées par Orel et Yuca les contradictions fondamentales, comme celles portant sur les deux lettres et le télégramme de septembre 1915, analysées par Dadrian, et les erreurs d'impression et de transcription par manque de rigueur dans la rédaction du texte et la correction des épreuves. On ne peut toutefois se ranger aux conclusions de Dadrian qui transpose les dates de quinze télégrammes de 1916 à 1917, alors que cette transposition rend caduques les numérotations figurant sur neuf de ces quinze télégrammes. Les deux séquences de chiffres -dates et numéros -sont incompatibles et la lecture de la liste publiée par Dadrian le met en évidence. Ou bien les télégrammes ont été envoyés , en 1916 et les chiffres se suivent mais les dates sont fausses sur les originaux où figurent les mois de janvier et février [ I] 331 ; ou bien les télégrammes ont été envoyés en 1917 et la numérotation devient incohérente. Cette situation, ambiguë, ne manque pas d'être exploitée par Orel et Yuca : Andonian aurait fabriqué des faux en omettant cette précaution élémentaire de datation. Reste une autre hypothèse : les télégrammes sont bien de 1916, mais celui qui les a envoyés ou celui qui les a décodés a commis une erreur ou a, intentionnellement, pour annuler la valeur du document, négligé le calendrier ottoman pour les mois de janvier et février 1916. Cette hypothèse reste, à mon avis, la plus valable. De faussaire présumé, Andonian devient un naïf abusé.

2. LE FAUX DANS LA SIGNATURE DE MUSTAFA ABDULHALIK

Les télégrammes de Talaat, rappelons-le, étaient adressés codés et transmis comme tels par la poste à la préfecture d'Alep où ils étaient décodés par un employé du chiffre ou par le vali lui-même. Ce sont donc des télégrammes décodés et apostillés de sa main que le préfet adressait à ses collaborateurs qui, eux-mêmes, y ajoutaient parfois des apostilles. Chaque note était suivie d'une signature. Orel et Yuca affirment sur l'examen de deux documents où cette signature est reproduite dans un fac-similé, que la signature qui y figure est un faux (Rössler avait déclaré qu'il lui semblait reconnaître sur les originaux de ces télégrammes la signature de Mustafa Abdulhalik) et, pour le prouver, ils reproduisent la véritable signature du vali à des dates similaires. C'est, affirme Vahakn Dadrian, l'argument le plus sérieux dans l'accusation de faux. La commission de l'Union nationale arménienne d'Alep, à qui l'importance de la question n'avait pas échappé, s'était pourtant attachée à vérifier par recoupements que cette signature était exacte. Qui peut aujourd'hui résoudre cette question, compte tenu du fait qu'il s'agit de copies reproduites plusieurs fois ? Abdulhalik ne modifiait-il pas délibérément sa signature lorsqu'il annotait un document secret afin, encore une fois, de permettre d'annuler le document ?
 


3. LE CHIFFRAGE

Orel et Yuca relèvent des irrégularités dans la rédaction des télégrammes cryptographiés, donc des doubles de ceux envoyés d'Alep à Constantinople. Ils expliquent que les codes furent souvent changés au cours de la guerre (ils ne servaient pas plus de six mois), que les fonctionnaires utilisaient des groupes de 2, 3, 4 ou 5 chiffres selon les périodes, que les groupes de chiffres figurant dans les télégrammes codés reproduits par Andonian ne correspondent pas aux codes adoptés aux mêmes dates et qu'il y a même plusieurs codes (de 2 et 3 chiffres) dans le même télégramme, ce qui le rendrait indéchiffrable. Dadrian réplique à cet argument : si, à l'Etat-major et au ministère de l'Intérieur, les codes étaient régulièrement changés, cela n'implique pas qu'il en eût été de même dans les organisations du ministère de l'Intérieur consacrées aux déportations et aux massacres, organisations illégales et souvent improvisées18. Toujours dans la même perspective, le ministère de l'Intérieur n'utilisait-il pas un code différent, avec plusieurs groupes de chiffres, pour qu'on ne pu établir l'authenticité d'un document secret ?

