René Pinon

La suppression des Arméniens
Méthode allemande - Travail turc

Chapitre I

La politique allemande

La responsabilité morale de l'Allemande ne fait pas de doute. Quand il se trouve des théoriciens pour édifier des doctrines de mort, il se trouve toujours des esprits simplistes et logiciens pour les appliquer ; les maîtres sont responsables des disciples. Entre les massacres de Belgique et ceux d'Arménie, il y a une différence de degré, non pas de nature.

Les Allemands avaient un intérêt politique à la disparition des Arméniens. Ils poursuivent, depuis longtemps, - avec une méthode et un esprit de suite qui ont manqué à leurs adversaires, - le dessein de faire de la Turquie un champ d'expansion et de colonisation pour la race allemande. Ce vaste projet de domination politique et économique s'est développé et précisé à mesure que le chemin de fer de Bagdad s'allongeait à travers l'Anatolie et la Syrie septentrionale, comme l'épine dorsale de l'empire turc invertébré. Plus la Turquie sera vaste, plus ses prétentions s'étendront loin, plus l'Allemagne sa tutrice et son héritière, sera puissante et riche, plus elle étendra loin les tentacules de ses chemins de fer impériaux. Perse, Caucase, Egypte, Arabie, doivent tomber sous la dépendance de l'Empire ottoman, pour entrer dans la mouvance de l'Empire germanique. L'Allemagne, même avant la grande guerre, encourage secrètement les empiétements turcs en Perse, dans l' Azerbeidjan , et, plus au Sud, dans l' Ardelan et le Luristan ; elle stimule les ambitions des Jeunes-Turcs sur l'Egypte et envenime leurs dépits. Berlin inspire et dirige toute la politique de la Porte. C'est l'Allemagne qui l'entraîne dans le conflit.

La Guerre commencée, la sujétion de la Turquie aux volontés allemandes devient de plus en plus complète. A mesure que la lutte se développe et que le Grand-Etat-Major voit échouer l'une après l'autres ses combinaisons militaire contre la France, la Russie et l'Angleterre, il accorde de plus en plus d'attention et attache de plus en plus de prix à ses entreprises orientales. Ouvrir la route de Hambourg au golfe Persique, à travers les Balkans ; ranger sous sa domination, sous son protectorat, ou dans son alliance étroite, l'Autriche, la Hongrie, la péninsule balkanique, l'Empire ottoman, l'Egypte et la Perse : tel apparaît aujourd'hui au gouvernement impérial le seul bénéfice qu'il puisse retirer de la guerre, la seule compensation qu'il se croie en droit d'espérer de tant de sacrifices.

Dans ces conditions, l'Allemagne a intérêt à la disparition des Arméniens en tant que constituant un groupement national et politique assez fort pour aspirer au moins à une autonomie administrative.

Obtenir cette autonomie, sans pour cela sortir de l'Empire ottoman, en y devenant, au contraire, un ferment de progrès et un foyer de civilisation, c'était, depuis quelques années, le but de la nation arménienne. Ce but, c'est l'Europe elle-même qui le lui avait indiqué en inscrivant à plusieurs reprises dans le droit public les réformes arméniennes. Nous avons expliqué en 19131, quelles étaient les revendications des Arméniens et qu'il eût été d'une sage politique, pour la Sublime-Porte , d'y faire droit et de consolider par là son avenir.

