Helen Davenport Gibbons

Les Turcs ont passé par là !...
The red rugs of Tarsus

Cinquième Partie

Autour de Tarsous

4 avril 1909.

Chère maman,

Je ne vous ai pas écrit depuis la plus grande nouvelle qu'une fille puisse annoncer à sa mère, et j'en avais la tête si pleine que je n'ai pas répondu aux questions que vous ne cessiez de me faire dans vos lettres depuis plusieurs mois. Comment est Tarsous ? Comment sont les gens, les élèves? Que faisons-nous ici, Herbert et moi, dans ce pays abandonné? C'est justement parce que j'étais tellement occupée à m'informer au sujet de Tarsous , à faire connaissance avec choses et gens que j'ai négligé de vous écrire. C'est du moins une des raisons. L'autre raison a trait aux chevaux. Vous savez que nous adorons monter à cheval, et c'est ici que nous avons véritablement appris à monter. Ce n'est plus la promenade élégante dans un parc où les gens sont dégoûtés de vous voir comme vous êtes dégoûtés de les voir. Lorsque les gens des villes contemplent un oiseau ou un animal en cage et plaignent son sort, c'est en vérité par suite d'un manque de clairvoyance et d'imagination. Avec mes thés, mes bals et mes toilettes, j'étais parfaitement heureuse à la maison. Je ne connaissais rien de mieux. Ainsi un serin qui aime sa prison.

Nous nous sommes promenés autour de Tarsous chaque jour et partout, qu'il pleuve ou qu'il vente. D'ailleurs il pleut rarement et presque toujours le soleil luit. Depuis notre arrivée à Mersine en août dernier, à part quelquefois une heure de tennis le matin ou un tour au bazar, toutes nos sorties furent des promenades à cheval. Nous avons parcouru la cité et ses alentours et essayé tous les chemins de la plaine. Herbert aime monter des étalons fougueux et je trouve qu'il a raison. A maîtriser les chevaux on apprend à commander les hommes. Il n'y a rien de meilleur pour un professeur que de monter des chevaux un peu vifs. L'autre jour, nous sommes sortis avec un cheval que Henri Imer a l'intention d'acheter. Il appartient à un villageois qui nous dit que c'était la première fois que l'animal venait en ville. C'était la vérité ! Il avait peur de tout et faisait écart sur écart. Je l'ai essayé la première. Quelle course à travers la foule, dans les rues et dans le bazar ! Le bruit assourdissant des chaudronniers et des ferblantiers le rendait fou. Mais je l'avais bien en main : les mors turcs ne plaisantent pas. Il avait peur des étaux de bouchers. Il m'en a coûté 10 piastres que j'ai dû donner à un boucher furieux pour accoutumer mon animal à ce spectacle : je le forçai à passer devant l'étal et renifler la viande fraîche. Aucun danger pour MM. les piétons. En Turquie, tout le monde est habitué aux chameaux, aux chevaux, aux taureaux et l'on sait comment se garer.

En revenant, ce fut le tour de Herbert de le monter. Nous le menâmes devant une noria que nous avons baptisée « le troisième degré ». C'est notre dernière expérience lorsque nous dressons pour la ville un cheval campagnard. La noria est située à peu près à angle droit avec la route. Ses petits seaux montent l'eau qu'ils vident dix pieds au-dessus dans un canal d'irrigation. La roue grince et la chaîne des seaux l'ait un vrai vacarme en sortant de l'eau et en y plongeant. La route est étroite : le ruisseau d'un côté et un mur de l'autre. Par-dessus le mur, des branches d'arbres où s'enlacent des rameaux de vigne sauvage. Un endroit admirable ! Herbert, penché sur le cou de l'animal effrayé, eut toutes espèces de difficultés. Nous savions bien que le cheval n'avait aucune intention de tomber dans le ruisseau : les chevaux ne font jamais cela. Mais il refusa de passer devant la roue. A chaque tentative, il nous forçait à reculer, Pony et moi, de plusieurs yards en arrière. Finalement, Herbert perdit sa cravache qui tomba dans l'eau. Mais mon instinct ne permit pas que la bête eût le dernier mot avec mon mari. Je passai ma cravache à Herbert. Un nouvel essai... et, cette fois, il passa. Pony , familier depuis longtemps avec le « troisième degré », suivit comme un agneau.

