Devant le Tribunal des Peuples

TRIBUNAL PERMANENT DES PEUPLES
Session consacrée au génocide des Arméniens (1984)

SENTENCE DU TRIBUNAL

  

Préambule

Le crime de génocide constitue l'atteinte la plus fondamentale au droit des peuples. Rien n'est plus grave, sur le plan criminel, qu'une politique étatique délibérée visant à l'extermination systématique d'un peuple du fait de son identité ethnique particulière. La position centrale occupée par le génocide dans les travaux du Tribunal permanent des peuples appartient à un corps de principes juridiques trouvant son expression dans la Déclaration universelle des droits des peuples (Alger, le 4 juillet 1976).

L'article premier de la Déclaration d'Alger affirme : «Tout peuple a droit à l'existence.»

L'article 2 précise : « Tout peuple a droit au respect de son identité nationale et culturelle.»

L'article 3 indique: «Tout peuple a le droit de conserver la possession paisible de son territoire et d'y retourner en cas d'expulsion.»

Et enfin, l'article 4 affronte directement la réalité du génocide : «Nul ne peut être, en raison de son identité nationale ou culturelle, l'objet de massacre, torture, persécution, déportation, expulsion ou soumis à des conditions de vie de nature à compromettre l'identité ou l'intégrité du peuple auquel il appartient. »

On est en droit de se demander pourquoi le Tribunal doit, tant d'années après les faits, consacrer son énergie à vérifier les allégations du peuple arménien. Le grief fondamental de massacre et d'extermination remonte à 1915. Toutefois, le Tribunal est convaincu qu'il est de son devoir d'examiner le bien-fondé de griefs historiques, dans un cas où ceux-ci n'ont jamais été soumis à un jugement ni reconnus, dans une forme appropriée, par le gouvernement qui en est accusé.

En l'espèce, les raisons de procéder à l'examen et de se prononcer sur cette requête présentée au nom du peuple arménien sont particulièrement convaincantes. Tous les gouvernements qui se sont succédé en Turquie depuis 1915 ont rejeté l'accusation relative aux faits qualifiés de génocide. Dans les institutions internationales et lors des réunions scientifiques, le gouvernement turc n'a cessé de déployer des efforts concertés pour empêcher toute reconnaissance du génocide arménien ou toute enquête sur les faits de ce génocide. En outre, l'actuel gouvernement turc a non seulement refusé de prendre connaissance de ces très graves accusations relatives à sa responsabilité pour l'extermination du peuple arménien, mais des éléments supplémentaires impliquent que le même gouvernement poursuit son projet exterminateur.

Sont particulièrement pertinentes à cet égard les accusations de destruction délibérée, de profanation et de maintien en état d'abandon des monuments culturels et des édifices religieux arméniens.

Le Tribunal est d'avis que l'accusation du crime de génocide demeure une réalité actuelle qui mérite examen et que si les faits sont établis, ceux-ci doivent être reconnus publiquement et dans une forme appropriée par les gouvernants de l'état responsable.

Les victimes d'un crime de génocide ont droit à une réparation juridique même si celle-ci doit nécessairement être adaptée aux circonstances présentes.

Sur ce point aussi, l'attitude des Arméniens survivants et de leurs descendants prend toute sa valeur. Tout peuple est en droit de réclamer avec insistance une reconnaissance formelle par les autorités compétentes des crimes et des injustices commis à son détriment. Plus grande est l'injustice, plus longtemps les faits ont été dissimulés, plus intense l'aspiration à une telle reconnaissance. Le Tribunal est au regret de faire observer que la frustration provoquée par ce refus de reconnaissance semble avoir contribué au recours à des actes de terrorisme contre les diplomates turcs et contre d'autres personnes. Le Tribunal espère rendre plus aisé le développement d'un processus conduisant à la solution du conflit suscité par la réalité arménienne.

Le génocide est le pire des crimes d'état que l'on puisse concevoir. Souvent l'état responsable est protégé contre toute mise en cause par d'autres états et par l'ensemble des organisations internationales, les Nations-Unies incluses, exclusivement composées d'états.

L'un des aspects frappants de l'expérience arménienne consiste en la responsabilité d'autres états qui, pour des raisons de géopolitique, soutiennent le gouvernement turc dans ses efforts tendant à prévenir, même à une date aussi tardive, toute enquête adéquate et toute satisfaction juridique.

Le Tribunal permanent des peuples a été institué notamment pour vaincre la carence morale et politique des états comme instruments de réalisation de la justice. Le Tribunal a examiné les griefs des Arméniens précisément à cause du long silence des organisations internationales et, particulièrement, de la complicité des états occidentaux dominants (à l'exception récente de la France) qui entretiennent des liens économiques, politiques et militaires avec l'état turc.

L'activité du Tribunal est également motivée par la profonde inquiétude qu'il ressent face au développement du génocide et d'attitudes inspirées par le génocide dans le monde. Les membres de ce Tribunal estiment qu'une information loyale et objective sur les accusations de génocide contribue à ce que les auteurs de tels faits en reconnaissent la réalité.

Mettre en lumière et exposer la réalité du génocide rend plus difficile la tâche de ceux qui ont intérêt à la dissimuler pour se maintenir dans leurs positions.

En démontrant la justesse des griefs des victimes, le Tribunal leur restitue la dignité de leurs souffrances et il apporte son soutien à la poursuite de leur lutte.

En effet, reconnaître le génocide est en soi un moyen essentiel de lutter contre ce fléau. Pareille reconnaissance est elle-même une affirmation du droit d'un peuple à ce que son existence soit garantie conformément au droit international.

