Yves Ternon

Enquête sur la négation d'un génocide

Chapitre I
La prevue par non

Au cours de son entretien avec Claude Lanzmann, rapporté dans Shoah, Raul Hilberg expliquait qu'il n'y a pas un seul document allemand où figure clairement l'ordre d'exterminer les Juifs et que le document qui s'en approche le plus est la lettre de Goering à Heydrich du 31 juillet 1941 où celui-ci reçoit l'ordre « d'entreprendre les préparations nécessaires concernant la solution complète de la question juive dans la sphère d'influence allemande en Europe1 » ; et que la formulation verbale la plus avancée est le mot « solution finale » ou « territoriale » de la question juive. Dans son discours prononcé à Posen, le 4 octobre 1943, devant les généraux S.S. à l'occasion de leur réunion annuelle, Himmler parle avec une franchise brutale de l'extermination du peuple juif, mais ce discours est une confidence entre « camarades »2. Lorsqu'un bureaucrate reçoit l'ordre oral d'anéantir une population, il est évident qu'il a déjà été informé de l'intention que sous-entend l'ordre de ses supérieurs. Il ne peut pas risquer de se tromper. Le responsable d'une telle entreprise exige un ordre écrit, même formulé de façon ambiguë qui lui permette de justifier ses actes. Mais un tel ordre ne peut être enregistré dans les archives officielles: compromettant, il doit rester secret.

Comme il ne faut pas attendre de l'organisateur d'une extermination un aveu, encore moins un exposé détaillé de son programme, on en est réduit pour reconstituer l'appareil à en découvrir les pièces cachées.

Le système de défense turc consiste à céder du terrain sur des points contingents pour renforcer le noyau dur de l'argumentation et le rendre crédible: il n'y a pas eu de plan d'extermination dressé par le gouvernement jeune-turc. S'il est fait allusion aux allégations actuelles de génocide, aux déportations d'Unionistes à Malte, aux ouvrages de Morgenthau et de Lepsius, voire aux documents Andonian, de le silence est total sur le procès des Unionistes qui s'est tenu à Constantinople de février à juillet 19l9. Les accusés le de ce procès étaient certes les ministres et hauts fonctionnaires des gouvernements de guerre turcs, mais derrière eux se profilait le spectre de l'organisation qu'ils avaient fabriquée et dédoublée d'une structure existante: l'Organisation spéciale ou Techkilat-i Mahsoussé. S'ils mentionnent cette organisation, les historiens turcs ne reconnaissent pas qu'une fraction en fut détachée et qu'elle fut chargée spécifiquement de l'extermination des Arméniens. Reconnaître l'existence de cette fraction, en décrire le fonctionnement, reviendrait à livrer le code de déchiffrement d'un secret jalousement gardé, bref à avouer ensemble l'intention, de la préméditation et l'exécution du crime. Personne ne parle de l'Organisation spéciale, ni dans les rapports de Lepsius et de Toynbee, ni dans le recueil de témoignages du Livre bleu anglais, ni même dans les lettres archivées à la Wilhelmstrasse. C'est la Commission Mazhar qui la découvre. Les documents Andonian eux-mêmes, outre leurs irrégularités, ne sont guère interprétables si l'on ignore les structures de l'organisation criminelle qui échangeait cette correspondance. Dirigeants politiques ou exécutants, les hommes cités dans ces documents sont complices d'un même crime. Ils ont été mis au courant et ils ont pour la plupart déjà formulé leur accord, sinon leur adhésion enthousiaste. Ils reçoivent une confirmation écrite ou des précisions sur les modalités d'exécution d'un programme qu'ils connaissent et qu'ils acceptent. Sinon, comment imaginer qu'un vali ou qu'un mutessarif reçoive sans être troublé l'ordre d'exterminer une partie de ses administrés et, plus, qu'il l'exécute ?

Paradoxalement, l'Organisation spéciale atteint d'emblée une perfection criminelle que les nazis n'ont obtenu, avec leurs moyens techniques supérieurs et leur esprit de système, qu'après des années de tâtonnements. Les nazis avaient à inventer une industrie d'anéantissement à l'échelle d'un continent, une machine de mise à mort sans précédent dans l'histoire. Dans l'exécution de ce programme, ils ont dépassé ce que l'esprit humain le plus pervers pouvait alors concevoir. Mais leur appareil administratif fut long à s'adapter à ces techniques perfectionnées. La bureaucratie du meurtre fut plus improvisée que pensée de longue date. Sans vouloir s'immiscer dans le débat qui oppose intentionnalistes et fonctionnalistes, et pour s'en tenir aux réflexions du meilleur spécialiste en ce domaine, Raul Hilberg, il est évident qu'ils ont adapté les techniques aux exigences de l'administration3. Organisation spéciale, au contraire, répondait à l'esprit de l'administration ottomane, experte en duplicité. La conception de sa structure était bien plus élaborée que ne le laissent supposer les pratiques anarchiques, maladroites, indécentes, inutilement cruelles et sauvages de ses membres. Il ne faut pas oublier que le génocide eut lieu vingt-cinq ans avant et dans un pays qui n'avait pas commencé sa révolution industrielle. Les Jeunes-Turcs ne disposaient pas des moyens de faire disparaître des millions d'être humains en un temps record. Mais l'intention criminelle était de même nature et c'est elle qui définit le concept de génocide. La Convention de 1948 sur le génocide concerne une catégorie criminelle mais ne précise pas les modalités d'exécution du crime. Le principal élément constituant le concept de génocide est la volonté d'anéantir un groupe. La création d'une Organisation spéciale chargée de cet anéantissement est la preuve de cette volonté. En d'autres temps, en d'autres lieux, il y eut identité d'intention.