Hélas! plus de courses à cheval pour moi jusqu'à l'été prochain.

L'autre jour, nous avons fait une seconde promenade du côté de la mer, en voiture cette fois. Socrate était sur le siège et Herbert eut la galanterie de m'escorter à cheval.

A mi-chemin, arrêt à un tchiflick (ferme) pour faire boire les chevaux et tâcher d'acheter des oufs. Chaque fermier possède une demi-douzaine de chiens affreux qui aboient sinistrement. Ils semblent avoir pour l'étranger la môme haine que leurs maîtres musulmans. Lorsque le fermier eut écarté ses chiens, il nous surprit par une courtoisie inaccoutumée. Nous demandâmes des oufs. Il répondit naturellement qu'il n'en avait pas. Nous savions bien d'ailleurs que ce n'était là qu'un aimable mensonge. Nous insistâmes. Finalement il nous apporta un grand panier d'oeufs, nous confiant qu'il ne devrait pas les vendre pour tout l'or du monde car il les avait promis à un pacha de la ville. En partant, Herbert lui mit dans la main une pièce d'argent. Il la refusa ! Socrate la donna alors à une petite fille qui devait, selon toute apparence, être à lui. Une sorte de superstition faisait hésiter le père à accepter de l'argent directement.

Plus loin, un arbre mort solitaire dressait son squelette au-dessus de la maçonnerie ruinée d'un ancien puits. Nous arrêtâmes un instant la voiture. Un hibou immobile sur une pierre nous regardait. Lorsque nous repartîmes, l'oiseau tourna lentement la tête, nous suivant de son œil rond, semblable à quelque esprit des siècles révolus contemplant avec une superbe indifférence la vaine agitation des temps modernes. Un troupeau innombrable d'oies sauvages, divisées en petits groupes séparés comme des tribus différentes, se tenait au bord de la route. Ces bipèdes, insoucieux de notre approche, avaient tous la tête tournée dans la même direction, comme des soldats en ligne attendant des ordres. Herbert et Socrate remarquèrent en riant qu'il ne leur manquait que de l'artillerie. Nous n'eûmes pas, à mon grand plaisir, à troubler le moins du monde une si parfaite unité.

Lorsque nous arrivâmes en vue de la côte, il fut évident que le vieux cheval gris avait une envie furieuse de se rouler dans le sable. Il avait déjà eu la même fantaisie la dernière fois, et j' étais sur son dos ! Socrate mit les chevaux à leur aise et bientôt vint l'heure du déjeuner. Nous fûmes bientôt installés sur nos couvertures de voyage étendues à terre et nous attaquâmes nos provisions. Je fis du thé et nous mangeâmes de la dinde froide, reste de notre dîner de dimanche. Après déjeuner, je fis avec Herbert une longue promenade le long de la baie. C'était une de ces journées ensoleillées mais voilées par moment de nuages rapides. En avant de nous s'estompait dans le lointain Mersine , une ligne courbe de toits plats et de minces minarets. A un mille environ en pleine mer, une douzaine de navires. Nous pensâmes qu'il devait y avoir là du courrier pour nous.

En revenant à notre petit campement, nous remarquâmes une sorte de petite construction isolée et abandonnée maintenant, depuis la proclamation de la Constitution . C'était un poste de police installé là - non, hélas ! pour sauver ou protéger personne - mais simplement pour empêcher les Arméniens de s'échapper sur ce point de la côte dans de petites embarcations. C'était en effet un endroit favorable. Plusieurs de ces fuites furent romanesques et aventureuses. Un jeune Arménien ayant ainsi réussi à passer en Amérique y gagna beaucoup d'argent. Il revint au bout de quelques années en Cilicie où l'attendait sa fiancée. Il réussit à la faire échapper à son tour grâce à des amis qui purent la faire passer à bord d'un navire. Un missionnaire fut requis, et le mariage fut célébré en pleine mer. Les deux jeunes gens allèrent à New-York ou à Chicago où ils vécurent heureux. Le jeune homme était devenu citoyen américain, mais en débarquant sur le sol ottoman il reprenait son ancienne nationalité. C'est pourquoi le mariage eut lieu en mer. Ce poste de police doit avoir souvent empêché de pareilles unions, car ce lieu commande efficacement tout le rivage jusqu'à Mersine .