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Les faits

/) Introduction historique

La présence du peuple arménien en Anatolie orientale et au Caucase est attestée depuis le VIe siècle avant J.-C. Pendant deux millénaires, le peuple arménien connaît des périodes d'indépendance et de vassalité. Plusieurs dynasties royales se succèdent jusqu'à l'effondrement du dernier royaume arménien, au XIVe siècle. Ayant adopté, au début du IVe siècle, le christianisme comme religion d'état et un alphabet spécifique qui leur confèrent, dès cette époque, une identité nationale, les Arméniens ont souvent été persécutés à cause de leur foi par divers envahisseurs ou suzerains. Bien qu'ils occupent une situation géographique particulièrement vulnérable en tant que carrefour stratégique, les Arméniens ont pu, jusqu'à la Première Guerre mondiale, créer et préserver, sur leur territoire historique que les Turcs eux-mêmes désignaient sous le nom d'Ermenistan, une langue, une culture, une religion, bref une identité.

Après la disparition du dernier royaume arménien, la majeure partie de l'Arménie est dominée par les Turcs, tandis que la Perse contrôle les régions orientales qui seront, à leur tour, annexées par les Russes, au XIXe siècle.

Comme les autres minorités religieuses, la communauté arménienne (ou millet) jouit, au sein de l'Empire ottoman, d'une autonomie religieuse et culturelle et, durant la période classique de l'Empire, d'une paix relative, malgré la condition de sujets de statut inférieur (rayas).

Mais avec le déclin de l'Empire, au XIXe siècle, les conditions se détériorent et deviennent de plus en plus oppressives. La croissance démographique, les vagues successives de réfugiés turcs venus de Russie et des Balkans, la sédentarisation des nomades (Kurdes, Circassiens, etc.) modifient les rapports de population et accentuent la pression sur la terre, multipliant les problèmes de propriété agraire. Il en résulte une aggravation de la situation de la population arménienne en grande majorité paysanne. Les structures sclérosées de l'Empire ne lui permettent ni de se moderniser ni de se réformer. Les quelques tentatives de réformes (constitution d'une armée moderne, impôts en argent) renforcent même la paupérisation paysanne. Dans le même temps, l'éveil des nationalités dans les Balkans débouchent progressivement sur l'indépendance de peuples jusque-là dominés par les Ottomans. L'Empire est de plus en plus affaibli notamment par la dette.

A partir de 1878, au lendemain de la guerre russo-turque, la question arménienne devient un des éléments de la question d'Orient. Au traité de San Stefano (1878), l'article 16 prévoit une série de réformes dans les régions arméniennes garantie par les Russes. Mais le traité de Berlin (1878), à la suite d'un renversement des alliances, allège les obligations de la Turquie et confie à l'Angleterre la surveillance de l'application des réformes, celles-ci demeurant cependant lettre morte.

Un mouvement révolutionnaire naît dans le peuple arménien (partis hintchak et dachnak). A la suite de l'insurrection du Sassoun, en 1894, quelque 300.000 Arméniens sont massacrés dans les provinces orientales et à Constantinople sur l'ordre du sultan Abdul Hamid. Les protestations des puissances aboutissent à de nouvelles promesses de réformes qui ne sont pas suivies d'effets, c'est ainsi que la lutte de guérillas (fedaïs) se poursuit. Dès le début du siècle, les révolutionnaires arméniens commencent aussi à collaborer avec le parti des Jeunes Turcs pour définir une voie fédéraliste dans l'Empire. Après les espoirs soulevés par la révolution constitutionnelle de 1908, l'idéologie des Jeunes Turcs évolue, sous la pression de l'aile radicale du mouvement, de l'exercice du pouvoir et des événements extérieurs, vers un nationalisme exclusif qui s'exprime dans le panturquisme et le touranisme.

La situation des Arméniens dans les provinces orientales ne s'étant modifiée ni avec la révolution ni avec le renversement d'Abdul Hamid en 1909 (massacres d'Adana), de nouvelles demandes de réformes sont introduites par les puissances de l'Entente qui aboutissent en février 1914. Deux inspecteurs sont désignés pour la surveillance de leur application, ce qui est ressenti par le gouvernement ottoman comme une ingérence inacceptable.

Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, l'Empire ottoman hésite à choisir son camp. Sous la pression allemande, il se range, au début de novembre 1914, aux côtés des puissances centrales. La position des Arméniens est difficile. Ils occupent un territoire considéré comme vital par la Turquie pour la réalisation de ses visées impérialistes touraniennes sur les peuples de Transcaucasie et d'Asie centrale. Et la division du peuple arménien entre l'Empire ottoman (2 millions d'Arméniens) et la Russie (1700000) le répartit automatiquement dans les deux camps. Au VIIIe congrès de la Fédération révolutionnaire arménienne, tenu à Erzerum en août 1914, les dachnaks refusent les propositions des Jeunes Turcs qui leur demandent de mener une action subversive parmi les Arméniens de Russie. Dès le début de la guerre, les Arméniens de Turquie se comportent de façon générale en sujets loyaux et s'enrôlent dans l'armée turque. De leur côté, les Arméniens de Russie sont normalement incorporés dans l'armée russe et envoyés sur les fronts européens. Au cours des premiers mois de la guerre des Arméniens de Russie s'engagent dans des corps de volontaires qui servent d'éclaireurs à l'armée tsariste : réplique russe du projet turc proposé aux Arméniens, à Erzerum, quelques mois auparavant. Le refus d'Erzerum et la formation de ces bataillons de volontaires sont des arguments retenus par les Jeunes Turcs pour se convaincre de la trahison des Arméniens. Enver, devenu généralissime, pénètre en plein

hiver en Transcaucasie, mais il est battu à Sarikamis, autant par l'hiver que par l'armée russe. Des 90000 hommes de la IIIe Armée turque, il n'en reste que 15 000. Dans un climat alourdi par la défaite du Caucase les mesures anti-arméniennes commencent.