En déroutant vers un examen de la forme la recherche de la preuve, la Société turque d'Histoire cherche à occulter la révélation du fond. L'analyse graphologique et syntaxique, l'examen des datations, des numérotations et des codages, dévient l'enquêteur sur une fausse piste. Il s'y fixerait si, justement, les guides ne pêchaient pas par excès de cynisme. Lorsque Orel et Yuca déclarent: « Comment trouverait-on des documents authentiques relatifs à un génocide imaginaire ? », ils établissent un lien trop rapide entre l'hypothèse et la conclusion. Une telle formulation se rapproche de celle des révisionnistes néo-nazis: les chambres à gaz n'ont pas existé puisqu'elles ont été détruites; les Juifs d'Europe n'ont pas été exterminés puisqu'il n'y a que des cendres et que les cendres ne parlent pas; il n'y a pas eu de centres d'extermination puisqu'ils ont été nivelés; ou, rapporté au cas arménien, il n'y a pas de preuve écrite de l'intention d'exterminer, donc le gouvernement turc n'a pas eu cette intention; il n'y a pas d'aveu écrit, donc toutes les accusations sont fausses, etc. Si, au contraire, on se fixe sur le fond, sur les événements qui se sont produits et qui sont indiscutables, si l'on se pose cette seule question : est-ce que tous les faits évoqués dans les documents Andonian ont eu lieu ? Si on accepte de considérer sous un autre angle la preuve de leur authenticité, force est de constater l'absence de ces irrégularités et de ces erreurs qui autorisaient un doute sérieux. Vahakn Dadrian a utilisé la « stratégie des dominos ». Il a examiné le contenu de ces documents à la lumière des matériaux disponibles et il fournit aisément des réponses positives aux questions posées par les documents Andonian : le ministre de l'Intérieur, Talaat pacha, pouvait-il avoir rédigé des télégrammes codés contenant de tels ordres ? Le Comité central de l'Ittihad a-t-il averti de l'extermination des Arméniens ses délégués spéciaux en province ? Les fonctionnaires ayant reçu et transmis les ordres du ministre de l'Intérieur les ont-ils exécutés ainsi qu'il leur était prescrit ? Ce raisonnement renverse le château de cartes péniblement édifié par le gouvernement turc. On s'aperçoit alors que les télégrammes et lettres publiés par Andonian ne sont qu'une part minime d'un ensemble de matériaux jadis réunis, présentés et publiés, mais dont les originaux ont aujourd'hui disparu et que la « preuve par non » se doit de traiter tous ces documents comme elle a traité les documents Andonian. Les archives réunies par la Commission Mazhar contenaient des dossiers identiques à celui d'Andonian. Andonian avait obtenu l'essentiel des sources disponibles concernant le vilayet d'Alep, point névralgique de la déportation et de l'extermination. Mais la Commission Mazhar avait colligé tous les documents disponibles dans les autres vilayet et elle avait les moyens d'y adjoindre les dépositions des responsables des massacres et des témoins turcs. Naïm bey détourna à son profit vers Andonian et l'Union nationale arménienne des pièces essentielles à l'instruction du dossier, d'autant plus essentielles qu'il s'agissait des seules archives préservées de la Sous-direction des déportés d'Alep, lieu de convergence de la déportation. Ces archives s'intégraient dans un ensemble : isolées, elles ont déjà une signification; mais restituées à l'ensemble, elles fournissent une vision globale du génocide des Arméniens, vision qui va bien au-delà de ce que révélaient les témoignages initiaux ou même les documents remis par Naïm bey à Aram Andonian. On y découvre une organisation souterraine qui reproduit, en en épousant les contours, la façade administrative. La réalité sordide serait peut-être demeurée enfouie derrière l'apparence bénigne si l'acharnement des négateurs n'avait contraint les chercheurs à fouiller plus profondément. Alors l'accusation devient plus terrible encore. On savait que le Comité Union et Progrès avait perpétré ce crime. On n'imaginait pas qu'il avait fait preuve d'un tel art de la dissimulation et que, incapable de cacher l'évidence à ses contemporains, il avait offert à sa postérité par la constitution d'archives anodines les moyens d'une négation structurée. Mais des documents postiches n'abolissent pas les événements. Les coupables trop parlé, trop écrit, ils en ont trop fait pour se raire au tribunal de l'Histoire. Les héritiers de ce crime encombrant ne peuvent espérer tirer profit du maquillages nécessaire à tout génocide pour tenter de fragiliser l’accusation portée contre leurs prédécesseurs.

retour sommaire suite
1)
Tribunal militaire international de Nuremberg, PS 710. Shoah, film de Claude Lanzmann, 1985
2)
Le texte intégral du discours de Posen a été publié dans F BAYLE, Psychologie et éthique du national-socialisme, Paris, P.U.F, 1952, pp. 425-450.
3)
R.HILBERG, The Destruction of European Jews, Chicago, 1967. La traduction française de cet ouvrage essentiel est parue chez Fayard en 1988.
Ternon, Yves. Enquête sur la négation d'un génocide, Marseille, Parenthèses, 1989
Description : 229 p. couv. ill. 24 cm
ISBN : 2-86364-052-6
72, cours Julien 13006 Marseille (France)
ed.parentheses@wanadoo.fr
editions parenthèses

© Editions Parenthèses. Reproduction interdite sauf pour usage personnel.

Nous remercions Yves Ternon et les éditions Parenthèsed de nous avoir autorisés à reproduire ce livre

 
Nous écrire Haut de page Accueil XHTML valide CSS valide