Yves Ternon

Enquête sur la négation d'un génocide

Chapitre II
La collecte des documents Andonian

La stratégie révisionniste repose sur le pilonnage d'un objectif focalisé, au mépris de l'environnement. L'objectif paraît isolé, indépendant d'un contexte. La définition de ce contexte rendrait en effet vaine la destruction de l'objectif. Celui-ci apparaîtrait tel qu'il est réellement : relatif. Ainsi, en centrant l'intérêt sur les seuls documents, les « experts » turcs s'abstiennent de considérer les deux cercles qui les entourent : les mémoires de Naïm bey et les commentaires d'Andonian, sauf sur certains points précis où ils se sont révélés fragiles. Une expertise bien conduite aurait dû procéder de la périphérie vers le centre, en s'inquiétant de savoir qui était Aram Andonian, comment il avait connu Naïm bey, de quelle manière ce dernier était entré en possession de ces papiers et à quelles conditions il a accepté de s'en dessaisir, et examiner les deux cercles périphériques, c'est-à-dire l'environnement défini dans les déclarations d'Andonian et celui décrit dans celles de Naïm bey avant de considérer les documents incriminés. Cette double enveloppe des documents apparaît singulièrement cohérente. Les contradictions introduites par Andonian viennent même renforcer cette impression de cohérence.

Commençons par l'itinéraire d'Andonian. Aram Andonian était un journaliste arménien. Il avait été arrêté une première fois à Constantinople au début de 1915 sur dénonciation d'un de ses collègues. Il était accusé d'avoir communiqué au Patriarcat arménien de Constantinople les rapports concernant l'assassinat de l'archimandrite Sahak et les massacres de Seert1. Le Conseil de guerre de Constantinople n'avait pu confirmer cette accusation. Dans le doute, il avait décidé de le révoquer et de le renvoyer à l'armée comme simple travailleur. Andonian s'était enfui et avait regagné Constantinople2. Il fut une des 235 personnalités arrêtées à Constantinople le 24 avril 1915. Le rapport Lepsius cite son nom dans une liste succincte publiée en 1916 : « Aram Andonian, publiciste3  ». Andonian ne fait pas dans son livre le récit de la première étape de sa déportation. Mais l'un des rares survivants parmi les victimes du 24 avril, le père Krikor Balakian, décrit dans ses mémoires l'itinéraire suivi par les intellectuels et notables arméniens déportés4. La grande rafle du 24 avril avait été organisée par le préfet de police de Constantinople, Bedri bey. Il avait, des semaines avant, adressé à tous les postes de police de la capitale, des ordres sous pli scellé à n'ouvrir qu'à un jour déterminé, le 11 (24, en nouveau style) avril 1915, jour de la Pâque arménienne. La liste des personnes arrêtées avait été établie par un collaborateur arménien, Artin Meguerditchian. Le matin du 24 avril, la police était prête. La première vague d'arrestation eut lieu dans la nuit du 24 au 25 avril. Les prisonniers passèrent le dimanche 25 avril dans l'école de la prison métropolitaine de la police où les rejoignirent les Arméniens arrêtés le dimanche matin. Dans la nuit du 25 au 26, les détenus furent conduits à la Direction de la police, fouillés et entassés dans des cars de l'armée turque. Le convoi, précédé par la voiture de Bedri bey, traversa Constantinople et se rendit à Saraï-Bournou, où les prisonniers furent embarqués pour traverser la mer de Marmara. Ils furent ensuite parqués dans la gare d'Haïdar- Pacha et montèrent dans un train spécial qui, sans arrêt, roula plus de vingt heures jusqu'à Ayach, près d'Angora. Là, le directeur de la prison métropolitaine de Constantinople qui accompagnait les déportés lut une liste de plus de 60 personnes qui concernait les prisonniers s'étant occupés de politique. Ceux-ci furent séparés des autres déportés et, à l'exception de 13 d'entre eux qui, après intervention en haut lieu, regagnèrent Constantinople, ils furent assassinés à Ayach. Le train gagna ensuite la gare d' Angora d'où les déportés se rendirent à