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II) Le génocide

A partir de janvier 1915, les soldats et les gendarmes arméniens sont privés de leurs armes, réunis par petits groupes de 500 à 1 000 hommes en bataillons de travail, employés à des travaux de voirie et à des corvées de portefaix, et progressivement exécutés dans des lieux isolés. C'est seulement à partir d'avril qu'on assiste à l'exécution d'un plan dont les phases se succèdent rigoureusement. La déportation est inaugurée au début d'avril à Zeytun, dans une région ne présentant aucun caractère stratégique immédiat. Ce n'est qu'ensuite que cette déportation sera étendue à des provinces frontalières.

Le prétexte utilisé pour généraliser la déportation est fourni par la résistance des Arméniens de Van. Le vali de Van, Djevded, ravage les villages arméniens tandis que les Arméniens de Van organisent leur défense. Ils sont sauvés in extremis par une percée russe conduite par les volontaires arméniens du Caucase. Van prise, le 18 mai, les Russes progressent mais sont arrêtés fin juin par une contre-offensive turque. En se repliant, les Arméniens du vilayet de Van échappent ainsi à l'extermination.

Lorsque la nouvelle de la révolte de Van atteint Constantinople, le comité Union et Progrès (Ittihad) saisit l'occasion : quelque 650 personnalités, écrivains, poètes, avocats, médecins, prêtres, hommes politiques, sont emprisonnés les 24 et 25 avril 1915, puis déportés et assassinés au cours des mois suivants. Il s'agit donc là de l'élimination quasi systématique de presque toute l'intelligentsia arménienne de l'époque.

A partir du 24 avril, et selon un programme précis, le gouvernement ordonne la déportation des Arméniens des vilayet orientaux. Van étant occupée par l'armée russe, la mesure ne porte que sur les six vilayet de Trébizonde, Erzerum, Bitlis, Diyarbakir, Kharpout et Sivas. Une «Organisation spéciale» (O.S.) est chargée d'exécuter l'entreprise. Elle est formée de condamnés de droit commun, libérés des prisons, entraînés et équipés par le parti Union et Progrès. Cette organisation parallèle, dirigée par Behaeddine Chakir, dépend exclusivement du comité central de l'Ittihad. Constantinople transmet les directives aux valis, aux kaïmakams et aux responsables locaux de l'O.S. Ces derniers bénéficient d'un pouvoir discrétionnaire et peuvent à leur gré déplacer tout fonctionnaire ou gendarme récalcitrant. La méthode déployée, l'ordre suivi pour l'évacuation des villes, l'itinéraire suivi par des colonnes de déportés, tout confirme l'existence d'un commandement centralisé qui contrôle le déroulement du programme. Dans chaque ville, dans chaque bourg, l'ordre de déportation est annoncé ou placardé. Les familles disposent de deux jours pour réunir quelques affaires personnelles. Leurs biens sont saisis ou vendus à la hâte. Au préalable, les notables, les membres des partis arméniens, les prêtres et les hommes jeunes sont arrêtés, pressés de signer des aveux fabriqués, puis discrètement exécutés par petits groupes. Les convois de déportés sont composés de femmes, de vieillards et d'enfants. Dans les villages reculés, les familles sont massacrées et leurs maisons incendiées ou occupées. Sur les rives de la mer Noire et le long du Tigre, près de Diyarbakir, des embarcations chargées de victimes sont coulées. De mai à juillet 1915, les provinces orientales sont ravagées par les soldats et les gendarmes turcs, les bandes de l'O.S. - ou «tchétés»-, etc. Alors que les vols, pillages, tortures et assassinats sont tolérés ou encouragés, toute protection accordée à des Arméniens est sévèrement châtiée par les autorités turques.

L'opération ne peut être maintenue secrète. Averties par les missionnaires et les consuls, les nations de l'Entente enjoignent au gouvernement turc, dès le 24 mai, de mettre un terme à ces massacres et en rendent personnellement responsables les membres du gouvernement. La Turquie officialise par décret l'ordre de déportation en prétextant la trahison des Arméniens, le sabotage, les actions terroristes.

La déportation n'est en fait qu'une forme déguisée d'extermination. Au départ, on élimine les plus résistants. La faim, la soif et les massacres déciment les convois. Des milliers de cadavres s'entassent sur les chemins. Les arbres et les poteaux télégraphiques sont chargés de pendus; les rivières charrient des corps mutilés qui s'échouent le long des berges. Sur les 1.200.000 Arméniens que comptaient les sept vilayet orientaux, 300.000 environ purent regagner le Caucase à la faveur de l'occupation russe, les autres furent tués sur place ou déportés, les femmes et les enfants (200.000 environ) enlevés. Il ne parvient pas plus de 50.000 survivants à Alep, point de convergence des convois de déportés.

