031 – Talaat Pacha est-il aujourd'hui désavoué en Turquie?
Non. Au contraire, un mausolée a été édifié à sa mémoire en plein cœur
d'Istanbul, sur la colline des Martyrs. Un boulevard porte son nom à Ankara.
32 – Quel sort a été réservé à Soghomon Tehlirian ?
Preuve de l'émotion qu'avait soulevée le génocide dans le monde entier,
Tehlirian a été acquitté à l'issue de son procès à Berlin, la même année: le
tribunal le juge « non coupable d'avoir tué » Talaat, condamné à mort par
contumace avec d'autres hauts personnages « parce qu'ils ont accompli le plus
odieux crime que l'histoire de l'humanité connaisse à l'encontre des Arméniens
». Ses défenseurs arguent aussi de la nécessité pour l'Allemagne de se
désolidariser de ce crime dont l'opinion internationale la juge complice. C'est
à partir de ce procès qu'un jeune juif polonais étudiant en droit, Raphael
Lemkin, qui inventera plus tard le terme «génocide », commence à s'intéresser à
la question de la pénalisation des crimes d'État.
033 - Que représentait la population arménienne de Turquie avant le génocide ?
Selon le dénombrement ottoman de 1914, les Arméniens n'auraient été que
1,3 million. Le patriarcat de l'Église arménienne à Istanbul, responsable de
l'état civil de sa communauté et dont l'estimation est certainement plus proche
de la vérité, en recensait plus de 2,2 millions en 1912.
034 - Depuis quand les Arméniens vivaient-ils sur ces terres ?
La présence des Arméniens est attestée depuis trois mille ans. La légende
veut que Haïk, l'ancêtre éponyme (les Arméniens s'appellent eux-mêmes Hai; et
leur pays Haïastan), fils de Thorgom, petit-fils de Gomer, luimême petit-fils de
Noé, fuyant la tyrannie de Bel, roi de Babylone, se soit installé avec sa tribu
dans une vallée au pied de l'Ararat. Haïk tue Bel, lancé à sa poursuite, et
devient le chef de la nation arménienne. Ce récit, qui confère aux Arméniens une
place prééminente dans la tradition biblique, indique l'ancienneté de leur
installation dans une région d'antique civilisation. Il est généralement admis
que les proto-Arméniens auraient pénétré en Anatolie, à partir de la péninsule
des Balkans, vers 1.200 av. J.-C., et qu'ils faisaient partie des tribus
thraco-phrygiennes qui s'avancèrent jusqu'au centre de l'Asie Mineure. Les
Arméniens s'en seraient détachés, s'emparant progressivement, entre les VIIe et
VIe siècles av. J.-C., du royaume d'Ourartou, et absorbant ses populations
caucasiennes. Leur présence sous le nom d'« Arméniens» est attestée au VIe
siècle av. J.-C., à la fois par des sources perses (stèle de Behistoun, 521 av.
J. -C.) et grecques (Hérodote).
35 – En quoi les Arméniens forment-ils une communauté particulière?
Les Arméniens ont eu très tôt une organisation étatique dont ils ont
conservé la mémoire. Leur langue, qui appartient à la famille indo-européenne, a
été dotée, depuis le début du Ie siècle, d'un alphabet propre de trente-six
lettres (plus deux ajoutées au XIIIe siècle), ce qui a permis
de traduire des œuvres du patrimoine universel - dont la Bible et de nombreux
textes patristiques - et, surtout, de produire une littérature et une
historiographie nationales. L'attachement à la foi d'une nation qui se
revendique comme la première à avoir adopté le christianisme comme religion
officielle (314) et qui a résisté aux persécutions - des empires musulmans à
l'État soviétique athée - constitue aussi un pilier de l'identité. La fusion du
sentiment national et du sentiment religieux, institutionnalisée par le système
des millet (<< nation» au sens ethno-confessionnel, qui regroupe les
non-musulmans) dans l'Empire ottoman, n'a commencé à se séculariser qu'au cours
du XIXe siècle, avec l'apparition d'une intelligentsia laïque moderne
dépossédant progressivement l'Église de son monopole éducatif, culturel,
caritatif, sinon politique, mais sans mettre fin à son caractère de pôle
d'unité.