En rentrant à la maison, nous vîmes une grande fumée noire. Cela voulait dire que des gens s'amusaient à chasser des sangliers hors des marais. On a pour ce genre de sport des indigènes comme rabatteurs, on allume de grands feux dans les fourrés et l'on attend patiemment. Vous êtes sûrement récompensé de votre attente, à la condition toutefois que les rabatteurs ne s'avisent pas d'envoyer au sanglier une balle pour leur compte ou de lui donner un coup de lance. En ce cas vous êtes volé. La dernière fois que nous sommes allés les voir à Mersine , les Doughty-Wylie nous ont ainsi emmenés à une chasse au sanglier. Après qu'on eut pris la peine de donner toutes les instructions nécessaires et les consignes les plus rigoureuses aux rabatteurs, le meilleur coup de la journée nous fut enlevé de cette manière. Les rabatteurs avaient oublié qu'ils n'étaient pas là pour nous voler nos coups et qu'ils étaient payés au contraire pour nous les offrir.

Il commença à pleuvoir, mais ça nous était égal. Heureusement, la pluie battait le derrière de la voiture. Nous avions nos couvertures et nos manteaux et nous nous moquâmes de la pluie. Nous fîmes attention de protéger contre la pluie notre menu bois dont nous avions glané de quoi faire deux ou trois belles flambées. Nous le brûlâmes le soir même, mais quelle déception ! Pas une seule lueur ! Y a-t-il là une superstition?

Lorsque Herbert se mettra à écrire cette fameuse lettre sur Tarsous , dont il parle toujours mais qu'il ne fait jamais, il vous décrira probablement les bazars. Vais-je déjà lui couper l'herbe sous le pied? Pourquoi pas, après tout? J'ai ma machine à écrire pour me consoler d'avoir dû abandonner mon cheval. Qui sait si nous ne serons pas partis d'ici avant que Herbert se soit décidé à vous décrire Tarsous . J'attends encore sa lettre sur son voyage en Terre Sainte1.

On voit bien peu de femmes dans les bazars. Aucune d'ailleurs ne vend quoi que ce soit. Les femmes turques ne sortent pas, même pour acheter. A peine aperçoit-on quelques Arméniennes et quelques femmes fellahs faisant des emplettes. A Noël, lorsque je dus acheter les étrennes de Herbert, je fis les bazars accompagnée d'un élève. D'ailleurs, il est parfaitement admissible que j'aille au bazar. Les femmes étrangères sont des êtres à part, en dehors de toutes les conventions sociales, elles échappent à la compréhension indigène. On me regarde comme si j'étais tombée de la planète Mars. On doit me considérer, probablement, comme une sorte de créature sans sexe, ne ressemblant aux femmes du pays qu'en ce que, comme elle, je ne dois pas avoir d'âme. Les hommes, en Turquie, ont seuls le privilège de posséder une âme. Herbert et moi, nous nous amusons beaucoup à nous promener à travers Tarsous .

Mais je vous parlais de mes emplettes de Noël. Je fis tous les marchés, avec Haroutoun , mon drogman, au moins une demi-douzaine de fois. Impossible ici d'entrer dans une boutique, de choisir un objet, d'en demander le prix et de le faire envoyer chez vous. Oh ! que non. Vous commencez par regarder autre chose en prenant bien garde de n'accorder aucune attention à l'objet que vous désirez. Vous dites simplement en anglais, au garçon qui vous sert de drogman : « Vous voyez ce petit vase en cuivre, là-bas, dans le coin... J'en donne huit piastres. » Le garçon dit alors : « Oui, Mistress Gibbons », et vous tournez le nez ailleurs tandis que le marchand essaie de vous vendre quelque chose dont vous n'avez pas la moindre envie. Vous vous redressez majestueusement, rejetez gravement la tête en arrière, faites avec la main un petit geste de suprême indifférence, faites claquer la langue en condescendant quelquefois à ouvrir la bouche pour dire en turc : « Yok » (c'est-à-dire : non ! rien à faire, mon vieux). Puis, vous vous en allez distraitement avec votre drogman. Le lendemain, Haroutoum envoie un autre élève qui achète le petit vase de cuivre pour au moins le quart de ce que vous l'auriez payé si vous Payiez acheté vous-même. Voilà comment on fait ses emplettes en Orient. C'est comme cela que j'ai acheté pour Herbert un beau plateau de cuivre avec un vase curieux pour mettre dessus. J'ai découvert deux monnaies dont le propriétaire n'appréciait pas la valeur et j'en ai fait faire deux boutons de manchettes à chaînette. Une jolie petite tasse en argent avec une anse délicieusement ciselée fut ma plus belle trouvaille. Elle figure sur notre bureau : nous y mettons nos plumes. J'ai suivi une caravane de chameaux. Après bien des intrigues j'ai réussi à me procurer plusieurs de ces clochettes que l'on attache à leur cou. Elles m'intéressent parce que je les ai achetées près des chameaux mômes auxquels elles furent enlevées. Cela me fait ressouvenir de ce jour déjà lointain où, dans l'Engadine, j'ai suivi une jolie vache jusqu'au chalet de son propriétaire pour acheter la clochette qu'elle avait au cou. Les marchés de Tarsous sont cosmopolites.