4. LA NUMÉROTATION

Les numéros attribués par Andonian aux télégrammes ne correspondraient pas aux dates et aux numéros des documents authentiques de l'époque. Dans un cas, Andonian fait figurer le même numéro sur des documents différents 19. Orel et Yuca donnent des exemples de « télégrammes authentiques », adressés par le ministère de l'Intérieur à la préfecture d'Alep à la même date que les télégrammes recueillis par Andonian et traitant de problèmes administratifs banaux, voire de vétilles. Les numéros ne sauraient correspondre20. Cette démonstration permet aux auteurs de conclure qu'Andonian a fait figurer n'importe quel chiffre dans ses documents. On peut encore une fois formuler une autre hypothèse : celle d'un double registre, l'un officiel, tenu par le ministère de l'Intérieur, l'autre secret -et à détruire- tenu par Talaat dans ses ordres concernant le « traitement des Arméniens ». Le même système de double registre fonctionnerait au niveau des administrations provinciales. En outre, puisque les dépêches de Talaat concernant les Arméniens devaient, comme l'ont prouvé les dossiers de la commission Mazhar, être retournées pour être détruites, elles ne pouvaient être numérotées avec les pièces à enregistrer dans les archives, sinon des « trous » seraient apparus dans les registres.

Enfin, Andonian a parfois omis de transcrire dans ses traductions le numéro du télégramme qui figure sur le fac-similé. Ainsi le fameux télégramme de Talaat daté du 16 septembre 1915 (v.s.) porte une erreur de date (15 septembre) sur le texte français21. Il est enregistré sous le numéro 1181 sur le fac-similé. Mais ce numéro n'est pas reproduit dans les traductions, de même que la date de réception (17 septembre, v.s.). Par ailleurs, à cette date, le ministère de l'Intérieur adressait à Alep un télégramme n° 84 qui, au lieu de concerner comme celui d 'Andonian l'anéantissement des Arméniens, traite de l'ajournement temporaire du transfert des techniciens arméniens du chemin de fer. Sur l'original du télégramme reproduit par Andonian figurent à la fois les chiffres du code sur les lignes supérieures et le déchiffrement sur les lignes sous-jacentes. Les chiffres du code comprennent des groupes de 2 et 3 qui ne correspondent pas au système de chiffrage utilisé à cette date (groupes de 5 chiffres)22. Il s'agit pourtant de la pièce la plus compromettante du dossier Andonian. On doit également remarquer qu'à l'exception de ce télégramme 1181, dont Andonian ne reproduit pas le numéro, du télégramme du 25 décembre 1915 (n.s.) qui porte le numéro 830 entre deux documents 745 et 762, et d'un télégramme de Naïm bey qui porte le n° 344 entre deux documents 57 et 63, les numéros correspondent aux dates pour les deux registres des ordres du ministère de l'Intérieur et de ceux de la Sous-direction de l'installation des tribus et réfugiés d'Alep (dans la mesure où l'on réintègre en 1916 les documents que Dadrian a transposé en 1917). Il est en effet probable que, même pour des documents secrets falsifiés délibérément, des numéros exacts étaient nécessaires afin que l'on pût s'y référer dans la correspondance et que le piège tendu à des historiens futurs de l'extermination ne se refermât pas sur les exterminateurs eux-mêmes.


5. LE PAPIER

Orel et Yuca s'en prennent à la qualité du papier utilisé pour la reproduction des télégrammes codés adressés par Abdulahad Nouri : papier à double réglure qui ne porte aucun signe officiel et qui ressemble à celui utilisé à l'époque dans les écoles françaises23. C'est ignorer, réplique Dadrian, la grande pénurie de papier que subissait la Turquie pendant la guerre24.


