Yves Ternon

Enquête sur la négation d'un génocide

Chapitre II
Télégrammes extraits des dossiers
de la commission Mazhar

TÉLéGRAMMES PUBLIÉS PAR LE SUPPLÉMENT JUDICIAIRE DU JOURNAL OFFICIEL TURC OU PAR LA PRESSE DE CONSTANTINOPLE EN DÉCEMBRE 1918 OU EN 1919, EXTRAITS DES DOSSIERS DE LA COMMISSION MAZHAR

Ces télégrammes étaient certifiés conformes à l'original par deux signatures d'experts du ministère de l'Intérieur. Comme certains sont datés et que d'autres ne le sont pas, ils sont présentés selon un ordre chronologique pour les télégrammes datés.

DOCUMENT A :

Télégramme chiffré adressé par le secrétaire responsable de l'Ittihad à Brousse au Comité central de Constantinople, le 19 septembre 1914 [v.s.] et concernant le recrutement des bandes de l'Organisation spéciale1.

Précédemment, de nombreuses lettres ont été écrites à tous les comités exécutifs généraux ainsi qu'à Suleïman Askéri bey, sur la nécessité d'expédier ou non des irréguliers [tchété]. Evidemment un tel besoin a dû être constaté après enquête pour que l'ordre ait été promptement lancé [de lever ces troupes]. Il y a deux jours, un télégramme codé du ministère de l'Intérieur est parvenu à la Préfecture, exigeant 200 hommes dans un délai d'une semaine. Après concertation avec Mufti bey, le nécessaire a été fait et 200 personnes ayant les qualités demandées ont été enregistrées ; toutefois elles n'avaient aucune aptitude au service militaire. Le nombre des hommes aptes a naturellement diminué. Bien que le gouvernement ait ordonné de rassembler et d'envoyer également des criminels, ainsi que des individus habitués au brigandage, il n'empêche que même le nombre de ce genre d'individus dénués de toute morale a décru parmi nous, de sorte qu'il en reste très peu. Les hommes nés en 1893 et 1894, ceux âgés de dix-neuf à quarante-cinq ans, sont pris pour le service militaire; et ceux qui peuvent remplir les conditions fixées par les ordres donnés sont rares. Il va être très difficile de trouver de tels scélérats, habitués à piller et voler ; s'ils s'enrôlaient [d'ailleurs], cela serait salutaire au maintien de l'ordre public dans le pays. Maintenant, parmi ceux qui ne sont pas sous les drapeaux, on trouvera facilement d'autres musulmans [disponibles] : en ce moment même on trouve, parmi les jeunes gens non appelés immédiatement, des personnes dévouées, acquises aux points de vue du gouvernement ; il y a [aussi] des condamnés et des bandits accoutumés au brigandage et au vol, qui ne peuvent [légalement] être pris pour le service militaire; il serait possible de les rassembler et de former ainsi une troupe de 500 à 1000 hommes dans la seule circonscription [liva] de Brousse. Si vous êtes d'accord pour accepter de telles personnes, veuillez nous le faire savoir simplement (par oui ou non). Dans les deux cas, que la liste correspondante des individus en question, donnés avec vos instructions, vienne appuyer votre réponse.

 

DOCUMENT B :

Télégramme adressé par Behaeddine Chakir au vali de Kharpout, Sabit bey, le 21 avril 1915 [v.s.].

Ministre de l'Intérieur.

Surintendant des bien impériaux, n° 33.

Directeur du bureau, date d'envoi : 21 avril 1915 et le numéro des destinataires.

A son Excellence Sabit bey, gouverneur général d'El Aziz [Kha pout] n° 5. A remettre à Nazim bey.

Est-ce que les Arméniens déportés de là-bas ont été liquidés Donne-moi des informations au sujet des massacres et des exterminations. Est-ce que les personnes dangereuses sont massacrées ou seulement chassées des villes et déportées ? Fais-Ie moi savoir clairement, mon frère.