Une douzaine de races au moins s'y coudoient quotidiennement. Les Turcs, les Arabes fellahs, les Arméniens et les Grecs dominent : une vraie tour de Babel. On entend aussi parler le russe, le persan, l'hindoustani et l'italien. A Mersine , nous nous débrouillons en français, mais on le parle peu à Tarsous . La langue turque règle d'ailleurs toutes les transactions commerciales entre races différentes. Les Arméniens doivent l'employer. Les Arméniens instruits luttent vaillamment pour maintenir les deux éléments encore vivants de leur nationalité : leur église et leur langue. Mais, cela est bizarre, la langue maternelle de la plupart des Arméniens est le turc, tandis qu'au contraire presque tous les Grecs parlent le grec, comme les Français du Canada continuent à parler le français. Les fellahs parlent une sorte d'arabe, mais ils sont bien trop ignorants pour se soucier d'être compris. Il y a quelques semaines, je me rendis avec Jeanne Imer à un village fellah des environs. Un de nos élèves nous escortait. Tout à coup, un petit garçon courut au milieu de la route, prit mon cheval par la bride et, me regardant avec un sourire de triomphe, me dit : « D'où êtes-vous?... d'Amérique? » Imaginez ma surprise et si je fus enchantée d'entendre ainsi parler ma langue dans les faubourgs de la ville. Je pris une orange dans la poche de mon manteau et je l'offris au gamin. Il dit : « Thank you » très poliment. Je découvris peu après qu'il y a une école de la Mission dans ce faubourg de Tarsous . L'enfant en était évidemment un des élèves. Mais quelle pénétration de deviner tout de suite que j'étais Américaine !

Aujourd'hui, grand nettoyage chez moi : deux élèves travaillent ferme. L'un d'eux est en train de laver trois de mes tapis. Il saute pieds nus sur les tapis mouillés et passés au savon ; puis il les bat avec une grande latte semblable à une crosse de cricket. Evidemment, ils paraissent devenir propres, mais nous, au moins, adopterions-nous pareil système? Les élèves s'essaient à parler arménien entre eux. Ils y mettent beaucoup de bonne volonté. Mais ils ne peuvent s'empêcher de retomber bien vite dans le turc. C'est que, dans cette partie de la Turquie, la langue natale des Arméniens est la langue de l'oppresseur et le symbole de la servitude.

Les Arméniens instruits et bien élevés font l'impossible pour conserver leur langue. Ils luttent désespérément pour préserver leur unité nationale toujours menacée par les terribles Turcs. Les Arméniens possèdent une aptitude naturelle pour faire le commerce et gagner de l'argent, mais ils sont tellement opprimés par les Turcs que bien souvent les plus fortes volontés sont paralysées : on les mépriserait presque de leur apathie si l'on n'en connaissait la raison. Dans des circonstances favorables et lorsqu'une chance lui est offerte, l'Arménien réussit généralement. C'est un marchand né. La preuve en est dans son succès chaque fois qu'il peut aller déployer librement son activité dans un pays étranger.