Dans l'été 1912, s'est produit un événement capital pour l'histoire de la nationalité arménienne : la réconciliation des Arméniens et de la Russie. L' Ambassadeur Tcharykof avait montré dans ses rapports de Constantinople, que la question arménienne ne se présentait plus sous le même aspect qu'en 1894-1896, qu'il était donc temps de renoncer à la politique du prince Lobanof pour revenir à celle du traité de San-Stefano . Un nouveau gouverneur de Transcaucasie, le prince Vorontzoff-Dachkoff abandonnait délibérément la méthode de russification et inaugurait une politique de confiance et d'amitié vis-à-vis des Arméniens. Cet esprit nouveau amena, dans l'été de 1912, la visite au tsar Nicolas du chef religieux et politique de tous les Arméniens, le Catholicos, dont la résidence est à Etchmiatzin , en territoire caucasien russe. Les Arméniens, de leur côté, désavouèrent toute tactique révolutionnaire. Le Catholicos confia à Boghos Nubar Pacha - fils du grand ministre qui gouverna longtemps l'Egypte et qui aimait à s'entendre appeler « le champion de la justice » - le soin de défendre en Europe les intérêts des Arméniens. Au cours de l'année 1913, Boghos Pacha, avec l'appui de la diplomatie russe, réussit à faire agréer aux grandes Puissances et recommander par elles à l'agrément de la Sublime-Porte un projet de réformes et de réorganisation administrative des régions habitées par des Arménien. A la Wihlelmstrasse , on n'accepta qu'après de longues hésitations d'adhérer à l'accord unanime des Cabinets, et encore exigea-t-on l'introduction d'amendements qui en altéraient l'esprit et en réduisaient la portée. La Porte se résigna à accepter le principe des réformes. On put croire que l'Acte des réformes du 8 février 1914 allait ouvrir pour les Arméniens une ère nouvelle et meilleure ; deux inspecteurs européens furent même choisis. Le gouvernement turc s'arrangea, selon sa tactique traditionnelle, pour annuler dans la pratique, par une mauvaise volonté constante dans l'application, les concessions imposées plutôt qu'obtenues par le concert européen ; il attendait l'heure inévitable où des dissentiments graves entre les grandes Puissances lui permettraient d'éluder ses engagements et de traiter la question arménienne « à la turque ». Cette heure ne tarda pas à venir : ce fut la grande guerre.

Le cabinet de Berlin ne s'était prêté que de mauvaise grâce à une politique d'intervention auprès de la Porte en faveur des nationalités non turques ; il craignait que son abstention, sans réussir à faire échouer une politique de sages réformes, que beaucoup de Turcs éclairés considéraient comme indispensable au salut de leur pays, ne permît à la Russie, à la France et à l'Angleterre d'en recueillir, en influence et en crédit, le légitime bénéfice. Sa politique hésitait : tantôt il flattait les passions centralisatrices des Jeunes-Turcs , tantôt il cherchait à gagner les sympathies des populations, notamment celles des Arméniens auxquels il ne ménageait pas les assurances de son bon vouloir. On vit même, à un moment où couraient des rumeurs de massacre, le commandant du Goeben faire visite, en grand uniforme, à l'évêque arménien d'Adana, et apporter aux Arméniens l'assurance qu'il débarquerait des marins allemands à la moindre apparence du danger.

Certains Allemands, les uns, comme le Docteur Lepsius, - l'auteur du livre bien connu sur les massacre de 1895,- dans un esprit de justice et de sympathie pour les Arméniens, les autres, comme le Dr Paul Rohrbach , le publiciste en renom, dans le dessein d'utiliser au service de l'expansion économique allemande une race remarquablement douée pour le négoce et les affaires, menaient en Allemagne une campagne d'opinion en faveur des Arméniens.

« Les intérêts de la Turquie, écrivait Lepsius, dans le numéro de juillet-août 1914 de la revue arméno-allemande Mesrop , exigent que les Arméniens se croient chez eux en Turquie, comme les Arméniens de Russie au Caucase. Le pont de communication entre la Russie et la Turquie est entre les mains des Arméniens qui peuvent l'ouvrir ou le fermer à volonté. » Et il ajoutait : « La coopération solidaire de la Russie et de l'Allemagne pour le développement économique de l'Anatolie est la seule garantie de progrès pour la race arménienne et pour l'avenir de la Turquie. »

Rohrbach, dans cet unique numéro de la même revue, disait : « Les Arméniens sont, parmi les peuples d'Orient, l'élément le plus actif, tant au point de vue moral et intellectuel qu'au point de vue matériel et industriel. On peut même dire qu'ils sont le seul peuple qui ait des qualités nationales innées. L' Arménien est doué d'une telle activité qu'il contredit l'opinion que nous avons sur le caractère de l'oriental. L'Allemagne, comme puissance ayant des intérêts essentiels en Orient, doit s'attirer la sympathie des Arméniens. Ce n'est pas seulement par des chemins de fer et des mémoires militaires que l'Allemagne réussira en Orient ; elle doit donner une importance égale aux relations intellectuelles et morales avec les nations habitant la Turquie, et aucune, à ce point de vue, ne peut nous être plus utiles que l'Arménien. »