6. LA RÉDACTION DES TEXTES EN OSMANLI

La maladresse avec laquelle ont été sur les deux lettres adressées à Djemal tracés les signes de Bismillâh, ou Besmélé (au nom de Dieu), formule sacramentelle figurant en tête de tout document officiel turc, trahit, affirment Orel et Yuca, un auteur qui ne les a jamais utilisés auparavant25. Ces textes révèlent également l'ignorance de la langue ottomane et contiennent des erreurs de syntaxe et de grammaire. Il en serait de même dans les mémoires de Naïm bey26. Pour Dadrian, l'argument est creux : le langage d'une lettre manuscrite ne peut se comparer avec celui d'une administration. « Mettre l'accent sur de minuscules variations dans la position des signes sur les voyelles longues et courtes ou sur le tracé incomplet des crochets attachés à certaines lettres de l'alphabet ottoman comme preuve de l'authenticité d'un document est un procédé douteux27. » Il faut remarquer qu'Orel et Yuca tirent argument du déplacement d'un centimètre d'un point pour conclure qu'Andonian ne sait pas rédiger la formule sacramentelle puisqu'il n'est pas musulman, mais qu'ils reproduisent deux exemples de « documents authentiques » qui présentent plus de différences dans le tracé de cette même formule28. Les difficultés de la grammaire et de la syntaxe ottomanes ont été soulignées par des traducteurs anglais de documents officiels ottomans ( « La langue turque est si difficile, son vocabulaire est si peu adapté [...] son style, sa syntaxe manquent totalement de clarté et de concision » ) , et par des écrivains turcs qui proposaient un complet remaniement du turc ottoman afin de le purger des mots empruntés au persan et à l'arabe « La langue ottomane est si mal structurée qu'elle s'effondre lorsqu'on la touche » ) .La Cour martiale dut, en 1919, réécrire une formule dans un document officiel parce qu'elle était rédigée dans un « turc utilisé de façon inepte29 ».

7. LA CONSERVATION DES DOCUMENTS SECRETS

Les auteurs de la Société turque d'Histoire affirment qu'il est improbable que de tels documents aient été conservés trois ans sans être détruits30. S'il fut aisé de détruire les documents à Constantinople, ce ne fut pas le cas à Alep qui ne semblait pas menacée et dont les Anglais s'emparèrent après une percée fulgurante, répond Dadrian. En fait, Naïm bey avait probablement mis ses documents à l'abri depuis longtemps en prévoyant de les négocier. Le consul Rössler n'était pas étonné de constater que Naïm bey avait conservé ses pièces secrètes dans ses papiers personnels : « Les Turcs n'ont jamais, à ma connaissance, classé les pièces de leurs dossiers31 ». D'ailleurs, parler du traitement des documents secrets, c'est déjà reconnaître qu'il en a existé et qu'ils devaient être cachés.

A ces sept arguments d'Orel et Yuca s'ajoute une dernière attaque qui m'implique personnellement: « Deux auteurs connus au service de la propagande arménienne, Gérard Chaliand et Yves Ternon, ne peuvent s'empêcher d'émettre un doute en écrivant dans leur livre Le génocide des Arméniens, à propos des documents d'Andonian : "Ces télégrammes ont, s'ils sont authentiques, une importance particulière". Malgré cette réserve, ils ne trouvent pas d'inconvénients à en publier les textes32 ! » Ce procédé révèle l'intention. Etant donné les irrégularités évidentes et les anomalies relevées dans les documents Andonian, n'était-il pas normal de soulever la question de leur authenticité et d'en remettre la décision à des experts, sans pourtant s'abstenir de citer ces sources puisque les faits dont ils traitaient étaient, eux, indiscutables ?