Fin juillet 1915, le gouvernement procède à la déportation des Arméniens d'Anatolie centrale et de Cilicie. Dans des zones éloignées du front où la présence des Arméniens ne peut être considérée comme un danger pour l'armée turque, le gouvernement procède à un transfert de population. Les colonnes de déportés sont dirigées vers le sud et décimées en chemin. A Alep, les survivants sont dirigés soit vers le désert de Syrie, au sud, soit vers celui de Mésopotamie, au sud-est. En Syrie, des camps de regroupement sont construits à Hama, à Homs et près de Damas. Ils accueillent environ 120.000 réfugiés, dont la plupart, encore vivants à la fin de la guerre, seront rapatriés en 1919 en Cilicie. Le long de l'Euphrate, au contraire, les Arméniens sont poussés toujours plus avant vers Deir-ez-Zor; 200.000 personnes environ y parviennent. De mars à août 1916, des ordres sont envoyés de Constantinople afin que soient liquidés les derniers survivants demeurant dans des camps, le long du chemin de fer et sur les berges de l'Euphrate.

Il reste pourtant des Arméniens en Turquie, et quelques familles d'Arméniens, surtout protestants et catholiques, arrachés à la mort par les missions américaines et le nonce apostolique, subsistent encore dans les provinces. Parfois les Arméniens ont été préservés grâce aux interventions énergiques d'un fonctionnaire turc ou ont pu se cacher chez des amis kurdes ou turcs. Les Arméniens de Constantinople ou de Smyrne échappent également à la déportation. Enfin, il y eut des résistances (Urfa, Chabin Karahissar, Moussa-Dagh). Au total, compte tenu des réfugiés de Russie, on peut estimer à 600 000 le nombre des survivants, à la fin de 1916, sur une population estimée en 1914, selon Arnold Toynbee, à 1 800 000.

L'Anatolie orientale est vidée de sa population arménienne. Une partie des survivants des massacres se réfugie en Syrie et au Liban, tandis qu'une autre partie reflue vers l'Arménie russe. En avril 1918, pour se soustraire aux dispositions du traité de Brest-Litovsk qui stipulaient que la Russie bolchevique cédait à la Turquie Batoum, Kars et Ardahan, la Transcaucasie se déclare indépendante et se constitue en une éphémère Fédération qui se disloque dès mai 1918 en trois républiques: Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan.

Vaincue en novembre 1918, la Turquie reconnaît l'état arménien et lui cède même, au cours de l'année suivante, les vilayet de Kars et d'Ardahan.

Tous les gouvernements alliés par la voix de leurs représentants, Lloyd George, Clemenceau, Wilson, etc., s'étaient, à plusieurs reprises, engagés solennellement à rendre justice au «peuple arménien martyr».

En avril 1920, la conférence de San Remo propose que les états-Unis acceptent un mandat sur l'Arménie, que, quelle que soit la décision des états-Unis, le président Wilson définisse les frontières de l'état arménien et que son arbitrage concernant les frontières turco-arméniennes soit reconnu dans le traité de paix avec la Turquie.

Le traité de Sèvres (10 août 1920), qui reconnaît l'état arménien et entérine les frontières tracées par le président Wilson, ne règle pas le problème. Ce traité, signé par le gouvernement de Constantinople, qui partage de larges parties de l'Anatolie entre les Italiens, les Britanniques et les Français et avantage les Grecs dans la région de la mer Egée, est inacceptable pour Mustapha Kemal qui le rejette. La République d'Arménie dirigée par les socialistes de la Fédération révolutionnaire arménienne (dachnak) est bientôt prise en tenailles entre l'offensive kémaliste et la Russie bolchevique. Lorsque, le 20 novembre 1920, le président Wilson attribue officiellement au nouvel état ses limites territoriales, l'état arménien est à quelques jours de l'effondrement. Les vilayet de Kars et d'Ardahan sont reconquis par la Turquie (traité d'Alexandropol) et ce qui reste d'Arménie (30.000 km2 environ) devient soviétique, le 2 décembre 1920.

Le 24 juillet 1923, le traité de Lausanne est signé entre les grandes puissances et la nouvelle République turque, sans mention de l'Arménie ou des droits des Arméniens. La question arménienne était classée.

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III) Les preuves

Le Tribunal est saisi de l'accusation de génocide formulée à propos des événements de 1915-1916.

Le Tribunal considère les faits ci-dessus présentés comme établis en s'appuyant sur des preuves nombreuses et concordantes. Ces preuves ont été produites et analysées dans les divers rapports entendus par le Tribunal - auquel de nombreux documents ont été également soumis.

La bibliographie quasi exhaustive de ces sources a été établie par le Pr R. G. Hovannisian, The Armenian Holocaust, Cambridge, Mass., 1981.

En dehors des archives ottomanes - inaccessibles - les principaux documents sont les suivants :

- les archives allemandes, qui, eu égard à la qualité d'allié de l'Empire ottoman de l'Allemagne, sont de toute première importance. Il faut notamment citer les rapports et témoignages de Johannes Lepsius, du Dr Armin Wegner, ceux de l'organisation caritative Deutscher Hilfbund, du Dr Jakob Künzler, du journaliste Stuermer, du Dr Niepage, du missionnaire Ernst Christoffel, du général Liman von Sanders. Ce dernier relate dans ses mémoires que c'est sur son énergique intervention que furent épargnées les populations arméniennes de Smyrne et d'Andrinople ;

- les rapports des agents diplomatiques et consulaires allemands qui, à Erzerum, Alep, Samsun, etc., ont été les témoins oculaires des conditions de la dispersion.

- les archives américaines également très abondantes qui vont dans le même sens (rapports des missionnaires, consuls, organisations charitables) (Internal Affairs of Turkey 1910-1919, Race Problems, State Department), ainsi que les mémoires de l'ambassadeur américain à Constantinople, H. Morgenthau.

