Revue d'histoire arménienne contemporaine II Partie IV Ernst Christoffel: témoignages, 1916-1919

D - «Le plus grand crime de l’histoire universelle»:
l’opinion de Ernst Christoffel sur les «persécutions arméniennes»*

«On agissait avec une détermination quasiment admirable, liée à toute la brutalité dont les Asiatiques sont capables. Zeytoun, Dört-yol, Suedidche, Van devaient avoir prouvé que l’élément arménien n’était pas fiable. Et on ne devait pas supporter d’avoir dans le dos de l’armée un tel élément. Pour cette raison, l’expulsion du front de cet élément agité était nécessaire. Mais la grande majorité du peuple arménien habitait des districts qui ne peuvent en aucun cas être considérés comme le front. On procéda progressivement. On enleva d’abord ses dirigeants au peuple arménien, en emprisonnant, déportant et fusillant les intellectuels ou, le plus souvent, en les tuant sans jugement, c’est-à-dire qu’ils étaient assassinés. Les hommes et les jeunes hommes étaient appelés sous les drapeaux et on les employait dans des prétendus bataillons de travail pour la construction des routes et des travaux similaires. En règle générale, on les massacrait en masse lorsqu’ils avaient terminé les travaux. Ils étaient souvent forcés de creuser eux-mêmes leurs tombes à l’avance. Finalement, on donna l’ordre que tous les Arméniens devraient être expatriés et installés plus tard en Syrie et en Mésopotamie du Nord. Au cours de l’ été 1915, nous avons vu le peuple arménien dans son entier, environ un million et demi de personnes, pour la plupart des femmes, des enfants et des vieillards, en route vers le sud. Réaliser de manière organisée le déplacement de masses pareilles était impossible dans ce pays, même dans le cas où les autorités auraient eu des intentions honnêtes. Mais tel n’était pas le cas [...] Le nombre des marcheurs diminuait chaque jour, de telle façon que seuls quelques petits groupes ont réussi à gagner la Syrie et la Mésopotamie du Nord. On les y hébergeait dans des camps de concentration et on les faisait mourir de faim et de soif, ou à la suite d’épidémies — on y dénombrait encore des milliers et des milliers de gens. Il eût été plus charitable de massacrer tous les occupants des camps de concentration, pour faire place au nouveaux venus.

[...] Les pertes que le peuple arménien a subies depuis la déportation de l’été 1915 jusqu’à l’heure actuelle dépassent le nombre d’un million [...] Ce qu’on a fait et fait encore au peuple arménien est sans doute le plus grand crime de l’histoire universelle. Est-ce-que le peuple de la Réforme acceptera l’anéantissement total d’une nation chrétienne comme un fait accompli ?» écrivait Ernst Christoffel dans sa lettre du 26 mars 1917 adressée au pasteur G. Stoevesandt, à Berlin, lui demandant d’en faire usage si nécessaire. Ce document rédigé à chaud, immédiatement après le génocide, fut publié en 1919 par Johannes Lepsius dans sa collection officieuse de documents diplomatiques allemands, Deutschland und Armenien18**.

Concernant la «responsabilité» des Arméniens ayant abouti à leur extermination, Christoffel rapporte dans la même lettre qu’« il est absurde de rendre responsables les cercles révolutionnaires arméniens. Ils étaient en faute du point de vue turc, mais pas du point de vue arménien. La nation en tant que telle n’était pas coupable. Et le gouvernement turc le sait aussi bien que quiconque dans ce pays. Pour nous, les missionnaires allemands, il est inexprimablement douloureux que musulmans et chrétiens considèrent l’Allemagne comme l’auteur de ces atrocités. Cette opinion est nourrie et renforcée par la partie turque19***.

« Au reste, le gouvernement turc a officiellement admis être à l’origine des déportations. Le 1er mars 1916, il remit une note aux représentations étrangères, dans laquelle il est dit : "L’affirmation selon laquelle ces mesures ont été suggérées par certaines puissances étrangères est absolument sans fondement" »****.

Dans l’ensemble, Christoffel essaya d’absoudre l’Allemagne et le peuple turc de toute responsabilité dans le génocide des Arméniens. Pour la première, c’est le patriote allemand qui s’exprimait, tandis que pour le second il limite la culpabilité à un petit noyau: « Le peuple turc en tant que tel se tint à l’écart; le parti Jeune-Turc lui-même n’y participa pas dans son ensemble. C’est plutôt à un petit groupe, au sein de ce parti, les soi-disant panturquistes, qu’il faut faire porter la responsabilité » ( Tiefen, p. 67). Cette déclaration, qui contredit d’ailleurs ses propres observations et celles de Hans Bauernfeind20, est suivie par l’expression de sa véritable préoccupation: «La méthode d’approche des musulmans, par l’intermédiaire des chrétiens orientaux, s’étant avérée impraticable, doit être abandonnée. Les chrétiens orientaux seront, pour une durée imprévisible, empêchés par un chauvinisme antiturc de porter un jugement juste sur les Turcs. Si on veut travailler pour les musulmans en tant que missionnaire, il faut désormais s’adresser directement à eux. Je crois que la tâche future de la mission allemande sera dans cette direction ».

Par la suite, la Christliche Blindenmission mit surtout l’accent sur le travail missionnaire auprès des musulmans. Christoffel s’obstina dans cette direction jusqu’en 1925 en Turquie21. Il conclua donc son texte, Aus dunklen Tiefen, par quelques propos aimables à l’égards des Turcs, préparant ainsi ses amis et les aides potentielles dont sa mission allait avoir besoin dans ses nouvelles tâches.