Il y a quelque temps, nous avons rencontré à Adana un beau jeune homme. Il était venu pour s'occuper de l'éducation d'une jeune soeur âgée de six ans qui était dans l'école de la Mission à Adana. Il n'avait pas été en Amérique plus de six ans, mais on peut dire qu'il était complètement américanisé. Il avait gagné beaucoup d'argent comme marchand de confiseries.

C'est un excellent exemple de notre jeune businessman américain qui réussit presque toujours.

Ce fut pour nous un véritable plaisir de le voir : il nous faisait penser au pays. L'apparition d'un tel homme au milieu de ses anciens cama rades n'est pas sans causer parmi eux une certaine amertume, car il a gagné en ce court espace de temps plus d'argent que ses cousins ou ses frères ne peuvent espérer en gagner pendant toute leur vie. Les éducateurs des enfants arméniens ont un problème à résoudre. Vont-ils les élever pour les encourager ensuite à passer en Amérique? La véritable raison morale de toutes ces écoles ne serait-elle pas justement de les aider à mieux vivre dans leur propre pays? A quoi bon éduquer des enfants intelligents sinon pour leur permettre de consacrer leur vie à aider leurs compatriotes ? D'un autre côté, que répondre à cet argument pathétique, à savoir que l'Arménien instruit n'a aucune chance de prospérer tant que l'Arménie restera sous le joug ottoman ? Quel avenir le jeune homme a-t-il ici, avec un diplôme? aucun . Ils auront été instruits pour une existence de malheur et de danger. Nous ne devons pas perdre de vue ce fait que l'éducation américaine que nous leur donnons leur ouvre des chances de fortune du côté de l'Amérique, tandis qu'au contraire elle les rend impropres à se développer en Turquie. Car, après que nous avons fait brillera leurs yeux le mirage d'une tout autre existence nationale et individuelle, ils deviennent ici des déclassés et sont désormais pour les Turcs des hommes à part et tout désignés pour tomber les premiers le jour où éclate un massacre. Herbert et moi nous avons des doutes sur l'utilité vraie de notre oeuvre ici. Malgré la liberté de la Constitution proclamée bien haut, il faudrait être bien optimiste pour croire que les Arméniens sont plus en sûreté sous le régime jeune-turc que sous l'ancienne loi. Baïram signifie fête. Un baïram suit toujours une période de jeûne religieux. C'est l'occasion d e manger énormément, de prendre un peu de plaisir et de rompre la triste monotonie de la vie des femmes et des enfants. Pendant le dernier baïram, il y avait une foire sur la place du marché aux chameaux, avec une sorte de manège de chevaux de bois et une roue enlevant en l'air des cages pouvant contenir chacune quatre petits enfants. Un vieux hâlé et rayonnant prenait les sous et dirigeait les deux hommes qui tournaient la roue. Il vint à nous et nous dit avec un orgueil non dissimulé : « Avez-vous quelque chose de pareil en Amérique ? »

Le dimanche matin, les leçons sont faites dans les classes, puis les élèves sont réunis dans la grande salle du collège pour les exercices religieux. Ces derniers se faisant en turc, nous en profitons, Herbert et moi, pour n'y pas aller, et nous commettons l'hérésie d'aller faire un tour : car c'est une véritable hérésie pour tous ces braves gens. Les missionnaires ont sur l'observance rigoureuse du dimanche des notions puritaines tout à fait différentes des idées dans lesquelles Herbert et moi avons été élevés. Naturellement, nous n'en disons rien aux élèves. Mais nous nous demandons parfois s'ils croient vraiment que la vie américaine marche d'après les principes et les moeurs des missionnaires. On enseigne aux enfants que fumer est un péché : et ce n'est qu'un exemple. Le dimanche, on ne leur permet pas de quitter le terrain du collège, si ce n'est pour aller au service d'après-midi de l'église arménienne protestante. Il est interdit d'aller se promener. Qu'en pensez-vous? Passe encore pour la défense de fumer, c'est une question d'exemple à donner et le point de vue est peut-être raisonnable. Mais il nous est complètement impossible de rester dedans par un temps splendide.