Mais les politiques, surtout ceux de Constantinople, notamment l'ambassadeur, le baron de Wangenheim , voyaient d'un mauvais œil une tactique qui déplaisait à l'esprit étroit et sectaire des Jeunes-Turcs. « Nous détestons les Arméniens, » disait, dans l'été 1914, à un Arménien notoire, un fonctionnaire de l'ambassade allemande. Les Arméniens, dans leurs montagnes, dominent, comme du haut d'un puissant bastion, les défilés et les plaines où s'avance le chemin de fer de Bagdad ; Le massif arménien, précédé par les montagnes du Zeïtoun et les crêtes de l' Amanus et du Taurus, commande les passages difficiles par où le commerce et les armées sont obligés de passer pour descendre des plateaux anatoliens vers la Syrie et les vallées du Tigre et de l'Euphrate. Par le Nord, les régions peuplées d'Arméniens, qui sont sous la domination russe. En donnant aux Arméniens des réformes qui encourageraient chez eux l'espoir d'une autonomie plus complète, n'allait-on pas faire le jeu de la politique russe ? Ne valait-il pas mieux favoriser la politique de « turcisation » et de centralisation suivie par le Comité Union et Progrès, travailler à l'unification de toutes les races et supprimer jusqu'au nom et au souvenir des anciennes indépendances arménienne et arabe ? L'Arménie se dressait sur le chemin de l'expansion économique et politique de l'Allemagne : elle devait disparaître.

Déjà Rohrbach avait suggéré, dans une conférence, au cours de l'hiver 1913, un moyen ingénieux de concilier les deux tendances et d'utiliser, au profit de l'Allemagne et de ses entreprises, les capacités et le travail des Arméniens, tout en supprimant le péril politique que constituait une Arménie trop voisine de la Russie. Il suggérait de transplanter les Arméniens, surtout ceux du Nord, de les faire descendre de leurs montagnes et de les établir en colonies le long du chemin de fer de Bagdad. On y amènerait aussi des colons musulmans du Caucase, de Bosnie, de Macédoine. Ainsi, d'une part, les Turcs d'Anatolie se trouveraient en contact direct avec les Tartares musulmans de la Transcaucasie et, par là, avec ceux des bords du Volga. D'autre part, la ligne allemande traverserait des pays plus riches et plus industrieux ; les déserts se couvriraient de moissons et de villages, et les actionnaires du « Bagdad » s'en trouveraient bien. Les Arméniens deviendraient ainsi les pionniers de l'influence allemande ; ils y trouveraient leur intérêt, de même que les Turcs et les Allemands. L'idée fit son chemin. Nous verrons comment les Turcs l'adoptèrent et l'appliquèrent à leur manière. Là encore, la responsabilité allemande est à l'origine des forfaits turcs : méthode allemande, travail turc.

Les intérêts des Allemands s'harmonisaient à merveille avec les haines séculaires des Turcs.

Il ne saurait être question de refaire ici, même en abrégé, la douloureuse et sanglante histoire des relations des Turcs avec les Arméniens. Elle n'est que trop connue. De tous les peuples qui habitaient l'Anatolie avant la conquête turque, les Arméniens seuls on survécu. Ils l'ont dû à l'asile de leurs montagnes, à leur énergie prolifique, à leur intelligence. Mais, chaque fois que des perturbations graves ont agité l'Empire ottoman, les Arméniens en ont été les victimes. Plus la puissance des Turcs s'est affaiblie, plus ils sont devenus des maîtres intolérants et persécuteurs. Les Turcs haïssent les Arméniens pour leur religion, pour leur supériorité intellectuelle et leur aptitude à une culture plus affinée, pour leur habilité au négoce et aux métiers lucratifs. L' Arménien , pour le Turc paresseux, pour le Kurde nomade et pillard, est la proie naturelle, périodiquement offerte à ses convoitises ; dès que le sous-préfet et le gendarme donnent le signal ou seulement ferment les yeux, la saturnale commence : pillage, orgie, massacre.

On sait l'histoire des massacres de 1894-1896. le sang des victimes était à peine séché, les cendres des églises détruites étaient à peine refroidies, que Guillaume II entreprenait son théâtral et fructueux voyage en Palestine et à Constantinople, mettait sa main impériale dans celle de son  « ami » le sultan Hamid , se proclamait à Damas le protecteur des musulmans. L'Arménie commençait, avec sa résignation et son énergie traditionnelles, à respirer et à se remettre au travail, quand survint la révolution de 1908. Les Jeunes-Turcs ne la firent pas - il est nécessaire de le rappeler - sans une entente préalable et un accord complet sur le programme avec les Comités arméniens. La révolution devait inaugurer le règne de la loi et de la liberté. Les Arméniens accueillirent le nouveau régime avec joie, avec espérance : ils crurent voir se lever l'aurore de temps plus heureux où il n'y aurait plus, dans un Empire ottoman régénéré, que de fidèles sujets du Sultan, sans distinction de race ni de religion.