Comme Bauernfeind, Christoffel n’était pas philarménien. Mais à la différence de son beau-frère, Christoffel n’était pas arménophobe. Son attitude envers les Arméniens, qui représentaient la plus grande partie de sa «famille de Bethesda», ses collaborateurs les plus proches et ses aides les plus fiables, était marquée d’une certaine sympathie, mais n’était pas dépourvue d’ambiguïté et finalement subordonnée aux «nécessités» tactiques de sa mission. Mais, à la différence de Bauernfeind, Christoffel prenait soin de toujours distinguer ses opinions politiques et personnelles de ses obligations professionnelles de dévouement pour les persécutés et les miséreux. Son credo était toujours: « Un malheur qui atteint le peuple-hôte d’un missionnaire, atteint autant le missionnaire. Il ne peut pas s’y dérober; c’est ce que lui imposent son attitude et ses tâches. Ainsi il est plus touché par la détresse de l’humanité que d’autres » ( Saat, p. 145).

[Textes édités et traduits par Méliné Péhlivanian]

* Mit einer an sich bewundernswerten Konsequenz, verbunden mit der ganzen Brutalität, deren die Asiaten fähig sind, ging man vor. Seitun, Dörtjol, Suedidsche, Wan sollten den Beweis geliefert haben, daß das armenische Element ein unzuverlässiges sei. Solches durfte man im Rücken der Armee nicht dulden. Deshalb mußte die Aussiedelung dieses unruhigen Elementes innerhalb des Kriegsgebietes vor sich gehen. Nur, daß die große Masse des armenischen Volkes in Distrikten lebte, die nie als Kriegsgebiet angesehen werden konnten. Man ging schrittweise vor. Zuerst beraubte man das Volk seiner Führer, indem man die Intelligenz ins Gefängnis warf, verschickte, hinrichtete oder in den meisten Fällen ohne gerichtliches Urteil tötete, d.h. mordete. Die Männer und Jungmannschaft waren zum Kriegsdienst eingezogen und wurden als sogenannte Arbeitsbataillone zum Straßenbau und ähnlichen Arbeiten verwendet. Regel war es, wenn die Arbeiten vollendet waren, daß sie massenweise abgeschlachtet wurden. Vielfach mußten sie sich vorher selbst das Grab graben. Dann kam als letztes die Verordnung, daß sämtliche Armenier ausgesiedelt und in Syrien und Nordmesopotamien wieder angesiedelt werden sollten. Im Sommer 1915 sehen wir das ganze armenische Volk, gegen eineinhalb Millionen Menschen, meist Frauen, Kinder und Greise, auf der Wanderung nach dem Süden. Eine solche Massenbewegung ordnungsgemäß durchzuführen, wäre in jenem Lande auch nicht möglich gewesen, wenn die Behörde redliche Absichten gehabt hätte. Diese hatte sie nicht [...] Von Tag zu Tag verminderte sich die Zahl der Wandernden, bis nur kleine Minderheiten Syrien und Nordmesopotamien erreichten. Hier wurden sie in Sammellagern untergebracht und man ließ sie, es waren immerhin noch viele Tausende, dahinsterben, an Hunger, an Durst, an Seuchen. Mitleidiger war es schon, daß man ganze Belegschaften der Sammellager abschlachtete, um dem Nachschub Platz zu machen (Saat, p. 111).
** [...] Die Verluste des armenischen Volkes seit der Verschickung Sommer 1915 bis heute übersteigen 1 Million [...] Es ist kein Zweifel, das, was dem armenischen Volke angetan wurde und noch angetan wird, ist das größte Verbrechen der Weltgeschichte. Wird das Volk der Reformation die gänzliche Vernichtung einer christlichen Nation als gegebene Tatsache hinnehmen18?
*** [...] Den armenischen revolutionären Kreisen die Verantwortung zuzuschieben ist ein Unsinn. Die haben vom türkischen Standpunkt aus gefehlt, nicht so vom armenischen aus. Die Nation als solche war nicht schuldig. Das weiß die türkische Regierung so gut wie jeder hier im Land. Für uns deutsche Missionare ist es unsagbar schwer, daß Deutschland von Christen und Muhammedanern als Urheber der Greuel angesehen wird. Die Ansicht wird von türkischer Seite genährt und gestärkt19.
**** Offiziell bezeichnet die türkische Regierung sich selbst als Urheber der Deportation. Am 1. März 1916 gab sie den Vertretungen der fremden Mächte eine Note, in der es heißt: Die Behauptung, wonach diese Maßnahmen der Hohen Pforte durch gewisse fremde Mächte suggeriert seien, sind von Grund aus haltlos... (Saat, p. 115).

18) Cf. J. Lepsius (éd), Deutschland und Armenien 1914-1918: Sammlung diplomatischer Aktenstücke, Potsdam 1919 (reprint Bremen 1986), p. 353 sqq.
19) Lepsius, ibid., p. 354.
20) D’après l’aveugle turc Habèch, 80% de la population turque étaient d’accord sur les mesures prises contre les Arméniens: cf. le Journal de E. Bauernfeind, notes du 4 juillet 1915.

21) Christoffel préconisait déjà la mission des Turcs dans son texte Missionsmöglichkeiten in der Türkei.

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