Le dimanche, nous faisons toujours la même promenade et toujours elle nous intéresse. Nous faisons le tour des terrains du collège et nous escaladons un monticule dans lequel se trouve, dit-on, le château de Cléopâtre ou le tombeau de Sardanapale. De là nous écoutons chanter les enfants. Ce sont des chanteurs merveilleux et nous adorons les entendre moduler de leurs voix fraîches nos vieux hymnes familiers. Di manche dernier on célébrait à la même heure un mariage musulman tout près de là. Les hommes, parés d'habits et d'écharpes aux gaies couleurs, se dirigeaient vers la maison où le mariage devait avoir lieu; d'autres étaient déjà réunis devant la porte. Une musique indigène jouait. Comme instruments, d'aigres pipeaux rustiques, des guitares à deux cordes et des tambours. Imaginez le concert! Et jamais ils n'abandonnent le mode mineur. Sur le toit plat de la maison un groupe de femmes, silencieuses et voilées, entassées les unes sur les autres. Le mélange de cette musique païenne avec les accords des hymnes religieux défie toute description.

En traversant le terrain vague qui s'étend entre le monticule et la route de Mersine , nous vîmes un troupeau d'aspect misérable essayant de brouter une herbe maigre pour lutter contre la faim. Souvent on mène ici, pour les y laisser mourir, des chevaux malades ou trop vieux. Malgré leur cruauté criante envers les animaux, les Orientaux cependant ne les tuent jamais. Ils ne mettent pas fin aux misères causées par leur négligence ou leur cruauté. Cette étrange bonté porte ainsi à leur comble les souffrances des malheureuses bêtes exténuées par un travail impitoyable. Quand un animal s'abat sur la route et que son propriétaire ne réussit plus, en le rouant de coups, à le faire lever, il l'abandonne. Dans nos promenades, nous avons souvent rencontré ainsi les restes d'un chameau ou d'un cheval. Il fallait bien passer, en se bouchant les narines et malgré les écarts compréhensibles des chevaux. La carcasse est presque toujours au bord de la route et il est souvent impossible défaire un détour à travers champs. D'horribles chacals s'enfuient à notre approche, hurlant de colère mais tremblant de peur.

On sort de la ville sur la route de Mersine en passant sous une arche intéressante appelée la Porte de Saint-Paul. Elle appartenait aux anciens murs de la cité, mais il est difficile de dire si elle est romaine, byzantine ou arabe. A Tarsous et tout autour, les ruines ayant un intérêt archéologique ne manquent pas, mais elles sont tellement défigurées et mutilées, on a tellement bâti et rebâti au-dessus qu'il est bien difficile de se former une idée de la construction primitive. Les gens du pays disent que la porte de Mersine f ut construite par Haroun-al-Raschid , le héros des Mille et Une Nuits. Les remparts d'Haroun passaient par là et la ville depuis ne s'est jamais étendue plus loin. A quelques yards de la porte se trouve un petit village fellah. Entre deux huttes de roseaux on voit un four à pain de boue séchée qui affecte plus ou moins une forme ovale, perpétuellement cuit au dehors par les rayons du soleil et au dedans par le feu de broussailles. Quand nous passons par là, les femmes presque toujours font du pain, et nous assistons à l'opération. Le blé est décortiqué, vanné, puis moulu grossièrement dans une cuvette de pierre au moyen d'un énorme pilon de cuivre ou de fer. La farine est mêlée à l'eau et pétrie en blocs pas plus gros que la main. Puis une vieille étend et amincit la pâte sur une planche en se servant de son avant-bras comme d'un rouleau. On introduit les pains dans le four au moyen de longues gaules. En deux ou trois minutes le pain est prêt. Ce ne sont pas des pains comme nous l'entendons, c'est une sorte de galette plate de neuf pouces de diamètre et excessivement mince : tel est le pain fellah : très pratique pour envelopper. D'ailleurs, lorsque les paysans n'ont pas sous la main des feuilles de figuier, c'est, enveloppés dans de la galette, qu'ils nous donnent le beurre et le fromage.