Leur illusion fut vite dissipée. Le régime jeune-turc, mentant à toutes ses origines et à toutes ses amitiés, se jeta dans une politique exclusivement musulmane, centralisatrice et turque. L'Allemagne ne manqua pas de le pousser dans cette voie, car l'autre, celle qui l'aurait conduit vers un régime de liberté, le menait du même coup à l'amitié française et anglaise ; elle lui fit croire à l'imminence d'un péril russe, comme si, contre un pareil danger, la meilleure des garanties n'était pas, pour les Turcs, dans une entente étroite avec la France et l'Angleterre. Les massacres d'Adana, dont les Jeunes-Turcs portent la responsabilité, furent l'acte décisif qui orienta définitivement leur politique dans une voie plus oppressive, plus tyrannique, que ne l'avait été le gouvernement hamidien . Le programme déjà mis en pratique par Abdul-Hamid  : « Nous résoudrons la question arménienne en supprimant les Arméniens, » devint celui du Comité Union et Progrès. Les rêveries du docteur Nazim , membre influent du Comité, ont coûté aux Turcs leur empire d'Europe. Cet incorrigible utopiste s'imagine qu'on peut transplanter les hommes plus facilement que les plantes ; c'est son plan de repeupler la Macédoine et d'y renforcer l'élément turc, en y implantant des mohadjirs (émigrants) venant de Bosnie, qui a provoqué l'alliance balkanique et amené les désastres turcs de 1912. C'est une conception du même genre qui a été l'origine des épouvantables déportations des Arméniens d'Anatolie. Ainsi la révolution, faite aux cris de « liberté politique, égalité des races et des religions, » aboutissait à une politique de panislamisme et de turcisation ; dès lors les populations non turques, poussées au désespoir, ne pouvaient plus que chercher, soit à améliorer le régime, soit à se soustraire à l'arbitraire d'un gouvernement qui, de plus en plus derrière le paravent d'un parlement qui, de plus en plus, derrière le paravent d'un parlement domestiqué, devenait la priorité d'un coterie d'ambitieux sans scrupules et d'éhontés profiteurs.

Quand survint la grand guerre, non seulement les populations non turques de l'Empire ottoman, mais encore une grande partie des Turcs eux-mêmes, aspirait ouvertement à un régime nouveau, plus libéral, moins inféodé à des volontés étrangères. C'est contre le vou de l'immense majorité des Ottomans que le gouvernement, ou plutôt Enver pacha, précipita la Turquie, pour obéir à l'Allemagne, dans le conflit européen. 

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1)

Voyez La réorganisation de la Turquie d'Asie  ; dans la Revue des Deux Mondes du 15 Août 1913. Rappelons sommairement l'histoire des « Réformes » pour l'Arménie.

Napoléon III, en 1867, fait pression sur le sultan Abd-ul-Aziz et obtient de lui qu'il n'enverra pas de troupes contre les gens du Zeïtoun , les plus braves et les plus belliqueux des Arméniens, et qu'en échange de leur soumission, ils obtiendront d'avoir toujours un gouverneur chrétien. Le traité de San Stefano, en 1877, stipule des réformes immédiates en faveur des Arméniens. L'article 16 du traité de San Stefano, modifié, devient l'article 61 du traité de Berlin. Les Arméniens devront bénéficier de réformes libérales dont l'application sera contrôlée par les puissances. Ces textes restèrent lettre morte. Le sultan Abd-ul-Hamid , profitant habilement de la rivalité anglo-russe, éluda l'application des réformes et s'enhardit jusqu'à organiser les massacres qui, de 1894 à 1898, ensanglantèrent l'Arménie. Le Memorandum du 11 mai 1895, rédigé par les Ambassadeurs de France, de Russie et d'Angleterre, accepté par la Porte, définit et précise les réformes que les Arméniens ont toujours demandées. Ce programme, né de massacres, fut oublié dès que les clameurs des victimes cessèrent de troubler la sérénité des chancelleries, mais il est resté la base juridique des réformes espérées par les Arméniens et dont ils ont pu croire, en 1914, que la réalisation était proche.

La suppression des Arméniens, Méthode allemande - Travail turc
René Pinon

1916 - Perrin éditions

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