Helen Davenport Gibbons

Les Turcs ont passé par là !...
The red rugs of Tarsus

Onzième Partie

Le dernier jour d'Abdul Hamid

Mersine, le 25 avril.

Chère maman,

Sachez que nous sommes chez les Dodds à Mersine. Cela vous soulagera et dissipera votre anxiété. Mais nous ne pouvons encore vous envoyer un câblogramme optimiste et rassurant. D'abord, ce ne serait pas la vérité ! Ensuite, il ne faut envoyer aucune nouvelle qui, publiée dans un journal, serait susceptible de taire croire au monde que tout, danger est passé ici; les Puissances pourraient atténuer la pression diplomatique qu'elles exercent à Constantinople ; elles pourraient même rappeler leurs navires de guerre ou arrêter ceux qui arrivent. Herbert envoie des nouvelles par Chypre en contrebande. Il se rend compte de l'importance de chaque mot télégraphié. C'est pourquoi nous ne vous câblons pas. On craint encore une secondeexplosion pire que la première. Le massacre n'est pas fini.

Nous avons appris hier de bonne heure qu'un train descendrait à Mersine à l'heure ordinaire. J'ai empaqueté les quelques hardes d'entant qui me restaient et mis quelques habits dans notre malle de cabine. Miss Talbot déclara qu'elle était prête. Mon docteur arménien vit que c'était pour lui une excellente occasion d'aller à Mersine, sur le rivage, en notre compagnie. Il avait, en venant avec moi, une raison valable de partir. Nous prîmes toute sa famille sous notre aile. Son frère, qui a une vingtaine d'années, est devenu fou, temporairement nous l'espérons, à la suite de ces terribles épreuves. Il n'a qu'une idée : c'est que moi seule puis le sauver. Il a passé la nuit près de notre porte, venant tâter nos volets pendant la nuit. Mes étudiants le surveillent, mais il a fallu en passer par où il a voulu. Il a insisté pour prendre place dans mon compartiment hier et ne m'a pas perdu des yeux de tout le voyage. A Mersine, on a pu l'emmener dans une maison amie.

Nous sommes arrivés à Mersine à temps pour déjeuner. Mrs Dodds, toute bonté et sollicitude, avait préparé des chambres pour nous chez elle. La petite fille de Mrs Dodds est une enfant extraordinaire ; elle cherche toujours, comme sa mère, à faire quelque chose pour les autres. L'atmosphère de ce home est si douce, si saine, que je suis fière de mon ascendance « covenanter » et je me demande si certaines croyances que je considérais comme étroites et absurdes n'ont pas après tout leur raison d'être. J'ai interrogé Herbert sur les Covenanters hier soir, mais il n'en savait pas plus que moi. Pour un séminariste frais émoulu de Princeton College, mon mari est étonnamment ignorant en théologie. D'ailleurs, les doctrines ne l'intéressent pas plus que moi. Jusqu'à hier nous n'avions jamais causé de théologie et la conversation languit et tomba après quelques phrases.

Après déjeuner, deux transports turcs apparurent au large de Mersine. Ils passèrent à travers la ligne des cuirassés et commencèrent tout de suite à débarquer des troupes dans les petits bateaux qui allèrent immédiatement à leur rencontre. Des fenêtres des Dodds nous pouvions voir les remorqueurs et les mahonnes revenir chargés de soldats. Les vagues et les fez couleur de sang étincelaient au soleil. Herbert voulut aller à l'échelle les voir débarquer. J'aurais bien voulu y aller aussi, mais ce n'était, n'est-ce pas? guère indiqué dans mon état. Vraiment, je nepuis vivre sans exercice et j'ai inculqué deux principes à Herbert depuis un an : d'abord, qu'il me faut du grand air et du « dehors » comme il faut de l'eau aux poissons; ensuite, que je puis aller partout et faire tout ce qu'il fait. Qu'il ne s'imagine jamais qu'il peut y avoir dans son existence des régions dont je sois exclue parce que je suis une femme! Ah! non, par exemple. Herbert n'a qu'à prendre sa femme partout avec lui.

Ils avaient bien mauvaise mine, ces soldais, mal habillés, mal chaussés, coiffés de vieux fez sales et passés. On nous dit qu'ils venaient de Beyrouth pour rétablir l'ordre en Cilicie. Ils avaient pris part au mouvement macédonien de l'été dernier. Leurs officiers adhéraient au mouvement « jeune-turc ». On pouvait compter sur eux pour arrêter toute nouvelle tentative de massacres. Une effervescence régnait dans la ville. Des groupes excités discutaient à haute voix. Herbert et moi avions soif de nouvelles. Nous apprîmes que l'armée de Mahmoud Chefket pacha était en marche vers Constantinople. Les régiments étaient alignés dans la rue principale qui mène à la gare. Il y avait quelque chose, mais nous ne savions pas quoi. Tout à coup, d'une seule voix, ils poussèrent des acclamations que la foule reprit. La musique joua, puis les régiments continuèrent leur marche.

Dans une boutique grecque nous apprîmes la nouvelle. « Ne comprenez-vous pas? nous dit le propriétaire étonné. Abdul Hamid a été déposé et son frère qu'il gardait en prison a été proclamé sultan. Les soldats acclamaient Mehemed V. Les autorités ont caché la nouvelle jusqu'à l'arrivée des loyales troupes du nouveau régime. »

Il y eut, tout le reste de l'après-midi, une certaine anxiété. Les chrétiens étaient nerveux, les Grecs et les Syriens aussi bien que les Arméniens. Les Anglais ont débarqué quelques fusiliers marins et ont établi un poste de signaux au sommet d'une maison, tout près de chez nous. Des gens arrivent pour chercher un refuge à la Mission américaine. Des rumeurs circulent au sujet d'un second massacre à Adana ce matin

 

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LES TURCS ONT PASSé PAR Là!...
Jounal d'un américaine pendant les massacres d'Arménie en 1909
Par Helen Davenport Gibbons

Traduit de l'anglais par F. DE JESSEN
BERGER-LEVRAULT, éDITEURS PARIS - 1918

Titre de la version originale : The Red Rugs of Tarsus

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