Tchengri entre Angora et Kastamouni. Krikor Balakian donne la liste de 69 de ses camarades de déportation à Tchengri. Aram Andonian était l'un d'eux. Sur intervention de l'ambassadeur américain à Constantinople, Henry Morgenthau, 5 déportés furent libérés. Les 135 ou 140 Arméniens restés à Tchengri furent, après quelques semaines, séparés en deux groupes. Une nouvelle sélection de 56 déportés fut envoyée par convoi vers Deir-ez-Zor, c'est-à-dire vers la mort. Le mutessarif de Tchengri, Assaf, avertit le professeur Dikran Keleguian dont il avait été l'élève, qu'il avait intérêt à s'évader. Il lui montra un télégramme de Talaat: « Télégraphiez-nous directement et immédiatement combien d'Arméniens sont morts à l'heure actuelle et combien il en reste en vie. » Les prisonniers de Tchengri étaient protégés par le vali Mazhar bey qui refusait d'obéir aux ordres secrets de Talaat. Il fut amené à se démettre de ses fonctions et, à la fin juillet 1915, il fut remplacé par un membre du Comité central de l'Ittihad, Atif bey. Celui-ci organisa en août la mise à mort de la communauté arménienne du vilayet d'Angora. Au début d'août 19l5, les déportés demeurés à Tchengri furent séparés en trois groupes et envoyés vers Diarbékir. Aram Andonian faisait partie du deuxième convoi de 30 déportés. Il fut le seul survivant de ce convoi: il était tombé de voiture, s'était fracturé une jambe et avait été directement évacué sur un hôpital. Il y demeura quelques mois puis fut incorporé dans une caravane de déportés qui se dirigeait vers Alep. Arrivé à Tarse, il parvint à s'enfuir et à se cacher neuf mois. Il recueillit auprès de soldats arméniens cachés sous des noms turcs des renseignements sur les massacres qu'il s'efforça de faire parvenir au consul américain. Mais il fut arrêté avant de pouvoir les remettre et envoyé à Adana vers Mardine, ce qui signifiait alors la mort. Déjouant à nouveau la surveillance de ses gardiens, il erra le long de l'Euphrate5. C'est à ce moment, en 1916, qu'Andonian aurait rencontré Naïm bey, à Meskené dans le désert qui, d'Alep à Deir-ez-Zor, bordait l'Euphrate. Les déportés avaient été regroupés dans des camps improvisés. Chaque station de déportés était commandée par un mudir (directeur). Celui-ci recevait ses ordres de la Sous-direction d'Alep, c'est-à-dire d'Abdulahad Nouri bey. Naïm bey, qui s'appelle en réalité Naïm Sefa – et qui était à l'époque seulement effendi – raconte dans ses mémoires les circonstances qui l'avaient amené à Meskené6. Il occupait en 19l5 la fonction de secrétaire de la Régie des Tabacs à Ras el-Aïn, un des carrefours de la déportation, lorsqu'il fut placé à Alep comme secrétaire d' Abdulahad Nouri qui venait d'être nommé à la tête de la Sous-direction générale de l'installation des tribus et déportés. La mise en place du personnel chargé des déportations à Alep avait causé beaucoup de tracas aux responsables du ministère de l'Intérieur. Le directeur général, Choukri bey, s'était rendu lui-même à Alep pour trouver des hommes de confiance. Alep était en effet la pièce centrale du dispositif fictif de déportation.
Tous les déportés devaient passer par Alep avant de gagner « le lieu de leur exil », c'est-à-dire d'être dirigés selon deux axes: la Syrie au sud où des camps de regroupement étaient parfois installés ; l'Euphrate et la Mésopotamie à l'est où ils devaient disparaître. Il était donc indispensable que le gouvernement disposât à Alep d'un personnel de confiance. Or Choukri ne pouvait s'appuyer que sur Djemal bey, délégué par l'Ittihad d'Adana à Alep pour surveiller les opérations de déportation. Djemal bey avait en effet reçu ses ordres directement du Comité central d'Union et Progrès et s'était rendu à Alep afin de convaincre Ali Riza, le délégué du Parti à Alep qui se refusait à accomplir la mission d'extermination ordonnée par l'lttihad. Ali Riza, presqu'aveugle, avait préféré se retirer de la vie politique et avait pris un commerce. Djemal bey l'avait remplacé7. Le « délégué spécial » à Adana du Comité Union et Progrès représentait donc un pouvoir occulte chargé de surveiller le pouvoir officiel et autorisé à intervenir dans les domaines administratifs. Le vali ne pouvait rien faire sans son consentement. En fait, le vali d'Alep, Djelal bey, s'était opposé au projet du Comité central de l'Ittihad. Averti par une dépêche du ministère de l'Intérieur, il avait protesté par lettres et télégrammes. Il expliquait à la Sublime Porte – c'est-à-dire au gouvernement ottoman – que les mesures prises contre les Arméniens étaient contraires aux intérêts supérieurs de la patrie. Il adressa personnellement une lettre à Talaat8 ce qui lui valut d'être transféré à Konia. Mais son remplaçant, Bekir Sami bey, ne se montra guère plus coopérant. Talaat fit alors nommer au poste clé d'Alep son beau-frère, le vali de Bitlis, Mustafa Abdulhalik. C'était un spécialiste de l'extermination. Il venait de détruire les Arméniens de son vilayet : il avait en effet choisi de les exterminer pour la plupart plutôt que de les déporter. Le délégué Djemal bey, le vali Mustafa Abdulhalik et le Sous-directeur Abdulahad Nouri formaient donc un trio efficace à même de mener à bien la tâche que leur avait confiée l'Ittihad. Abdulahad Nouri était secondé par Eyoub Sabri bey, un homme corrompu, résolu à s'enrichir aux dépens des déportés, et le commandant de gendarmerie, Emir bey. Au début des déportations, c'est-à-dire à la fin de 1915, les déportés parvenus à Alep demeuraient dans des villages avoisinants et s'y organisaient. Puis, sur ordre de Constantinople, ils avaient été chassés et poussés le long de l'Euphrate où, la discipline se relâchant, ils s'étaient établis dans des bourgs, des villages, ou avaient été regroupés dans des camps improvisés. Ainsi, à Meskené, le mudir tcherkesse9, Hussein bey, ne montrait aucun zèle à exécuter les ordres venus d'Alep. Il avait été révoqué et remplacé par un homme plus efficace, Hakki bey. Avant la prise de fonction : d'Hakki bey, Naïm bey avait été chargé par Abdulahad Nouri d'assurer l'intérim. C'est à ce moment qu'Andonian le rencontra. Or Andonian brosse deux portraits différents de Naïm bey : flatteur dans son livre paru en 1920, beaucoup plus sévère dans une lettre qu'il adressa en juillet 1937 au docteur Marie Terzian10. Andonian reconnaît en outre dans cette lettre que son « ouvrage n'était pas un travail historique mais avait un but de propagande11 ». En 1919, il ne voulait pas discréditer Naïm bey. Il lui fallait un juste dans Sodome, un fonctionnaire honnête, entraîné malgré lui dans ce tourbillon et qui, rongé par le remords, révélait tout ce qu'il avait vu et dévoilait les secrets de l'organisation criminelle qui l'avait employé. Andonian reconnaissait que, sans dénaturer les faits, il avait idéalisé Naïm bey. En fait, c'était un « buveur, un joueur invétéré, un homme corruptible », mais « le fond de sa nature était bon [...] il respirait une confiance entière. On pouvait toujours se fier à lui12. » Andonian lui fit en effet confiance. Il s'en explique dans son livre: « Sorti sous escorte d'Adana pour être conduit à Mardine, mais ayant pris la fuite en cours de route, j'étais obligé de me cacher dans ce désert où finalement je venais d'échouer. Je n'ai jamais voulu pour cette raison m'approcher de Naïm bey malgré tout le bien qu'on me disait de lui13. » La vérité était en fait plus sordide, comme Andonian l'écrivit à Marie Terzian. Les déportés rapportaient gros aux fonctionnaires turcs. L'ancien mudir de Meskené, Hussein bey, gardait son troupeau de déportés pour mieux le tondre et Naïm bey fit de même quand il assura l'intérim. Il suggéra à quelques familles arméniennes de profiter de la confusion créée par la destitution du mudir pour s'enfuir. Il tendait la main pour fermer les yeux. Toutefois, pour avoir quelque chance de succès, cette évasion devait être organisée d'Alep. Aram Andonian fut chargé par les familles arméniennes qui projetaient de s'enfuir de négocier avec Naïm bey