Ce télégramme était destiné à être remis à Nazim bey de Resné, inspecteur de l'lttihad à Kharpout2.

 

DOCUMENT C :

Télégramme chiffré adressé par Rechid, vali de Diarbékir en réponse à une demande de Djemal pacha qui se plaignait de la présence de cadavres flottant sur l'Euphrate, le 3 juillet [1]331 [16 juillet 1915, n.s.]3.

L'Euphrate a très peu de rapport avec notre vilayet . Les cadavres charriés proviennent probablement du côté des vilayet d'Erzeroum et de Kharpout. Ceux qui tombent morts ici, sont ou jetés dans les profondes cavernes abandonnées ou, comme cela se fait souvent, brûlés. Il y a rarement lieu de les enterrer.

 

DOCUMENT D :

Télégramme adressé par Mahmud Kiamil pacha, commandant en chef de la IIIe armée, le 10 juillet 1915 [v.s.} aux vali4.

Sublime Porte, département de l'Intérieur, direction de la Sécurité publique, copie du télégramme décodé : Nous avons appris que certains musulmans protègent les Arméniens dans les régions où les habitants ont été déportés vers l'intérieur. Agissant ainsi à l'encontre des décisions du gouvernement, les musulmans, propriétaires d'une maison dans laquelle Ils osent accueillir des Arméniens, doivent être pendus devant leur maison qui sera incendiée. Ordre à transmettre sous forme appropriée à l'attention des concernés, en veillant à ce qu'aucun Arméniens ne soit sauvé de l'exil. Les Arméniens qui changent de religion ne seront pas épargnés. Les militaires qui essaieront de les protéger seront dégradés, jugés immédiatement et le commandement informé. Les fonctionnaires seront immédiatement renvoyés
et jugés par un conseil de guerre.

10 juillet 1915, le commandant de la IIIe armée, Mahmud Kiamil. (Copie certifiée conforme à l'original, 23 février 1919, date d'acceptation de la preuve, sceau du bureau spécial du surintendant de la Sécurité publique.)

 

DOCUMENT E :

Télégramme adressé par le vali d'Erzeroum, Tahsin bey, au ministère de l'Intérieur, le 15 juillet [1]331 [28 juillet 1915, n.s.] relatant les attaques et agressions effectuées par l'Organisation spéciale (Techkilat-i Mahsoussé)5.

Un lieutenant du nom de Faïk a enlevé les quatre filles d'Arabian et le lieutenant Kiamil effendi a volé 1863 livres, 35 malles d'effets et une grande quantité de bijoux. Ce scandale pour des femmes et de l'argent étant honteux et contraire à la bravoure, il importe de mettre un terme à des faits et notamment à l'activité des bandes apparaissant sous le nom de Techkilat-i Mahsoussé.

 

DOCUMENTS F et G :

Télégrammes adressés par le remplaçant du commandant de la XVe division de Césarée, khiralaï Chehabeddine bey à Khalil Redja bey , remplaçant du commandant de la Ve armée.

F, télégramme du 14 juillet 1915 [v.s.] portant le numéro d'ordre 1696 :

Le commandant de la garde m'informe que dans le district de Boghazlian, aucun signe de révolte n'est perceptible et que les villages de ce district habités par les Arméniens ont été,  pour ainsi dire, complètement nettoyés par les soins du kaïmakam et des mudir des groupes de villages. Non seulement les enfants des familles arméniennes qui restent ne circulent pas dans leurs propres villages, mais ils n'osent pas même mettre les pieds sur le seuil de leurs portes. Un des faits regrettables qui se manifestent dans ce district est le pillage sans merci qui se poursuit dans les villages arméniens, opéré par les gendarmes suppléants, les cavaliers circassiens, et par toute une foule composée de musulmans ; le Trésor public subit de ce fait des pertes énormes. C'est ce qui ressort du rapport du commandant de la Garde. Il est nécessaire de contrecarrer absolument cet état de choses, car il est inutile de souligner l'impression désastreuse que provoque ce pillage, qui peut grandement s'étendre et atteindre des proportions imprévisibles. Le remplaçant du commandant de division, Chehabeddine.