- le Livre bleu consacré par les Britanniques à ces événements et publié en 1916 par Viscount Bryce;

- les minutes du procès des unionistes (Ittihad) intenté par le gouvernement turc au lendemain de la défaite de l'Empire ottoman.

A l'occasion de ce procès qui eut lieu d'avril à juillet 1919, le gouvernement turc recueillit des preuves de la déportation et des massacres et en mit en accusation, devant une cour martiale, les responsables dont les plus importants le furent par contumace. Les jugements condamnent la plupart des accusés dont Talaat, En ver et Djemal (condamnés à mort par contumace.)

- les témoignages déposés devant le Tribunal par quatre survivants des massacres, qui au cours de leur enfance ont vécu tous ces événements.

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IV) Les thèses turques

Le Tribunal a examiné les thèses turques telles qu'elles sont exposées dans les documents qui lui ont été soumis.

Le refus du gouvernement turc de reconnaître le génocide des Arméniens repose principalement sur les arguments suivants : réduction du nombre des morts, responsabilité des révolutionnaires arméniens, renversement de la culpabilité, absence de préméditation.

- Le nombre des Arméniens vivant dans l'Empire ottoman est estimé, en 1914, à 2.100.000 par le patriarcat arménien, à 1.800.000 par A. Toynbee, et à quelque 1.300.000 par les Turcs. Malgré les divergences sur le nombre des victimes, les proportions admises sont les mêmes chez les Arméniens et la quasi-totalité des experts occidentaux. Soit les 2/3 environ de la population. Pour les Turcs, les proportions de ce «transfert» se réduisent à la disparition - due aux mauvaises conditions générales du temps de guerre - de 20 à 25 % de la population. L'état turc fait également valoir que les pertes, du côté musulman, ont été importantes. C'est faire bon marché du fait que la présence physique arménienne, elle, a presque totalement disparu d'Anatolie. La population de la Turquie est actuellement d'environ 45 millions dont moins de 100.000 Arméniens.

- Pour se décharger de sa responsabilité, le gouvernement turc tire argument des actes de sédition - voire de trahison en temps de guerre - dont se seraient rendus coupables des Arméniens. Le Tribunal constate cependant qu'on ne peut relever comme action armée à l'intérieur de l'Empire ottoman que la révolte de Sassoun et la résistance de Van en avril 1915.

- Un autre argument utilisé par l'état turc est l'accusation selon laquelle ce sont les Arméniens qui auraient commis un génocide contre les Turcs. En 1917 (soit plus d'un an après le parachèvement de la déportation et de l'extermination des Arméniens), quelques villages turcs furent effectivement anéantis par des troupes arméniennes. Le Tribunal considère que ces actes, pour condamnables qu'ils soient, ne sauraient constituer un génocide. Le Tribunal note de surcroît que ces actes sont largement postérieurs aux massacres en masse subis par les Arméniens.

- Enfin, l'état turc récuse la thèse de la préméditation en mettant en doute l'authenticité des 5 télégrammes du ministre de l'Intérieur Talaat, qui furent authentifiés par des experts désignés par le Tribunal lors du procès de Soghomon Tehlirian à Berlin-Charlottenburg, en 1921. Ce dernier fut acquitté du meurtre de Talaat compte tenu des crimes contre l'humanité perpétrés par le gouvernement Jeunes Turcs. L'ambassadeur allemand Wangenheim, pour sa part, ne met pas en doute, dès le 7 juillet 1915, le caractère prémédité des événements en question : «Cette circonstance et la manière selon laquelle s'effectue la déportation démontrent que le gouvernement poursuit réellement le but d'exterminer la race arménienne dans l'Empire ottoman» (lettre concernant l'extension de la mesure de déportation aux provinces qui ne sont pas menacées par une invasion ennemie - n° 106 du recueil Deutschland und Armenien, 1914-1918, Archives de la Wilhelm-Strasse, publiées par le pasteur Lepsius).

En 1971, la Commission des droits de l'homme des Nations-Unies a demandé à la sous-commission pour la lutte contre les mesures discriminatoires et pour la protection des minorités - composée d'experts indépendants - de procéder à une « étude sur la question de la prévention et de la répression du crime de génocide».

En 1973 et 1975, les deux rapports intérimaires présentés successivement à la sous-commission par le rapporteur spécial contenaient un paragraphe 30 ainsi rédigé: «Passant à l'époque contemporaine, on peut signaler l'existence d'une documentation assez abondante ayant trait au massacre des Arméniens qu'on a considéré comme le premier génocide du XXe siècle.»

Dans le rapport définitif, soumis à l'appréciation de la Commission en 1979, le paragraphe 30 précité avait été omis.

Le président fit alors part de l'intensité des réactions provoquées par cette omission, en soulignant que ses effets prenaient des proportions d'une ampleur que l'auteur n'avait sans doute pas prévue. Il l'a en conséquence prié de tenir compte de ces réactions et des interventions des délégués de la Commission provoquées par cette omission lorsqu'il s'agirait pour lui de mettre la dernière main au texte de son rapport.

Le rapporteur spécial ne s'étant plus jamais manifesté pour achever sa mission, la sous-commission, en application de la résolution 1983/33 du Conseil économique et social, a désigné un nouveau rapporteur spécial avec mission de réviser dans son ensemble et de mettre à jour l'étude sur la question de la prévention et de la répression de crime de génocide.

Pour s'opposer à l'adoption du paragraphe 30 précité, le Tribunal constate que la délégation de la Turquie a invoqué, pour l'essentiel :

- que les faits allégués étaient déformés au regard de la vérité historique ;

- que la qualification de génocide n'était pas pertinente, s'agissant non de massacres mais de faits de guerre ;

- qu'enfin, le rappel de faits remontant au début du siècle ne ferait que contribuer au réveil des passions.