le prix de son silence et de joindre, à Alep un cocher arabe, Nakhli, à même d'assurer le transfert des évadés sans qu'ils risquent d'être dénoncés par les villageois arabes de la région, car Nakhli les connaissait. Naïm bey remit à Andonian une recommandation pour Nakhli. Andonian qui avait appris au cours de ses pérégrinations que la méfiance est la condition de la survie ne prit pas le raccourci indiqué par Naïm bey, tant il craignait un guet-apens et gagna la ville par un chemin détourné. L'opération fut néanmoins menée à son terme. Seize familles furent transférées à Alep ; chacune d'elles avait pris en charge un ou deux intellectuels arméniens qui se trouvaient à Meskené sans ressources. Plusieurs de ces évadés furent d'ailleurs arrêtés à Alep ultérieurement et confrontés avec Naïm bey qui avait alors repris son poste auprès d'Abdulahad Nouri. Naïm bey nia les avoir rencontrés à Meskené et, ajoute Andonian – lui aussi arrêté et aussitôt relâché grâce à de faux papiers – il ne se livra pas après à « un chantage en règle ». Il se contenta de grappiller de menues sommes. En fait, si on lit la lettre d' Andonian, c'était bel et bien un chantage détourné: « Certes, il pensait à ces personnes chaque fois qu'il se trouvait à court d'argent, ce qui arrivait souvent, mais en aucune occasion il ne s'est adressé directement à elles. D'habitude, il se servait de mon entremise, et comme ces gens étaient munis de ressources et que, d'autre part, ils gardaient une vive reconnaissance à Naïm bey, qu'ils considéraient justement comme leur sauveur, mon intervention ne demeura pas sans résultat. D'ailleurs, les sommes demandées par Naïm bey étaient des plus minimesl4. »
Naïm bey était donc bien un prévaricateur et, dès 1916, Andonian l'avait soudoyé. A Alep, Andonian fut caché par deux Arméniens assez extraordinaires, les frères Mazloumian15. Leur histoire mérite une parenthèse. La déportation des Arméniens, bien que systématiquement organisée, n'eut pas la rigueur des déportations exécutées ultérieurement par d'autres systèmes totalitaires. On était en Orient. Les traditions d'hospitalité, d'amitié, surtout de complicité dans les trafics d'influence et d'argent, n'avaient pas totalement disparu même chez les Unionistes16 les plus fanatiques. Les frères Onnik et Arménak Mazloumian étaient des amis personnel du vali, Djelal bey, et du Directeur de la police Fikri bey. Ils étaient propriétaires de l'hôtel Baron à Alep17. Cet hôtel était une véritable succursale de l'administration ottomane. Loin de collaborer avec les milieux officiels, les deux frères, les « Baron's », honoraient et régalaient les fonctionnaires sans leur épargner leurs critiques. Dès que les services de la déportation furent installés à Alep, les frères Mazloumian s'efforcèrent de les mettre sous influence afin de pouvoir intervenir occasionnellement auprès d'eux pour sauver une personne ou une famille. Ils bénéficiaient de la plus haute protection, celle du commandant en chef de la IVe armée et vice-roi de Syrie et de Palestine, Djemal pacha, et de l'amitié de son aide de camp, Nousred bey. Choukri bey, lors de sa visite à Alep, voulut détruire ce « repaire ». Djemal pacha s'y opposa. Quand le vali, Djelal, fut destitué, le nouveau vali, Bekir Sami bey, tomba à son tour sous l'influence des Mazloumian. C'est pourquoi Choukri exigea de Constantinople la destitution de Bekir Sami bey. Dès sa prise de fonction, Mustafa Abdulhalik joignit ses efforts à ceux de Choukri pour obtenir du ministère de l'Intérieur un ordre d'exil pour les Mazloumian et leurs familles à Mossoul, ce qui eût signifié pour eux une condamnation à mort. Djemal pacha intervint à nouveau et obtint qu'on les envoie à Jérusalem. Sur le conseil du vali du Liban, Ali Munif bey, et avec l'accord de Djemal pacha, ils partirent pour Zilé où ils furent en sécurité jusqu'à la fin de la guerre. Andonian les accompagna pendant deux ans et demi dans leur exil à Zilé. Il revint avec eux à Alep en octobre 1918.