La rivière Cydnus passe à travers Tarsous et aux alentours par au moins une douzaine de branches qui rendent un quadruple service : elles font marcher des moulins, abreuvent hommes et bêtes, servent de lavoirs et aussi de bains (on y lave gens, bêtes et voitures) et alimentent enfin les fossés d'irrigation. Il y a heureusement beaucoup d'eau, de sorte qu'elle est rapidement propre pour le consommateur plus en aval. Tarsous est rempli de moulins et d'usines à eau employés pour le coton, le sésame, le blé ; il y a aussi des scieries. L'une des plus importantes filatures de coton se trouve sur la route de Mersine . Nous nous arrêtons là souvent pour regarder et taquiner les tortues dans le canal du moulin. Elles sont alignées au bord de la rivière, par générations, comme un groupe familial prêt à se faire photographier en Nouvelle- Angleterre (d'autrefois, hélas !). Les plus timides plongent dans l'eau à notre approche. Mais la plupart d'entre elles cependant font preuve à notre égard d'une insolente indifférence. Notre distraction consiste à leur jeter des morceaux de canne à sucre, et Herbert, toujours enfant, n'est satisfait que si on ne voit plus au-dessus de la surface des eaux que des pattes disgracieuses révélant le refuge de ces rampantes créatures. Pas une tête n'ose se montrer car Herbert veille et le sucre de canne pleut et ne manque pas son but. Quelquefois nous apercevons en pleine eau derrière le moulin une sorte de vague masse brune, informe, qui se meut avec lenteur, ce qui empêche de la confondre avec un banc de boue. Un char grossier sur le bord de la rivière est là avec un double joug lié à son timon. Cette masse informe qui se meut lentement dans le fleuve, ce sont les buffles du char. Les paisibles animaux charrient à travers les rues de la ville d'incroyables charges de balles de coton jusqu'au chemin de fer. Quelquefois on les dételle et on leur permet d'entrer dans l'eau pour se reposer et prendre un bain. Ils restent là dans la boue grise, dans un repos absolu, battant languissamment l'eau de leurs oreilles pour la faire rejaillir sur leurs têtes.

Notre promenade se termine près d'un demi-mille après la manufacture de coton. A l'ouest du pont, la route de Mersine à Adana recommence à dérouler son ruban dans la grande plaine de Cilicie après la longue interruption de Tarsous et de ses faubourgs. Une demi-douzaine de trous qui agrémentent ce pont sont une perpétuelle menace pour les chevaux et les chameaux. Son état empire tous les jours. Un trafic énorme y passe chaque jour. Mais qui pense à le réparer? On attendra qu'il tombe. La devise de ce pays est : chacun pour soi. Il n'y a ici aucun esprit public, aucune idée de communauté. Chacun n'est ému que par ce qui le touche directement et n'agit que dans son intérêt. Et personne ne voit plus loin que son intérêt immédiat. Demain est dans la main de Dieu. Quant au régime jeune-turc dont nous voyons les journaux américains publier chaque jour des éloges extravagants, comment peut-il réussir? Les classes dirigeantes en pays d'Islam ne peuvent être régénérées tant qu'un esprit différent ne régénérera pas l'Islam lui-même : esprit de sacrifice, d'initiative et de prévoyance.

Chaque jour nous regardons à notre fenêtre pourvoir ce qu'il y a à regarder. Ce n'est pas par pure curiosité ou manie de gaspiller le temps, mais je crois qu'il y a toujours quelque chose qui vaut la peine d'être gravé dans l' œil et dans le souvenir, mis en réserve pour plus tard. Un petit groupe de femmes hagardes, prématurément vieillies, passent, le voile sur le visage, et de grandes amphores vertes, pleines d'eau, sur leurs épaules courbées. Les femmes pauvres portent des pantalons bouffants usés, des souliers sans bas, des blouses de couleur échancrées à la gorge et un voile grossier sur la tête. Elles tiennent un coin du voile entre leurs dents de sorte qu'on n'aperçoit qu'une moitié de leur visage exténué et misérable. Seuls, les hommes et les enfants paraissent heureux. D'ailleurs, de très bonne heure, apparaissent sur le visage des petites filles les stigmates des soucis et des souffrances.

Une demi-douzaine de chevaux peinent bravement sur la route, chargés d'un bizarre fardeau : les boulangers brûlent dans leurs fours une espèce de branchage résineux qui croît au pied des collines; les branches sont ramassées, réunies en gros fagots et empilées en volumineuses charges en travers des bâts des patients animaux. Le cheval disparaît complètement sous son fardeau feuillu, et une caravane semble une forêt en marche. On croirait en vérité que Shakespeare est venu chercher ici l'idée des hêtres de Burnham en marche vers Dunsinane !