Cette copie est conforme à l'original, 27 janvier 1919, chef de la première division, capitaine Ismaïl Rifaat.

 

G, télégramme du 23 juillet 1915 [V.S.]7:

J'ai l'honneur de vous informer que, sur ordre du kaïmakam de Boghazlian, parmi les Arméniens de Boghazlian et des villages environnants, 3660 personnes ont été assassinées jusqu'à présent, d'après ce que [me] communique le commandant militaire de la place.

23 juillet 1915,

le remplaçant du Commandant de la XVe division,
Chehabeddine.

 

DOCUMENT H :

Télégramme confidentiel adressé par le Commandant du corps de gendarmerie de Boghazlian, Khouloussi bey, au Commandant du poste de garde de Yazi Tchini de Césarée, sans doute à la fin juillet 19158.

Un certain nombre d' Arméniens, traîtres à la patrie, relevant de votre compétence territoriale sont déportés, c'est-à-dire massacrés ; quant au commandant de la division, il a ordonné d'enlever, jusqu'au lendemain midi, les cadavres se trouvant dans ce même rayon. Sur ordre du kaïmakam de Boghazlian, il est recommandé de recouvrir les cadavres.

 

DOCUMENT I :

Télégramme adressé par le vali de Kharpout, Sabit bey, à la Sous-préfecture de Malatia, sans doute en 19159.

En dépit des injonctions réitérées on annonce qu'il y a sur les routes un très grand nombre de cadavres. Les inconvénients pouvant en résulter n'ont pas besoin d'être expliqués et le ministère de l'Intérieur a fait savoir que les fonctionnaires négligents devront être sévèrement punis. Afin d'enterrer soigneusement tous les cadavres existant dans vos limites, il faut charger de ce soin un nombre suffisant de gendarmes et quelques-uns des fonctionnaires en vue et les diriger immédiatement de tous les côtés.

 

DOCUMENT J :

Télégramme chiffré de Talaat adressé au Secrétaire général de la préfecture de Konia, sans doute le 9 février 1916 [22 février, n.s.}10.

Le texte du communiqué général concernant l'arrêt de la déportation des Arméniens a donné lieu, dans certains endroits, à une interprétation [erronée], selon laquelle plus aucun Arménien ne devait désormais être chassé. Pour cette raison, on le comprend, nombre de gens nuisibles parmi les personnes connues n'ont pas été éloignées. L'ordre qui a été donné d'ajourner la déportation des Arméniens signifie que doivent rester là où elles se trouvent toutes les personnes qui ne font partie ni de celles qui n'ont pas été jusqu'à présent déportées ni de celles qui sont sur le point de l'être. Autrement, cet ordre ne peut en aucun cas signifier qu'on ne doit pas chasser les individus depuis toujours traîtres envers le gouvernement et collaborant avec les comités [partis révolutionnaires]. S'il reste encore de pareils individus dans la préfecture ou les environs, et quelle que soit la raison pour laquelle ils n'ont pas été chassés jusqu'à présent, ils doivent immédiatement être rassemblés et dirigés sous surveillance vers [Deir-ez]-Zor, et leur nombre transmis. Nous communiquons cette disposition à titre général.

 

DOCUMENT K :

Télégramme adressé par Talaat au Bureau de l'lttihad de Malatia11

Anéantissez les Arméniens envoyés dans votre province et ceux qui sont rassemblés là. Toutes les responsabilités morales et financières sont les miennes.

 

DOCUMENT L :

Télégramme circulaire adressé par Talaat aux vali des provinces orientales12.

Exterminez sans aucune hésitation ni pitié les Arméniens, de l'âge d'un mois à quatre-vingt-dix ans. Attention, seulement, à ce le cela ne soit fait en ville ou à la vue de la population.

 

DOCUMENT M, N et O :

Télégrammes adressés par Behaeddine Chakir et Nazim, découverts lors de la perquisition à Nouri Osmanié13.