Sur les deux premiers points, concernant le fait et le droit, le Tribunal a examiné les thèses en présence, espérant ainsi avoir contribué aux efforts souhaités par la Commission des droits de l'homme pour que la sous-commission soit en mesure de s'acquitter de sa tâche en prenant en considération toutes les communications portées à sa connaissance.

Sur le troisième point, le Tribunal ne peut que procéder à un constat : loin d'apaiser les esprits, le refus d'adopter le paragraphe 30 précité a encouragé des réactions passionnées.

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En droit  

I) Sur les droits du peuple arménien

Le Tribunal constate que les populations arméniennes, qui firent l'objet des massacres et autres sévices dénoncés devant lui, constituent un peuple au sens du droit des gens.

Ce peuple est aujourd'hui en droit de disposer de lui-même conformément à l'article 1, § 2, de la Charte des Nations-Unies et aux dispositions de la Déclaration universelle des droits des peuples adoptée à Alger, le 4 juillet 1976. Il incombe à la communauté internationale, et principalement à l'Organisation des Nations-Unies, de prendre toutes mesures que requiert le respect de ce droit fondamental, y compris celles dont l'objet premier doit être d'en permettre l'exercice effectif.

Le Tribunal entend souligner les obligations particulières qui pèsent sur l'état turc en cette matière sur la base tant des règles générales du droit des gens que des traités particuliers qu'il a conclus depuis près d'un siècle. Le Tribunal indique à ce propos qu'en vertu de l'article 61 du traité de Berlin, cet état s'obligea dès 1878 à donner au peuple arménien à l'intérieur de l'Empire ottoman un régime garantissant, sous le contrôle de la communauté internationale, son épanouissement dans la sécurité. De même il constate que les promesses d'autodétermination qui furent faites au peuple arménien lors du premier conflit mondial n'ont pas été respectées, la communauté internationale ayant indûment laissé disparaître un état arménien qui avait, en son principe, été clairement reconnu tant par les puissances alliées et associées que par la Turquie elle-même dans le traité de Batoum.

Que le droit de cet état à une existence paisible à l'intérieur de frontières reconnues au sein de la communauté internationale n'ait pas plus été respecté que le droit des populations arméniennes à une existence paisible à l'intérieur de l'Empire ottoman ne saurait toutefois avoir eu pour effet d'éteindre le droit du peuple arménien en déchargeant la communauté internationale de ses responsabilités à son égard.

Le Tribunal rappelle que le sort d'un peuple ne peut jamais être considéré comme une affaire purement intérieure, exclusivement soumise aux caprices, même bien intentionnés d'états souverains. Les droits fondamentaux de ce peuple intéressent directement la communauté internationale qui a le droit et le devoir de veiller à ce qu'ils soient respectés particulièrement lorsqu'ils sont ouvertement déniés par l'un de ses états membres.

La conclusion est d'autant plus certaine en l'occurrence qu'avant même que le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ne fût explicitement affirmé par la Charte des Nations-Unies, les droits du peuple arménien avaient été reconnus par les états intéressés, sous le contrôle de représentants de la communauté internationale.

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II) Sur l'accusation de génocide 
a) Les règles générales sur le génocide 

Aux termes de la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par l'Assemblée générale des Nations-Unies le 9 décembre 1948, le génocide est « un crime de droit de gens», «qu'il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre» (article 1).

Le génocide s'entend de l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

a) Meurtre de membres du groupe;

b) Atteinte grave à l'intégralité physique ou mentale de membres du groupe;

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique, totale ou partielle ;

d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

e) Transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe (article II).

Selon l'article III, «seront punis les actes suivants :

«a) Le génocide;

«b) L'entente en vue de commettre le génocide;

«c) L'incitation directe ou publique à commettre le génocide ;

«d) La tentative de génocide ;

«e) La complicité dans le génocide. »

Doivent enfin être punies les personnes coupables de l'un des actes précités, «qu'elles soient des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers» (article IV).

Le Tribunal considère que ces dispositions doivent être acceptées comme définissant les conditions dans lesquelles le génocide est réprimé en droit des gens, même s'il est vrai que certaines définitions plus larges en ont été données.

Cette Convention est formellement entrée en vigueur le 12 janvier 1951 et elle a été ratifiée par la Turquie le 31 juillet 1950. Il ne s'ensuit pas toutefois que les actes de génocide ne peuvent être juridiquement incriminés s'ils ont été commis soit avant l'entrée en vigueur de la convention, soit au sein d'un état qui ne l'aurait pas ratifiée. S'il est vrai que la convention crée à charge de ses signataires des obligations de prévention ou de répression d'un crime qui n'existeraient pas en dehors d'elle, il demeure, en effet, qu'elle doit être jugée déclaratoire de droit en tant qu'elle condamne le génocide lui-même.

Ce caractère déclaratoire ressort des termes mêmes de la Convention. Dans le préambule de celle-ci, en effet, les parties contractantes «reconnaissent qu'à toutes les périodes de l'Histoire, le génocide a infligé de grandes pertes à l'humanité» et elles «confirment» en son article I qu'il constitue un crime de droit des gens, cette confirmation supposant nécessairement que le crime existait avant le 9 décembre 1948. Il est en outre généralement admis par la doctrine internationale, qui reflète une conscience collective des états dont la réalité est indéniable. Il importe peu que le terme même «génocide» n'ait été inventé qu'à une date récente; l'important est seulement que les faits qu'il vise soient de longue date condamnés.