36 – Qu’elle est la particularité de la religion arménienne?
L'Église arménienne se prévaut d'une origine apostolique. Selon la
tradition, l'Arménie aurait été évangélisée par les apôtres saint Barthélémy et
saint Thaddée, l'un et l'autre martyrisés. La conversion du royaume a lieu sous
Tiritade III, grâce à l'action de Grégoire l'Illuminateur. Très tôt, l'Église
arménienne proclame son autocéphalie (fin du IVe siècle) et se
sépare de l'Église orthodoxe grecque de Constantinople lors du schisme d'Orient
(concile de Chalcédoine, 451) pour des raisons à la fois théologiques (débat sur
la double nature du Christ) et politiques (refus de la prééminence du patriarche
grec, primat d'une Église impériale). La rupture est entérinée en 609.
37 – L’Église arménienne dépend-elle du pape?
Non. L’Église apostolique arménienne n'est ni orthodoxe, ni catholique et
a sa propre hiérarchie. La structure juridique reflète l'éclatement de la
nation, avec deux patriarcats (Jérusalem, Istanbul) et deux catholicossats,
celui de la Grande Maison de Cilicie, aujourd'hui à Antélias (près de Beyrouth),
et celui d'Etchmiadzine près d'Erevan. Le catholicos d'Etchmiadzine a une
primauté d'honneur en tant que catholicos de tous les Arméniens. Mais il existe
aussi une minorité de catholiques arméniens (de rite oriental ou de rite latin,
environ 10 % de fidèles) qui dépendent donc du pape, ainsi que des protestants
(environ 5 %), convertis par les missionnaires occidentaux.
38 – Les Arméniens étaient-ils une population allogène?
Non. Avant la conquête ottomane les Arméniens ont déjà une longue histoire,
riche mais turbulente. Périodiquement dévastée
par les invasions et les conflits entre empires rivaux (romain, parthe,
byzantin, arabe, turco-mongol, persan), elle connaît une succession de phases
d'indépendance et de sujétion, d'unification et de morcellement, de périodes
sombres entrecoupées d'âges d'or (royaume bagratide d'Ani, IXe - XIe
siècles, ou de Petite Arménie en Cilicie, XIe - XIVe
siècles). Ce dernier royaume, allié aux principautés franques du
Levant, disparaît en 1375, à la fin de l'ère des Croisades. Dès lors, l'Arménie
est disputée et partagée entre deux empires (ottoman et persan), avant
l'apparition d'un troisième protagoniste (la Russie tsariste) qui en conquiert
les provinces orientales en 18281829.
39 – Les Arméniens massacrés étaient-ils des citoyens ottomans ?
Oui. Les Arméniens étaient des sujets de l'Empire ottoman, dont l'égalité
de droit avec les musulmans avait été finalement reconnue par la première
Constitution ottomane octroyée en 1876, suspendue par Abdulhamid Il en 1878 puis
rétablie en 1908 par la révolution jeune-turque. Ils avaient d'ailleurs des
députés élus au Parlement ottoman depuis cette révolution.
40 - En tant que chrétiens, les Arméniens jouissaient-ils des mêmes droits que
les musulmans ?
En tant qu' « infidèles » (giaour) dans un État théocratique musulman,
tout comme les autres non-musulmans, juifs et chrétiens, les Arméniens avaient
été jusqu'à la révolution de 1908 soumis au statut discriminatoire des dhimmi («
protégés ») qui, en tant que « Gens du Livre » et monothéistes, leur assurait
une certaine autonomie culturelle et religieuse au sein de leur millet (« nation
» ethno-confessionnelle) respectif, mais les soumettait à des contraintes et
impôts spécifiques (comme la djizya, ou capitation, pesant sur les mâles pour
compenser le fait qu'ils n'avaient pas le droit de détenir des armes et de faire
leur service militaire). Ils pouvaient aussi être, à l'instar des juifs, l'objet
de stéréotypes méprisants. Le développement social et économique, la renaissance
culturelle du XIXe siècle, l'influence des idées des Lumières et de
la Révolution française vont rendre cette situation insupportable et susciter
des mouvements d'émancipation politique.