Des voix d'enfants pleines d'espoir appellent : « Madama ! » Quelquefois, jusqu'à une douzaine d'enfants ouvrent leurs mains à la fois. Des petites filles portent des bébés liés sur leur dos. Je parais à la fenêtre, pourvue de munitions, et bientôt toute ma provision de dattes, de figues et de sucreries a disparu.

Si l'on regarde au-dessus de la rue on aperçoit une ligne d'horizon qui va des toits gazonnés des maisons jusqu'au pied des collines. Tout dôme flanqué de minarets veut dire une mosquée. Les minarets sont hauts, minces, terminés en pointe. Juste au-dessous du cône une petite porte ouvre sur un balcon circulaire où va et vient le muezzin lorsqu'il psalmodie pour appeler les fidèles à la prière. On sait qu'alors les hommes se prosternent devant les mosquées ou se lavent les pieds dans les fontaines publiques pour se préparer à la prière. Il n'est pas très agréable de penser qu'il y a dans l'appel du muezzin une malédiction contre les « infidèles », même si la voix douce du muezzin se mêle pardessus les maisons avec la voix encore plus douce du muezzin d'un minaret plus lointain.

Loin à gauche se dresse la belle chaîne du Taurus que nous voyons tous les jours avec des yeux nouveaux. Le matin, en descendant, nous ne manquons jamais de lancer à ces monts un regard amical. On distingue d'ici le col qui conduit à Namroun et souvent, au clair de lune, nous songeons à la nuit si belle où nous sommes entrés à cheval dans Tarsous pendant que résonnait la cloche de la tour. L'horloge sonne les heures, puis, après une pause de deux minutes, les répète. Idée superbe, car on peut se tromper en vérité la première fois.

Je pourrais écrire une longue lettre sur tout ce que l'on voit de ma fenêtre. Mais quoi que je dise, il n'y a rien qui vaille les chameaux. C'est pour moi le plus beau des spectacles. C'est à Smyrne que je les ai vus pour la première fois, ou du moins dans les environs de Smyrne. Il y en avait au moins trente ; je n'en ai jamais tant vu. J'aurais voulu m'arrêter pour les mieux voir, mais nous allions au tombeau de saint Polycarpe et nous n'avions que quelques heures à passer à terre. Maintenant, j'en vois tant que j'en veux, des chameaux. Mais jamais assez! Notre rue est un des chemins qui mènent au marché. Vers l'automne, lorsqu'on transporte beaucoup de bois et de coton, il en passe chaque matin sous ma fenêtre. Ils commencent dès 6 heures. Une caravane suit l'autre. Ils marchent à la file, attachés l'un à l'autre par une corde qui relie les bâts. Avant de venir en Turquie, j'avais vu peu de chameaux en dehors des ménageries. Je me rappelle en avoir vu un en liberté, à Paris, monté par le mendiant qui fréquentait la place Saint-Michel. Il n'y a pas deux chameaux qui se ressemblent. Sur cent qui passent, chacun est très diffèrent de celui qui marche devant lui. Les chameaux sont aussi différents que les gens. Ils sont de toutes les nuances du brun, du brun foncé au fauve le plus clair : des couleurs qu'on pourrait obtenir par exemple en brossant des souliers bruns avec la brosse des souliers noirs ou en badigeonnant un mur sale couvert de poussière. Ces teintes sont comme les échos de toutes les nuances mêlées des sables du désert. Le large pied du chameau dit ses longs voyages silencieux et patients. Son œil est triste. Il a une physionomie arrogante comme si ses prétentions aristocratiques avaient pour origine le fait qu'il fut le favori de Mahomet.

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1)
Plus de huit années sont passées : ni la lettre sur Tarsous ni celle sur la Terre Sainte n'ont été écrites. La vie s'écoule si rapide à travers un drame toujours changeant que le présent nous demande, hélas ! tout notre temps et toute notre énergie

LES TURCS ONT PASSé PAR Là!...
Jounal d'un américaine pendant les massacres d'Arménie en 1909
Par Helen Davenport Gibbons

Traduit de l'anglais par F. DE JESSEN
BERGER-LEVRAULT, éDITEURS PARIS - 1918

Titre de la version originale : The Red Rugs of Tarsus

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