Ce caractère déclaratoire admis, il n'appartient pas au Tribunal de déterminer avec précision la date à laquelle est née la règle prohibant le génocide, que codifie la Convention. Il lui suffit que cette règle fut indiscutablement en vigueur à l'époque où ont été commis les massacres dénoncés devant lui. Il ressort, en effet, clairement des interventions suscitées par la question arménienne, pour discutables qu'elles soient et aient été à plus d'un titre, que les «lois de l'humanité» réprouvaient la politique d'extermination systématique suivie par le gouvernement ottoman. Le Tribunal souligne à cet égard que ces lois, tout indispensable qu'en soit aujourd'hui la formalisation, ne traduisent pas seulement des impératifs d'ordre éthique ou moral; elles expriment aussi des obligations de droit positif que les états ne sauraient méconnaître, sous prétexte de ce qu'elles n'auraient pas été formellement exprimées dans des traités, ainsi que la clause de Martens le confirme par exemple dans le domaine du droit de la guerre. Au demeurant, la condamnation des crimes commis lors de la Première Guerre mondiale atteste la conviction des états qu'ils ne pouvaient être légalement tolérés même s'ils n'étaient pas explicitement interdits par une règle écrite. Le Tribunal rappelle à cet égard que les crimes contre l'humanité comme les crimes de guerre étaient visés dans cette condamnation; il souligne en outre que, dans l'article 230 du Traité de Sèvres, la responsabilité de la Turquie fut expressément mise en cause à propos des massacres perpétrés en territoire turc. Ce traité n'a certes pas été ratifié et l'obligation de répression qu'il organisait n'a en conséquence pas vu le jour; cette circonstance ne l'empêche aucunement toutefois de manifester clairement la conscience qu'avaient alors les états de l'illégalité du crime aujourd'hui appelé génocide.

Pour ces raisons, le Tribunal considère que le génocide était en droit prohibé dès la date des premiers massacres dont furent victimes les populations arméniennes, la Convention de 1948 s'étant limitée à exprimer formellement, en termes d'ailleurs restrictifs, une règle de droit qui est applicable aux faits dénoncés devant le Tribunal.

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b) L'accusation du génocide du peuple arménien

Les constatations suivantes s'imposent, à l'examen des preuves qui ont été présentées devant le Tribunal, dont le contenu a été substantiellement rapporté ci-dessus.

Les Arméniens constituent sans doute possible un groupe national visé par la règle prohibant le génocide. La conclusion est d'autant plus évidente qu'ils forment un peuple protégé par le droit à l'autodétermination, ce qui implique nécessairement qu'ils soient aussi un groupe dont la destruction est prohibée par la règle relative au génocide.

La réalité des actes matériels constituant le génocide ne fait pas de doute. Les faits de meurtre de membres d'un groupe, d'atteintes graves à leur intégrité physique ou mentale et de soumission du groupe à des conditions d'existence devant en entraîner la destruction ressortent clairement et d'abondance des preuves fournies au Tribunal. Dans son examen, celui-ci a pris avant tout en considération les massacres perpétrés de 1915 à 1917, qui constituent la manifestation la plus extrême d'une politique qu'annonçaient déjà clairement les événements de 1894-1896.

L'intention particulière de détruire le groupe comme tel, qui fait la spécificité du crime de génocide, est également établie. Des témoignages fournis et des pièces rapportées, il ressort, en effet, une politique systématique d'extermination du peuple arménien, qui est révélatrice de l'intention spéciale visée à l'article II de la Convention du 9 décembre 1948.

Cette politique s'est exprimée dans des actes dont l'imputabilité immédiate aux autorités turques ou ottomanes ne souffre pas contestation, singulièrement lors des massacres de 1915-1917. Le Tribunal constate toutefois, d'une part, qu'outre ces atrocités commises par les autorités officielles, ces autorités ont à diverses reprises incité, notamment à l'aide d'une propagande pernicieuse, des populations civiles à commettre des actes de génocide envers les Arméniens. Il constate, d'autre part, que ces autorités se sont à l'ordinaire abstenues d'arrêter des massacres dont elles avaient les moyens d'empêcher la poursuite, et, hormis le procès des unionistes, d'en réprimer les coupables. Il y a là une incitation au crime et une passivité coupable qui doivent être condamnées au même titre que l'exécution directe des actes prohibés par l'interdiction du génocide.

Au vu des preuves qui lui ont été présentées, le Tribunal considère que les diverses allégations (révoltes, trahison...) invoquées par le gouvernement turc pour justifier les massacres sont dénuées de fondement. Il entend en toute hypothèse rappeler que, même à les supposer établies, ces allégations n'auraient pu justifier les massacres commis. Le génocide est un crime qui ne saurait, en effet, souffrir ni cause d'excuse ni cause de justification.

Pour ces raisons, le Tribunal considère que le bien-fondé de l'accusation de génocide du peuple arménien, formulée contre les autorités turques, est établi.

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c) Les effets du génocide

Le Tribunal rappelle que, comme tous les autres crimes contre l'humanité, le génocide est imprescriptible par nature en vertu du droit international général, ainsi que le confirme la convention sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité adoptée par l'Assemblée générale des Nations-Unies le 26 novembre 1968.

Tous les responsables des massacres, qu'ils soient «des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers», s'exposent ainsi à des sanctions pénales que les états ont l'obligation d'infliger, dans le respect des garanties qui entourent l'exercice de la justice répressive.