Andonian revit à ce moment Naïm bey à Alep. Les déportés arméniens du Liban avaient été refoulés par la progression anglaise. A cette date, l'armée du général Allenby se tenait près de Damas; la chute d'Alep était imminente. La Sous-direction des déportés avait été fermée en mars 1917. Elle était devenue inutile, les derniers survivants ayant été massacrés. Andonian avait rencontré Naïm bey à l'hôtel Baron. Il l'avait convaincu de lui remettre des documents que le secrétaire avait prudemment subtilisés avant qu'ils ne fussent détruits selon les ordres formels du ministère de es l'Intérieur. Ces documents, l'assura-t-il, vaudraient de l'or ns s'il les vendait à des Arméniens18. Le récit qu'il fait de cet entretien dans son livre est tout autre. Naïm bey, contacté es par des amis d'Andonian, se serait ouvert à lui, lui aurait remis des documents « qui lui avaient passé par les mains lors de son emploi à la Sous-direction générale des déportés d'Alep et dont il avait conservé quelques-uns, redoutant on peut-être une responsabilité ultérieure19 ». Une partie de ces les documents avait été transcrite par Naïm bey sur place les avant la défaite turque. Les autres, qui avaient été dérobés dans le bureau d'Abdulahad Nouri, étaient des pièces originales qui furent remises à Andonian, lequel les photographia. Il y avait donc deux lots de documents : des copies à la main faites par Naïm bey et des originaux subtilisés par lui. Dans une note remise en 1921 aux avocats de Tehlirian, Andonian expliqua qu'il avait été chargé par l'Union nationale arménienne d'Alep de recueillir des témoignages en interrogeant les rescapés, témoignages qu'il était particulièrement habilité à interpréter puisqu'il avait pendant les années de guerre partagé leur sort20. Dès l'occupation d'Alep par les Anglais en octobre 1918, une Union nationale arménienne se constitua dans cette ville. C'était une antenne de l'Union générale arménienne de bienfaisance (U.G.A.B.), organisation dirigée par Boghos Nubar pacha, alors délégué à Paris du catholicos d'Etchmiadzine, et représentant – avec le délégué de la République arménienne – la défense des intérêts arméniens auprès de la future conférence de la Paix21. Nubar pacha avait donc chargé l'Union nationale arménienne d'Alep de recueillir une documentation sur les déportations et les massacres. Andonian poursuivit les négociations avec Naïm bey et acheta les documents après qu'ils ont été examinés par l'Union nationale arménienne, présidée par le catholicos Sahak, patriarche du siège suprême de Cilicie. Le patriarche fit examiner les deux lots remis par Naïm bey, c'est-à-dire les télégrammes que celui-ci avait recopiés et les originaux qu'il avait dérobés : ils parurent authentiques. Pour confirmer la fiabilité de ces matériaux, le catholicos désigna une commission d'expertise de neuf personnes, présidée par un médecin arménien protestant. Un Arménien catholique fut nommé vice-président de cette commission22. Ces experts disposaient d'autres documents portant en apostille l'écriture du vali, Mustafa Abdulhalik, et sa signature. Ils en comparèrent tous les détails, Après une semaine d'expertise, les apostilles des documents remis par Naïm bey furent authentifiées comme de l'écriture du vali et la signature identifiée comme celle d ' Abdulhalik. Au terme de ces expertises, l'Union nationale arménienne .décida qu'elle pouvait faire confiance à Naïm bey et Andoman lui remit la somme convenue. Dans sa lettre à Marie Terzian, Andonian présente Naïm bey comme « un être complètement amoral », mais Il ajoute cette nuance: « Il avait des vices pour lesquels il était disposé à vendre bien des choses, mais pas tout23. » En complément, Naïm bey rédigea sa confession sur des feuilles volantes qu'il remit en plusieurs fois à Andonian.

On peut s'interroger sur les motivations de Naïm bey. Dans ses mémoires, il décrit ses troubles et ses angoisses, en découvrant « qu'une grande nation avec ses femmes et ses enfants était condamnée à mort ». Mais il n'en a pas moins accompli les devoirs de sa fonction et transmis les ordres de son supérieur direct, Abdulahad Nouri. La confession de Naïm bey doit donc être interprétée en tenant compte du double intérêt de son auteur: vendre ses documents un bon prix et manifester sa répulsion en dénonçant les fonctionnaires qui avaient participé à l'entreprise d'extermination pour s'épargner une mise en accusation. Il faut également considérer la mission d'Andonian qui, au terme de l'expertise, fut chargé par l'Union nationale arménienne d'Alep de transporter les documents en Europe et de les remettre à la Délégation nationale arménienne auprès de la Conférence de la paix, ainsi qu'il fut « mentionné dans le laissez-passer qui m'a servi de passeport, délivré par les autorités militaires française à Alep24 ». On peut en outre s'étonner que l'Union générale arménienne, au lieu de remettre les documents de Naïm bey à la commission d'enquête instituée par le gouvernement turc pour instruire les procès intentés contre les anciens dirigeants des gouvernements de guerre, les ait subtilisés pour les faire parvenir en Europe où ils furent traduits et publiés. Cette action illicite s'explique par les intérêts contradictoires qui déchirèrent l'Empire ottoman après la chute des gouvernements contrôlés par l'Ittihad, l'armistice de Moudros et l'occupation partielle de la Turquie par les troupes alliées.