En fait, Orel et Yuca, en dépit de leur remarquable capacité à interpréter les archives ottomanes, ne se comportent pas en experts. Ils mènent une opération de destruction de la crédibilité des pièces incriminées sans douter un instant qu'il s'agisse de faux. Ils ne pèsent pas le pour et le contre, retiennent les seuls arguments favorables à leur thèse et, dans leur conclusion, avouent naïvement le but poursuivi: « Comment trouverait-on des documents authentiques relatifs à un génocide imaginaire ? » Ainsi, par bonds successifs, d'un point déplacé sur une formule sacramentelle ou d'un code jugé apocryphe, ils effacent plus d'un million de morts. Ils s'enferment dans une forteresse pour déclarer qu'ils ont gagné la guerre en oubliant le reste du conflit. Leurs critiques ne sont pourtant pas négligeables. Il est évident qu'Andonian n'a pas agi en professionnel, qu'il n'a pas relevé dans les documents originaux des contradictions pourtant flagrantes et qu'il n'a pas soigneusement corrigé la version française -sans parler de la version anglaise qu'il ne pouvait interpréter. Toutefois Orel et Yuca certifient eux-mêmes qu'il fut fidèle dans sa traduction au texte ottoman. Les auteurs turcs ne relèvent que des différences minimes, des « nuances » par rapport à l'original. Enfin Andonian n'a pas cherché à combler des manques sur les pièces qui lui avaient été remises: dates, chiffres d'enregistrement, signatures, ce qu'un faussaire assez avisé pour fabriquer des télégrammes chiffrés ou des dépêches décodés et rédiger des lettres en osmanli n'aurait manqué de faire. La maladresse même d'Andonian plaide pour sa fiabilité. Dadrian explique dans les conclusions de son travail que, si les matériaux sont défectueux sur un plan, celui des détails techniques, ces défauts sont extérieurs à la question de la falsification: « La présence et la détection facile de tels défauts dans les matériaux en question plaident plutôt contre l'accusation de faux33. » Aucun faussaire compétent n'aurait sorti des matériaux aussi déficients présentant des anomalies aussi manifestes. En outre, un gouvernement qui entreprend dans des conditions illégales une opération ultra-secrète et qui a recours pour la dissimuler à des méthodes de diversion et de camouflage peut se permettre des irrégularités de rédaction dans des documents qui sont finalement destinés à être détruits.

Ce sont justement ces contradictions évidentes et grossières qui m'amènent à formuler une autre hypothèse: celle de documents piégés par leurs auteurs pour qu'ils s'autodétruisent. Je m'explique. Ces télégrammes étaient des documents ultra-secrets qui, en aucun cas, ne devaient être divulgués. Ils étaient rédigés par des hommes qui avaient plus que le culte, la manie du secret. N'auraient-ils pas, délibérément, introduit des erreurs, faciles à corriger par leurs correspondants, admises en quelque sorte comme un double code et qui permettaient de démontrer lors d'une expertise qu'ils s'agissait de faux Ils se seraient ainsi préservés contre une divulgation fortuite ou mal intentionnée de ces pièces à conviction.

En effet, le dossier Andonian fonctionne comme un tout. Si une pièce est fausse, l'ensemble devient suspect. Mais qui serait le faussaire ? Andonian ? On le voit mal fabriquer des faux aussi parfaits dans leur rédaction avec des erreurs aussi grossières, ne portant que sur les dates et les numéros, alors que l'histoire de ces documents montre qu'Andonian n'a fait que les traduire, avec souvent une maladresse insigne. Naïm bey ? Comment ce secrétaire avisé, cet homme qui avait la confiance d'Abdulahad Nouri, qui se chargeait du déchiffrement des codes, aurait-il pu ignorer le calendrier ottoman ou la signature du vali ? Par ailleurs, tous les faits évoqués par ces dépêches comme par les mémoires de Naïm bey et les commentaires d'Andonian sont rigoureusement exacts. Ils se recoupent et s'adaptent comme les fragments d'un puzzle ou les pièces d'un jeu de dominos. Tout devient clair, au contraire, si l'on admet que l'on est en présence de professionnels du camouflage qui ont organisé une mascarade de la même manière qu'ils ont programmé leur crime. Les erreurs étaient dans les télégrammes afin que les experts les y découvrissent. Naïm bey les a vendus, Andonian les a traduits et reproduits tels quels sans penser qu'ils seraient un jour dénoncés comme des faux.