Toute sanction pénale mise à part, le génocide constitue par ailleurs une violation du droit des gens dont l'état turc doit assumer la responsabilité. Le premier devoir qui s'impose à lui à ce titre tient à cet égard dans l'obligation fondamentale qui incombe d'en reconnaître sans falsification la réalité et d'en regretter l'exécution, ce qui réparera minimalement le préjudice moral incalculable subi par la nation arménienne.

Le Tribunal entend rappeler à ce propos qu'ainsi qu'il résulte à suffisance de droit de la pratique internationale suivie dès lors à l'égard de l'état turc, l'identité et la continuité de celui-ci n'ont pas été affectées par les bouleversements qu'il a connus depuis la dissolution de l'Empire ottoman. Ni les amputations territoriales qu'il a subies ni l'organisation politique nouvelle qu'il s'est donnée ne sont, en effet, de nature à mettre en cause la persistance de sa qualité inchangée de sujet du droit des gens. En conséquence, il ne saurait être admis que les gouvernements qui se sont succédé en Turquie depuis l'avènement d'une république kémaliste se refusent à assumer des responsabilités qui pèsent sans discontinuité sur l'état dont ils assurent la représentation au sein de la communauté internationale.

Le Tribunal constate par ailleurs que rien, ni dans les déclarations ni dans la conduite du peuple arménien ou des états qui avaient un titre à en sauvegarder les droits, ne peut être interprété comme véhiculant une renonciation à mettre en cause la responsabilité qui pèse en l'occurrence sur l'auteur du génocide. Comme ses prédécesseurs, le gouvernement turc actuel doit partant en assumer la responsabilité.

Un tel crime viole des obligations tellement essentielles à la communauté internationale que les auteurs du récent projet d'article sur la responsabilité des états l'ont avec raison qualifié de «crime international» de l'état, au sens du droit de la responsabilité étatique, et non plus de la répression pénale. Il en résulte que, comme le confirment d'ailleurs les obligations particulières de la communauté internationale envers le peuple arménien, tout membre de celle-ci est en droit de demander compte à l'état turc de ses obligations, et notamment de provoquer la reconnaissance officielle d'un génocide que celui-ci s'obstinerait à nier. Il doit lui appartenir aussi de prendre envers le peuple arménien toute mesure d'aide et d'assistance qu'admettent le droit des gens et la Déclaration d'Alger, sans qu'il puisse lui être reproché d'intervenir, ce faisant, de manière illicite dans les affaires intérieures d'autrui.

C'est à la communauté internationale dans son ensemble, singulièrement au travers de l'Organisation des Nations-Unies, qu'il incombe enfin de reconnaître le génocide et d'assister le peuple arménien à cette fin. Car elle ne saurait être totalement justifiée d'avoir laissé commettre à charge d'un de ses peuples, auquel elle devait protection comme à chacun de ses états, un crime dont elle n'aurait pas dû tolérer jusqu'à ce jour la dénégation abusive.

Le génocide arménien au cours de la Première Guerre mondiale était le premier fait de cette nature au début d'un siècle durant lequel le génocide et les horreurs qui l'accompagnent sont, hélas, devenus une pratique répandue.

La perpétration de telles atrocités ne s'est pas limitée à ce que certains pourraient tenir pour des sociétés peu développées. Au contraire, elles ont parfois été commises par des nations généralement tenues pour les plus développées et les plus avancées sur le plan scientifique. L'exemple le plus significatif de tout le XXe siècle est, en effet, procuré par l'application d'une technologie de pointe et d'une organisation perfectionnée au génocide des Juifs européens perpétré par les nazis, génocide qui atteint un degré peu imaginable de souffrance humaine et aboutit à l'anéantissement de quelque 6 millions de personnes.

Au cours des sessions antérieures, le Tribunal a eu l'occasion de condamner les génocides commis respectivement sur le peuple d'El Salvador (arrêt du 11 février 1981), sur le peuple maubere du Timor oriental (arrêt du 21 juin 1981), et sur le peuple indien du Guatemala (arrêt du 31 janvier 1983).

Le Tribunal constate que l'une des conséquences les plus sérieuse et l'un des effets les plus perturbateurs du génocide - au-delà des maux irréparables infligés à ses victimes immédiates - consiste en la dégradation et la perversion de l'humanité entière.

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Pour ces motifs,

en réponse aux questions qui lui ont été posées, le Tribunal décide que :

- Les populations arméniennes constituaient et constituent un peuple dont les droits fondamentaux, individuels et collectifs, devaient et doivent être respectés conformément au droit international ;

- L'extermination des populations arméniennes par la déportation et par le massacre constitue un crime imprescriptible de génocide au sens de la Convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide; en tant qu'elle condamne ce crime, cette Convention est déclaratoire de droit en ce qu'elle constate des règles déjà en vigueur à l'époque des faits incriminés ;

- Le gouvernement des Jeunes Turcs est coupable de ce génocide, en ce qui concerne les faits perpétrés de 1915 à 1917;

- Le génocide arménien est aussi un « crime international» dont l'état turc doit assumer la responsabilité, sans pouvoir prétexter, pour s'y soustraire, d'une discontinuité dans l'existence de cet état ;

- Cette responsabilité entraîne principalement l'obligation de reconnaître officiellement la réalité de ce génocide et du préjudice en conséquence subi par le peuple arménien;

- L'Organisation des Nations-Unies et chacun de ses membres sont en droit de réclamer cette reconnaissance et d'assister le peuple arménien à cette fin.

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Reproduit d'après : Tribunal Permanent des peuples, Le Crime de silence,
préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Flammarion, 1984.
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