retour sommaire suite
1)
Le vartabed Sahak venait d'être nommé au siège épiscopal d'Erzindjan. Il fut assassiné par des tchétés (bandes d'irréguliers) près de Sivas, Ce fut l'une des premières victimes des massacres de 1915.
2)
Cf. la préface de David Beg au livre d'Andonian, op. cit., p.9.
3)
J. LEPSIUS, Rapport secret sur les massacres d'Arménie, Paris, Payot, 1918 (rééd. 1987), p.214.
4)
K BALAKIAN, Le golgotha arménien [en arménien], tome I: Vienne, 1920, tome 2 : Paris, 1959 (rééd. : Beyrouth, 1977) [note Imp. : l'ouvrage a depuis été publié en français : Le Golgotha arménien, trad. H. Bédrossian, Paris, Le Cercle d'écrits caucasiens, vol. 1, 2002. ; vol. 2, 2004]
5)
Préface de David Beg, A. ANDONIAN, op. cit., p. 10
6)
Ibid., pp. 21-30..
7)
Cf. les doc. n°1 et n° 2 d'Andonian : lettres adressées à Djemal en mars et avril 1915
8)
La Renaissance (Constantinople), 13 décembre 1918.
9)
Le mudir est, en fait, élu par les habitants d'un village. Il est chargé de la police et des finances, alors que le moukhtar, nommé par le gouvernement, remplit les fonctions proprement administratives.
10)
Justicier du génocide arménien, Le procès de Tehlirian, Paris, Editions Diaspora, 1981, pp. 230-237 (le livre sera cité plus loin sous la référence Justicier...).
11)
Ibid., p.232.
12)
Ibid., p.234.
13)
A. ANDONIAN, op. cit., p. 13
14)
Justicier..., op cit, p. 236 Dans son livre (p 13) Andonian déclare au contraire que Naïm bey ne monnaya pas son silence.
15)
Andonian en parle sans révéler l'aide qu'ils lui ont apportée (op. cit., p. 27).
16)
Les Unionistes ou Ittihadistes étaient les membres du Comité Union et Progrès.
17)
Baron signifie « Monsieur » en arménien Il y a toujours à Alep un hôtel Baron tenu par le fils d'Onnik Mazloumian.
18)
« Lettre à Marie Terzian », Justicier., op. cit., p. 237.
19)
A. ANDONIAN, op. cit., p. 16.
20)
Justicier..., op. cit., p.224-225 Cf. infra sur le procès de Soghomon Tehlirian, qui avait en 1921 exécuté Talaat pacha.
21)
Le catholicos est le chef suprême de l'église arménienne apostolique Il demeure à Etchmiadzine près d'Erevan. Depuis mai 1918 existait une République arménienne indépendante dont le gouvernement se tenait à Erevan, la capitale. Deux représentations arméniennes avaient été envoyées à Paris. Elles parvinrent avec difficulté à s'accorder sur le contenu des propositions qu'elles soumirent à la conférence de la Paix. Il existait également un autre catholicossat, en partie subordonné à Etchmiadzine, qui siégeait à Sis, en Cilicie et qui fut ensuite transféré à Antélias au Liban.
22)
DAD.[1], p.324 et note 26, p.346, d'après un rapport anglais du 4 mars 1919 KRI[1], p.232 Justicier, op cit, p..237.
23)
Ibid., p.237, c'est Andonian qui souligne.
24)
Ibid., p. 225. Au terme d'un accord passé avec les Anglais, les troupes françaises occupaient la Syrie depuis le début de 1919.
Ternon, Yves. Enquête sur la négation d'un génocide, Marseille, Parenthèses, 1989
Description : 229 p. couv. ill. 24 cm
ISBN : 2-86364-052-6
72, cours Julien 13006 Marseille (France)
ed.parentheses@wanadoo.fr
editions parenthèses

© Editions Parenthèses. Reproduction interdite sauf pour usage personnel.

Nous remercions Yves Ternon et les éditions Parenthèsed de nous avoir autorisés à reproduire ce livre

 
Nous écrire Haut de page Accueil XHTML valide CSS valide