Helen Davenport Gibbons

Les Turcs ont passé par là !...
The red rugs of Tarsus

Douzième Partie

Les Jeunes-Turcs et la Flotte Joujou

Mersine, 29 avril.

Chère mère,

Je suppose que mon bébé n'arrive pas, parce que j'ai trop à faire et que le moment n'est pas propice. Il y a bien d'autres choses plus importantes à penser et à faire. Cela paraît anormal et peu maternel? Comme toutes les jeunes filles, j'avais rêvé à ce que seraient ces jours d'attente. Et jusqu'à il y a quelques semaines mon aiguille fut très active, je travaillais avec vigueur et je me demandais gravement combien de petites hardes seraient nécessaires et quelle espèce de couverture se lavait le mieux. J'hésitai longuement avant de décider comment serait le costume de baptême de bébé ! Maintenant, je ne sais plus le compte de rien. Je ne sais même pas ce que j'ai apporté de Tarsous. Nous sommes absorbés par des devoirs et des problèmes nouveaux que chaque journée nous apporte et qui concernent le lendemain. Vraiment, depuis quatre jours que nous sommes à Mersine, je crois que la maternité - ma maternité, du moins - a tenu fort peu de place dans nos préoccupations. Mais les bébés arrivent en nombre autour de nous et tout ce qu'il faut est fait.

Je vous ai raconté le débarquement des régiments turcs, le jour de la déposition d'Abdul Hamid. Ils allèrent à Adana le jour même et y firent un massacre plus terrible que le premier. Les Arméniens avaient rendu leurs armes. Sur le conseil des officiers des marines étrangères et confiant dans les navires se trouvant ici, à Mersine, ils acceptèrent les assurances du Gouvernement que les « désordres » étaient terminés. Ils étaient donc sans défense lorsque arrivèrent les régiments jeunes-turcs. La boucherie n'en fut que plus facile. Je vous en épargne les détails et je voudrais qu'ils m'aient été épargnés à moi aussi. La plupart de nos amis d'Adana qui avaient échappé au premier massacre ont dû périr depuis samedi dernier. Les quelques heureux qui ont réussi à gagner Mersine sont comme les envoyés qui vinrent vers Job. Adana, de nouveau encore, est un enfer. Les soldats ont mis le feu aux bâtiments de la Mission française et s'attaquent chaque nuit à quelque autre propriété étrangère. L'école américaine de jeunes filles a dû être évacuée. Les maîtresses et les élèves ont été sauvées et sont arrivées hier. Une maîtresse américaine qui avait la fièvre typhoïde arriva sur un brancard.

Herbert m'a conduite ici pour me mettre à l'abri d'une contagion possible dans une foule pareille à celle qui grouille là-bas, à Tarsous, dans notre terrain. Mais c'est maintenant pire ici, je crois. Ce matin, on nous avertit de nous préparer à gagner à tout moment le consulat de France. Les capitaines des navires, dans une réunion qu'ils ont eue hier soir, ont décidé de défendre les consulats de France et d'Allemagne en cas de désordre. Ils ont notifié aux autorités que si des massacres commençaient à Mersine, trois cents marins anglais, français et allemands débarqueraient avec des mitrailleuses pour protéger les étrangers. L'idée est de réunir tous les étrangers et d'abandonner les Arméniens et les autres chrétiens à leur sort. Naturellement, nous ne pouvons approuver un pareil plan. Les Dodds n'abandonneraient en aucun cas ceux qui se sont réfugiés chez eux. En tout cas, nous, Américains, ne sommes conviés que par courtoisie. Les navires des autres grandes puissances sont là. Les nôtres sont supposés être en route. Mais nous ne les avons pas encore vus. La nouvelle administration continuera-t-elle la politique indolente de M. Roosevelt qui refusa toujours de rien faire pour les Américains et les intérêts américains dans ces pays? Je croyais que les missionnaires attendaient aide et protection de Washington. Je sais maintenant que les Etats-Unis ne sont connus en Turquie que par leurs missions. Si notre drapeau a un certain prestige, nous le devons à des hommes comme Daddy Christie et pas le moins du monde à notre ambassade de Constantinople ou à quelques consuls dispersés çà et là.

A la gare, les soldats renvoient les quelques Arméniens qui se sont glissés dans les trains à Adana et à Tarsous. De très loin on voit du chemin de fer les croiseurs dans la rade, battant pavillon des puissances protectrices qui ont solennellement fait reconnaître dans le traité de Berlin le droit des Arméniens à la vie et à la liberté. On n'attend rien de la Russie à laquelle le traité fut imposé. Mais l'Angleterre, la France, l'Allemagne, l'Autriche, l'Italie ont toutes leurs navires à Mersine. Les réfugiés arméniens, fuyant les massacres d'Adana qui ont eu lieu à la barbe des puissances, voient ces cuirassés en arrivantà la gare de Mersine. Mais les soldats turcs, qui appartiennent aux mêmes régiments qui ont perpétré les massacres d'il y a trois jours, leur barrent la route et les renvoient à la mort.