Orel et Yuca fournissent par leur excès des éléments en faveur de cette hypothèse. Dans un dernier chapitre intitulé « Les documents d'archives ottomanes », ils reprennent une par une les sept parties du chapitre d'Andonian consacré aux « documents proprement dits » et ils fournissent des pièces contradictoires extraites des archives ottomanes34. Ces pièces se réfèrent à tous les moments de la déportation des Arméniens et rabâchent la thèse du refus turc ordonnée autour de trois thèmes: les Arméniens se sont révoltés et ont massacré des Turcs ; leurs personnes et leurs biens ont toujours été préservés ; les déportations ont été limitées. Ces pièces officielles, apparemment authentiques, extraites des archives ottomanes, contredisent en effet point par point les faits établis. Le contraste est tellement frappant que l'on peut se demander si ces documents n'ont pas été rédigés et archivés pour fabriquer la preuve que ces faits ne se sont pas produits et s'ils ne sont pas des rapports « authentiques » sur des événements imaginaires. On constate en effet qu'aucun des crimes contre l'humanité commis par le gouvernement ottoman au cours de la Guerre mondiale n'est mentionné dans une seule des pièces d'archives que les historiens turcs consentent à produire, alors que ces historiens ressortent à profusion des documents montrant non seulement que le gouvernement n'a pas commis ces crimes mais qu'il a tout fait pour éviter que de tels crimes se produisent. Ces archives sont là à propos, dormantes tant qu'on n'évoque pas les crimes, mais produites dès qu'une accusation fuse. Les archives fonctionnent donc comme un verrou de sécurité et semblent constituées dans ce seul but. Une mascarade aurait été montée qui constituerait un chef d'oeuvre de duplicité: les faits réels ne se sont pas produits puisqu'ils ne sont pas archivés et les faits évoqués dans les archives doivent être tenus pour réels puisqu'ils sont enregistrés pour la postérité. Si un document secret -qui aurait dû être détruit et qui comportait l'ordre réel d'accomplir une action criminelle -venait à être produit, il serait aussitôt dénoncé comme un faux et l'on brandirait un texte dûment archivé et correctement enregistré prouvant le contraire.

Cette hypothèse d'une organisation du mensonge semble confirmée par l'examen de la double activité des dirigeants de l'lttihad qui fera l'objet de la troisième partie de ce livre: derrière la façade gouvernementale, le contrôle du Comité central; derrière l'appareil administratif, les envoyés spéciaux du Parti ; derrière la police et la gendarmerie, l'Organisation spéciale; derrière l'histoire officielle, la vérité à cacher. C'est pourquoi, en dépit de remarques pertinentes des auteurs de la Société turque d'Histoire, j'ai, d'entrée de jeu, parlé de mensonge. Depuis près d'un siècle les publications turques sur la Question arménienne n'ont pour objectif que de prouver l'innocence du gouvernement dans les massacres des Arméniens et d'en faire retomber la faute sur les victimes. Cette pratique cynique se rattache à celle, plus générale, du révisionnisme historique telle que l'a démontée Pierre Vidal-Naquet35. Elle vise à frapper d'inexistence la réalité du génocide. Cet « inexistentialisme », selon la formule de Marcel Gauchet, est fondé sur la récusation des preuves. Les témoignages des victimes sont qualifiés de mensonges ou d'affabulation et récusés36. Tout ce qui a été dit pendant les événements se fonde sur des rumeurs. Tout document de première main qui révèle les méthodes des criminels est un faux, un document trafiqué ou un apocryphe. Tout document apportant un témoignage direct est soit pris à sa valeur nominale s'il est écrit en langage codé, soit ignoré s'il est écrit en langage direct. Tout témoignage recueilli après la guerre est considéré comme obtenu par intimidation. Enfin, et surtout, tout ce qui peut prouver le génocide est ignoré et falsifié. Ces remarques de Vidal-Naquet concernaient les tentatives de négation du génocide des Juifs par les nazis, mais elles sont étrangement applicables aux méthodes du gouvernement turc, à cette différence près que la désinformation provenait là de groupuscules néo-nazis alors qu'ici c'est un Etat puissant qui emploie ses universitaires à cette tâche. L'entreprise révisionniste exige un travail long et fastidieux d'analyse d'archives à la recherche non de la vérité mais d'une pièce douteuse qui permettrait de détruire un ensemble de preuves indestructibles, « indestructibles précisément parce qu'elles constituent un ensemble37 ». L 'historien « à l'ordre » recherche la faille, l'agrandit pour en faire une brèche dans laquelle il s'engouffre en déclarant qu'elle suffit à démolir l'ensemble du bâtiment. Les révisionnistes turcs ne lisent pas les textes, ils les épluchent et en examinent la lettre avant l'esprit. Après avoir démoli le vrai, ils construisent un faux auquel ils donnent l'apparence du vrai. Vidal-Naquet rappelle que « tout le dialogue du Sophiste est une réflexion sur la quasi impossibilité de distinguer le vrai du faux et de l'obligation où nous sommes, pour débusquer le menteur, de reconnaître au non-être une certaine forme d'existence38 ». Et il cite le « beau mensonge » de Platon: inventer de toutes pièces un continent disparu, l'Atlantide. Or, ajoute-t-il, un tel discours ne devient dangereux que « lorsqu'il s'appuie sur un pouvoir d'Etat et acquiert un statut de monopole39 ».