Exécutez point par point les ordres qui vous ont été donnés pour tuer les Arméniens. [M]

Avez-vous exécuté l'ordre qui vous a été donné auparavant de massacrer les Arméniens ? [N]


[O] , Cette dépêche codée a été envoyée par Behaeddine Chakir aux vali des provinces orientales et elle a été rédigée en forme de poème :


Que les armes ne retentissent point,
Que le soldat ne fasse rien,
Qu'il ne reste plus d'Arméniens !
Egorger les grands,
Choisir les belles,
Déporter les autres.

DOCUMENT P :

Télégramme adressé par Talaat au Comité de l'Ittihad de Malatia et découvert lors de la perquisition au siège de Nouri Osmanié 14

Assumant toute responsabilité, faites massacrer et disperser tous les Arméniens se trouvant dans votre secteur. La majeure partie des capitaux dont dispose notre siège provient des biens pris aux Arméniens. Les conditions que nous avons conclues avec nos émissaires vous permettront de vous faire une idée des valeurs acquises de cette façon : la plupart de nos émissaires sont, comme vous devez le savoir, des criminels sanguinaires que nous avons libérés. Ils ont juré que tout ce qu'ils pourront enlever aux Arméniens sera remis à notre siège central. Or, en dépit de cette convention, ils n'ont expédié à Constantinople que la moitié des biens enlevés. l'autre moitié a été répartie entre eux et chacun en a eu pour sa part 15 000 livres turques. Songez par conséquent quelle doit être l'importance des richesses accumulées à notre siège central.

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1)
Takvim-i Vekayi (Constantinople), n°3557, 25 mai 1919 (cité par KRI[2], pp 226-228) Les documents A, I', G, H, J, M, N, O a ont été traduits en français des textes arméniens qui sont eux-mêmes traduits des originaux turcs Si le sens général a été maintenu, il n'est pas exclu que quelques imprécisions demeurent Comme pour les documents Andonian, il serait utile de disposer en parallèle des trois textes : turc (osmanli), arménien et français. Dans le livre de KRI.[2] le texte turc (traduit de l'original osmanli) figure avec le texte arménien.
2)
Tribunal permanent des peuples, Le crime de silence le génocide des Arméniens, Paris, Flammarion, 1984, p. 82. Ce télégramme est  cité dans l'acte d'accusation du procès des Unionistes, Justicier..., op. cit., p. 265
3)
Ibid., p. 266
4)
Le crime de silence, op. cit., pp. 82-83
5)
Justicier..., op. cit., p. 265
6)
KRI.[2], pp.88-89
7)
Jamanag (Constantinople), 22 février 1919 (cité par KRI.[2], p. 61)
8)
KRI.[2], p.90
9)
Justicier.., op. cit., p.266
10)
KRI.[1], p. 241
11)
Ce document a été découvert lors de la perquisition à Nouri Osmanié. II fut publié par La Renaissance (Constantinople), 7 février 1919 (KRI.[2], pp.76-77) 
12)
The Armenian Review (Boston), vol XXVIII, n° 1, 1974, p. 26, et KRI.[2],pp. 77-78
13)
Ces trois télégrammes ont été publiés dans Jamanag (Constantinople), 11 décembre 1918 (KRI[2], p. 77) Dans le document O,  « les grands » signifie sans doute « les  notables » plutôt que « les adultes » Mais nous avons laissé cette traduction littérale avec son ambiguïté
14)
Journal d'Orient (Constantinople), 13 décembre 1918.
Ternon, Yves. Enquête sur la négation d'un génocide, Marseille, Parenthèses, 1989
Description : 229 p. couv. ill. 24 cm
ISBN : 2-86364-052-6
72, cours Julien 13006 Marseille (France)
ed.parentheses@wanadoo.fr
editions parenthèses

© Editions Parenthèses. Reproduction interdite sauf pour usage personnel.

Nous remercions Yves Ternon et les éditions Parenthèsed de nous avoir autorisés à reproduire ce livre

 
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