Herbert et moi nous allons au-devant des trains, voir s'il n'y a pas moyen de faire passer un ami en contrebande. C'est ainsi qu'hier nous avons fait passer H. B... Le chef de gare suisse, M. B..., remontra vivement à Herbert que ce n'était pas là une place pour sa femme. Il peut, dit-il, y avoir à l'instant une effusion de sang si un réfugié résiste. » Mais je tins ferme. Je savais que H. B... était probablement dans le train. Il avait de l'argent pour acheter bien des complaisances et voyageait en première. Juste comme le train s'arrêtait, je montai dans le compartiment de première. J'en sortis de l'autre côté, m'appuyant de toutes mes forces sur le bras de H. B... Nous quittâmes la gare par la salle d'attente et personne ne nous dit rien ni ne nous arrêta. H. B... était sauvé. Herbert n'aurait pu le faire. Les Turcs, avec toute leur cruauté, ont un curieux sentiment de chevalerie sur lequel j'avais compté. Je ne m'étais pas trompée. H. B... garda mon bras jusque chez les Dodds. Le malheureux avait l'esprit torturé : il venait d'apprendre que son père, un riche marchand d'Alexandrette, venait d'être tué et que sa mère et sa soeur... je vous le laisse à deviner.

Mais cela n'est rien à côté de ce qui m'arriva dans l'après-midi du 27. Herbert était allé aux nouvelles au poste de signaux établi par les Anglais en face de la résidence des Doughty-Wylie. Je pensais qu'il y avait peut-être encore des oranges dans le bazar : un prétexte pour sortir, ce n'était d'ailleurs pas loin. En revenant, j'entendis : « Ne venez-vous pas à la maison, Bill Bailey ? » Cela venait de quelque part et me parut curieux. Je m'arrêtai. Le murmure reprit. Cela venait d'une étroite ruelle. J'attendis que la patrouille fût passée, puis, à mon tour je murmurai : "Chaque soir les journaux disent... " Je m'arrêtai. Immédiatement la voix reprit : « II y a un vol dans le parc. » Je décidai d'en avoir le coeur net et m'avançai. Quelques maisons plus loin, j'entendis : « Mistress Gibbons. » Sous un auvent se dissimulait un Arménien américain que j'avais rencontré l'hiver à Adana. Il était en haillons, étant venu à pied d'Adana à travers champs. Il attendait que quelqu'un qu'il connût passât pour aller dans la rue principale. S'il essayait d'aller à la Mission il serait arrêté par une patrouille. Il en passait constamment. Je lui dis d'attendre où il était. Je revins chez les

Dodds et je mis l'imperméable de Herbert, avec une casquette dans la poche. Je revins à ma ruelle. Le réfugié se revêtit du manteau qui le couvrait entièrement. Je lui dis de bien rabattre la casquette sur ses oreilles. Il revint avec moi. Tout se passa bien. Il a de l'argent et un passeport américain qui ici n'a aucune valeur. Comme il peut payer, nous espérons réussir à le faire passer à bord d'un navire1.

Presque tous ceux qui parviennent à Mersine sont des femmes ou des enfants. Les hommes sont abattus aussitôt qu'on les voit. Tous les réfugiés chez les Dodds sont de mon sexe : toutes veuves, orphelines ou sans enfants. Nous savons maintenant que toute la différence entre les Jeunes et les Vieux-Turcs consiste en ce que les Jeunes sont plus énergiques et plus décidés dans leurs massacres. Aucun n'échapperait si les Arméniens ne ressemblaient tellement, par l'air et le costume - et souvent par le langage, - aux Turcs eux-mêmes.

Mon docteur a pu partir pour Chypre avec sa famille, le lendemain de son arrivée. Je l'engageai vivement à partir. N'avais-je pas miss

Talbot ? D'ailleurs, pouvais-je supporter la responsabilité de le faire rester juste à cause de moi? Il est parti au bon moment. Maintenant, c'est à peu près impossible. L'échelle est gardée. Les Jeunes-Turcs prennent des « mesures sévères » pour écraser la révolte. Les Arméniens qui essaient de s'échapper de l'enfer d'Adana sont traînés devant la cour martiale. D'après le raisonnement turc, essayer d'éviter la mort est une preuve de culpabilité pour un Arménien.

En écrivant ces horreurs - il y a quelques semaines j'aurais cru cela impossible - je vois de ma fenêtre la demi-lune que forme la ligne des navires de guerre dans la rade. Des pinasses font la navette entre le rivage et les navires. A cela se borne leur activité.

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1)
Cela fut fait peu après, mais je ne pus malheureusement y aider. Je crois que je connais un Arménien qui doit penser qu'il vaut mieux ne pas quitter les états-Unis.

LES TURCS ONT PASSé PAR Là!...
Jounal d'un américaine pendant les massacres d'Arménie en 1909
Par Helen Davenport Gibbons

Traduit de l'anglais par F. DE JESSEN
BERGER-LEVRAULT, éDITEURS PARIS - 1918

Titre de la version originale : The Red Rugs of Tarsus

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