Les Jeunes-Turcs avaient recueilli le double héritage de la diplomatie ottomane et du positivisme d'Auguste Comte dont leur idéologie se réclamait initialement. Ils possédaient à la fois l'art du mensonge subtil et celui de la dialectique et ils les ont transmis à leurs successeurs. La première règle lorsqu'on agresse est de paraître se défendre. C'est un principe adopté par tous les conquérants, même lorsque le prétexte paraît peu crédible, comme ce fut le cas lors de l'invasion de la Pologne par Hitler. Le prétexte justifie l'attaque. Plus tard, une enquête retrouvera ce prétexte dans les archives où l'on aura pris soin de l'étayer par des témoignages écrits et des photographies fabriquées à cette fin. Le prétexte est l'étincelle qui allume l'incendie et il est essentiel d'accuser la victime d'avoir fait jaillir l'étincelle. Le prétexte établi, la réplique paraît légitime. Le poison est administré dans une capsule juridique. La déportation présentait pour les Jeunes-Turcs le double avantage d'extirper avec l'herbe sa racine, ce que n'avait pas fait Abdul-Hamid en 1895 et 1896, et de camoufler l'extermination derrière un écran légal. Le transfert des populations arméniennes était la réplique à un prétexte inventé: leur révolte. Pour accréditer cette fiction, un document était adressé à l'administration la priant d'appliquer les lois et les règlements promulgués par le gouvernement, et justifiant cette mesure comme une nécessité requise par la situation de guerre. Ce document était déposé dans les archives où il constituait la preuve de la bonne intention du gouvernement. Simultanément, le fonctionnaire chargé de l'exécution du programme secret dont il avait été informé oralement,  recevait un contre-ordre qui lui prescrivait d'anéantir les convois de déportés. Il en inférait qu'il ne devait tenir aucun compte de l'ordre précédent, exécuter ou transmettre le contre-ordre et en détruire la preuve. Les archives ne contiennent donc que des pièces prouvant que la déportation aurait été organisée dans les meilleures conditions et que toutes les précautions avaient été prises pour protéger les déportés contre d'éventuelles violences et pour sanctionner les abus, les vols ou les meurtres. Derrière cet écran de légitimité et de moralité, le programme d'anéantissement était minutieusement préparé. Mais, pour le dissimuler avec plus de certitude, un second écran fut mis en place. Une organisation subversive avait été créée par le ministère de la Guerre, organisation secrète dont la fonction officielle consistait à infiltrer les populations ennemies pour les gagner à la cause turque. Si une enquête ultérieure conduisait jusqu a cette organisation, son existence ne serait pas niée mais révélée comme une pratique courante des services secrets au cours d'une guerre. La découverte de ce secret militaire permettait d'occulter le fait que cette organisation avait été dédoublée et qu'une partie s'était consacrée exclusivement à l'extermination des Arméniens. On peut concevoir de même que les ordres secrets aient été rédigés afin qu'ils s'autodétruisent lors d'une éventuelle expertise par la mise en évidence d'erreurs indiscutables. Ce n'est, je le répète, qu'une hypothèse. Mais l'examen attentif du dossier Andonian me conduit à la formuler comme probable.

La négation turque s'ordonne ainsi autour d'un ensemble de mensonges dont chacun est énoncé pour légitimer les faits. Une population turbulente (vrai) est infiltrée par l'ennemi (faux). S'étant révoltée (faux) et ayant attaqué l'armée turque sur le front (faux) et sur ses arrières (faux), un transfert fut organisé légalement (vrai). Toutes les garanties furent données aux déportés (vrai dans les textes, faux dans les faits). Ce transfert fut toutefois malaisé à réaliser techniquement (vrai) et des éléments incontrôlés (faux) commirent des excès (vrai) que le gouvernement sanctionna (faux). Profitant de la défaite de la Turquie, les vainqueurs fabriquèrent de fausses preuves d'un crime imaginaire (faux). Ainsi l'ensemble des documents fabriqués par Andonian (faux) démontre bien que la Turquie est victime d'une caballe organisée par les Arméniens (faux).

Les gouvernements turcs réalisent-ils qu'en procédant ainsi ils commettent un second crime qui prend le relais du premier : ils s'en prennent à la mémoire d'un peuple. Le mensonge total interdit toute transaction: ou la Turquie dit vrai ou elle a totalement menti en dissimulant le crime. L'affaire des documents Andonian permet de déjouer le piège pourtant habilement tendu du révisionnisme turc. On n'enferme pas une montagne dans une petite boîte. On ne dissimule pas une forêt derrière un arbre. Dadrian l'a bien compris qui souligne la difficulté d'identification strictement légale des matériaux Andonian mais fait remarquer que cette difficulté n'annule pas la valeur de ces matériaux et qu'il y a d'autres moyens d'en prouver la validité. En effet, « les principaux acteurs concernés par les documents Naïm-Andonian sont, de façon répétée, décrits dans les mêmes rôles de grands ordonnateurs et avec des références aux mêmes atrocités dans des circonstances identiques ou similaires40 ». L'omission volontaire des historiens de la Société turque" d'Histoire les discrédite définitivement. Il eut été en effet élémentaire de comparer les télégrammes du livre d'Andonian avec les télégrammes déposés dans les dossiers de la commission Mazhar et présentés au cours des procès et de comparer les faits révélés par Naïm bey et Andonian avec ceux mis en évidence par les procès. Pour ne l'avoir pas fait ces auteurs révèlent leur mission : mentir, camoufler, nier, dés informer. Leur imposture est démasquée par l'exposé d'un autre vérité, celle qu'ils se sont efforcés de dissimuler et qui, sortie de son puits, va bien au-delà de ce que supposaient les documents publiés par Aram Andonian : non seulement le génocide a bien eu lieu tel que l'ont vécu Naïm bey et Andonian – l'un comme bourreau, l'autre comme victime –, et que l'affirment les télégrammes, mais, de sa conception à sa dernière touche, il fut recouvert d'une pellicule protectrice qui lui conférait l'apparence d'une mesure légale et justifiée, ceci grâce à un art consommé du double, double jeu, double langage, double registre.

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1)
T. ATAÖV, Les documents Andonian attribués à Talaat pacha sont des faux, traduction française d'un texte publié à Ankara en 1984. S OREL, S. YUCA, op. cit. Les références ci-dessous se rapportent à la traduction française.
2)
K GüRüN, Le dossier arménien, s.v., Editions Triangle, Société turque d'Histoire, 1984.
3)
Cf. supra.
4)
S. OREL, S. YUCA, op. cit. Le consul Rössler a été en poste à Alep de 1908 à 1918
5)
KRI[1].
6)
Les différences entre les deux versions anglaise et française ont été signalées précédemment. On peut admettre que le texte remis par Andonian a été malmené par les éditeurs anglais. Andonian qui ignorait l'anglais n'a pu y apporter les corrections nécessaires Orel et Yuca ne traitent pas de la version arménienne originale, ce qui amène à supposer qu'ils ne lisent pas l'arménien. L'examen croisé des analyses d'Orel et Yuca et de Dadrian portera donc sur la seule version française du livre d'Andonian.
7)
DAD.[1], p.318.
8)
S. OREL, S. YUCA, op. cit., p. 135.
9)
Dans les documents ottomans, le chiffre du millésime figure entre crochets. [1]331.
10)
DAD.[1], note7, p.344. Le tableau de la page 360 explique la conversion de 1917.
16 février [1]331 /  29 février 1916
17 février [1]331 / 1 er mars 1916.
29 février [1]331 / 13 mars 1916 (1916 était  une année bissextile).
15 février [1]332 / 28février 1917.
16 février [1]332 / 1er mars 1917.
1er mars [1]333 / 1er mars 1917
11)
Doc. n° 1 et n° 2.
12)
S. OREL, S. YUCA, op. cit., p. 46
13)
Les deux groupes ont fusionné en septembre 1907 (F.E. RAMSAUR, The Young Turks, Princeton, 1957, p. 121)
14)
Doc n° 5
15)
DAD[1], p. 320, note 11. p. 345 (S. AYDEMIR, Makedonyadan Ortaasyaya Enver Pasa, Istanbul, 1971-1972, vol.III, pp. 57-62)
16)
Ibid., pp.320-321.
17)
Ibid., pp.315-316. Rappelons que les dates figurant dans le livre d'Andonian sont en vieux style.
18)
S. OREL, S. YUCA, op. cit., p. 71, p. 79, p. 86. Ils publient (pp. 88-92) des exemples de télégrammes chiffrés « authentiques » de 1914 et 1915 montrant qu'en deux mois le code de chiffrage a été changé deux fois. Les auteurs de ces télégrammes demandent que le code précédent soit brûlé et qu'on en rende compte. Pour comprendre cette querelle d'experts, il faut savoir que le télégramme était depuis plus d'un demi siècle répandu à travers tout l'Empire ottoman, que le personnel des fonctionnaires des postes était instruit à ces  pratiques, que dans les relais les plus lointains se trouvait un opérateur compétent et que les employés des postes furent des recrues tout désignées des Comités jeunes-turcs (B. LEWIS, op. cit., pp. 166-167) Talaat dirigeait avant 1908 le bureau des postes et télégraphes de Salonique.
19)
Les doc. n° 17 et n° 18 portent tous les deux le numéro 745.
20)
S. OREL, S. YUCA, op. cit., pp.66-74
21)
Doc. n° 5 du 29 septembre 1915 (n.s.)
22)
A. ANDONIAN, op. cit., pp. 145-146 S. OREL, S. YUCA, op. cit., pp.85-87.
23)
S. OREL, S. YUCA, op. cit., p. 72.
24)
DAD.[1], p. 320 et notes 13 et 14, p. 345
25)
Doc. n° 1 et n° 2
26)
S. OREL, S. YUCA, op. cit. p.46 et p.52
27)
DAD[1], p.321.
28)
Ibid.
29)
Ibid., pp.321-322 et notes 17, 18 et  19, pp. 345-346.
30)
S. OREL, S. YUCA, op. cit., p.22.
31)
Justicier..., op. cit., p.228
32)
S. OREL, S. YUCA, op. cit., p.95.
G. CHALIAND, Y. TERNON, Le génocide des  Arméniens, Bruxelles, Complexe, 1980, p. 136
33)
DAD.[1]. p.339.
34)
S.OREL, S. YUCA, op. cit., pp. 101-134.
35)
Elle fut démontrée avec une rare maîtrise par P. VIDAL-NAQUET dans son article « Un Eichman de papier », Esprit (Paris) n°9, septembre 1980, pp. 8-52. Ce texte est reproduit dans Les assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987, pp.11-92.
36)
Les témoignages arméniens sont ainsi systématiquement rejetés par les auteurs turcs comme des textes de propagande. Pour éviter d'être accusés de partialité, bien des historiens du génocide arménien s'abstinrent de citer les témoignages des survivants et fondèrent leur conviction sur d'autres preuves, lesquelles ne manquaient certes pas, mais ils se privèrent de sources d'une qualité et d'une précision indiscutables dont la plupart n'ont jamais été traduites de l'arménien.
37)
P. VIDAL-NAQUET, art. cit., p.25.
38)
Ibid., p.48
39)
Ibid.
40)
DAD.[1], p. 325.
Ternon, Yves. Enquête sur la négation d'un génocide, Marseille, Parenthèses, 1989
Description : 229 p. couv. ill. 24 cm
ISBN : 2-86364-052-6
72, cours Julien 13006 Marseille (France)
ed.parentheses@wanadoo.fr
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Nous remercions Yves Ternon et les éditions Parenthèsed de nous avoir autorisés à reproduire ce livre

 
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