André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

Chapitre XV

La Question arménienne depuis la déclaration de Paris jusqu’à la Conférence de Lausanne

LES PROPOSITIONS de la Conférence de Paris ne réussirent pas à ramener la paix dans le Proche-Orient. Le gouvernement d’Angora demanda en effet l’évacuation de l’Anatolie par les Grecs dès la conclusion de l’armistice, et cette condition ne fut pas acceptée par le gouvernement d’Athènes[354].

Au surplus, les relations entre Kémalistes et Bolchéviks traversaient une phase d’amitié des plus démonstratives. À la Conférence de Gênes, la Russie bolchéviste était intervenue avec beaucoup d’insistance, quoique sans succès, en faveur de l’admission de la Turquie, et l’accord germano-bolchéviste de Rapallo avait été salué, à Angora, avec la plus vive sympathie[355]. À un banquet, donné le 7 juillet 1922, à Angora, par l’ambassadeur bolchevik, le camarade Aralov, celui-ci insista, dans un discours, sur le front uni que tout l’Orient formait contre l’Occident. Et Moustapha Kémal Pacha, comme s’excusant de ses conversations avec les Alliés, déclara : « Les liens de la Turquie avec les peuples de l’Orient tels que la Russie, la Perse, l’Azerbeïdjan, l’Afghanistan, ne sont pas fondés seulement sur des sentiments, mais sur certains principe : plus réels, plus matériels, immuables. Par conséquent, il n’est pas juste de croire que nos ennemis peuvent s’introduire entre nous et, par des insinuations quelconques, relâcher ces liens solides. Nos amis peuvent être tout à fait sûrs que nous autres Turcs pouvons avoir des contacts aussi bien avec des ennemis sans que cela puisse ébranler nos liens sincères »[356].

Le conflit gréco-turc fut enfin résolu par l’offensive de l’armée kémaliste. Déclanchée le 25 août, elle se termina par une victoire foudroyante sur l’armée grecque démoralisée et désorganisée et par l’entrée dés Turcs à Smyrne le 9 septembre 1922[357].

Cette victoire des Turcs modifia définitivement la situation générale en leur faveur.

Une nouvelle divergence de vues qui au même moment éclata entre les Alliés vint encore aider les Kémalistes. Elle avait trait à l’attitude à adopter en présence de l’avance des troupes turques qui menaçaient les Détroits et Constantinople. L’Angleterre se déclara décidée à repousser par la force toute tentative des Kémalistes de violer les zones neutres établies par les Puissances autour du Bosphore et des Dardanelles et elle renforça ses troupes sur les. Détroits. La France et l’Italie, tout en partageant le point de vue britannique sur la nécessité de maintenir la liberté des Détroits, se proclamèrent opposées à une politique d’action militaire, et elles retiraient leurs détachements de Tchanak (19 septembre). Cette différence d’attitude, qui procédait d’une divergence dans l’appréciation aussi bien de la psychologie turque après la victoire que de la répercussion que l’emploi de mesures militaires aurait pu exercer sur le monde musulman, domina encore la Conférence qui allait quelques mois plus tard se réunir à Lausanne et exerça la plus tragique influence sur le sort des Chrétiens turcs[358].

L’accord finit cependant par se réaliser, entre les trois gouvernements alliés, sur les nouvelles concessions à faire aux Turcs ; et, le 23 septembre, ils adressèrent au gouvernement d’Angora une invitation à participer à une Conférence ayant pour objet la négociation du traité de paix définitif entre la Turquie, la Grèce et les Puissances alliées. Les gouvernements alliés proposaient leur intervention pour provoquer, avant l’ouverture de la Conférence, le retrait des forces grecques sur une ligne déterminée, en demandant, en retour, que le gouvernement d’Angora s’engageât à n’envoyer ni avant, ni pendant la Conférence, des troupes dans les zones neutres et à ne pas franchir les Détroits, ni la mer de Marmara, et en même temps ajoutaient « qu’ils considéraient avec faveur le désir qu’avait la Turquie de récupérer la Thrace jusqu’à la Maritza et Andrinople ». La protection des minorités de race et de religion « sous les auspices de la Société des Nations » était en outre mentionnée par eux, à côté de la liberté des Détroits, comme étant une des conditions de la paix future. Mais la question du Foyer arménien était complètement passée sous silence.

Dans sa réponse du 4 octobre, le gouvernement d’Angora accepta l’invitation à la Conférence de la Paix et prit « note avec satisfaction de la reconnaissance de ses droits incontestables sur la Thrace », faisant pour le reste cette déclaration ambiguë que « la liberté des Détroits, à la condition d’assurer la sécurité de Constantinople et de la mer de Marmara, ainsi que la sauvegarde des droits des minorités, dans la limite où elle est compatible soit avec l’indépendance et la souveraineté de la Turquie, soit avec les exigences de la pacification effective de l’Orient, étant également désirées par nous, il n’y a pas, en principe, désaccord à ce sujet »[359].

La situation militaire jusqu’à la décision de la Conférence de la Paix et l’évacuation de la Thrace orientale par les Grecs furent expressément réglées par un armistice : l’armistice de Moudania du 11 octobre 1922[360].

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354)

La Grèce accepta la proposition d’un armistice immédiat sur la base du statu quo, pour la période des négociations de paix ; la Sublime Porte se déclara prête à envoyer ses délégués à la Conférence de Paix, tout en insistant sur l’opportunité d’assurer que l’évacuation de l’Anatolie se fît avec le plus de célérité possible (Note du 8 avril 1922 ) ; quant au gouvernement d’Angora, il posa formellement, comme condition de son acceptation des négociations de paix, que l’évacuation de l’Asie Mineure par les Grecs commençât dès la conclusion de l’armistice et se terminât dans quatre mois (Réponse d’Angora du 5 avril 1922). Les Alliés par leur Note du 15 avril au gouvernement d’Angora, dont copie fut communiquée à la Porte, ne consentirent point à l’évacuation immédiate, mais se déclarèrent disposés à avancer la date d’évacuation de l’Anatolie qui serait commencée dès l’acception de l’ensemble des conditions de paix (Note des Alliés du 15 avril 1922). En réponse, le gouvernement d’Angora insista sur son point de vue relatif à l’armistice, se déclarant néanmoins prêt à entrer dès à présent en négociations préparatoires verbales avec les Alliés (Note du gouvernement d’Angora du 23 avril 1922) et la Porte fit, le 29 avril, une réponse semblable (V. l’Europe Nouvelle du 8 juillet 1922, n° 27 ; The Times du 25 avril et du 1er mai 1922 ; Le Temps du 22 mai 1922).

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355)

V. là-dessus l’intéressant chapitre « la Révélation de Gênes » dans le livre d’Orner Kiazim, Angora et Berlin, p. 43-56.

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356)

Hakimiet-i-Millié du 9 juillet 1922.

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357)

L’armée grecque en retraite se rendit coupable de dévastations et d’excès qui furent reconnus et déplorés par les Grecs eux-mêmes. Mais les excès d’une armée en débandade ne sauraient, aux yeux du monde civilisé, excuser les horreurs commises à Smyrne par les Turcs victorieux, pillant et brûlant les quartiers chrétiens de la ville, massacrant des milliers de Grecs et d’Arméniens, déshonorant leurs femmes et leurs filles et déportant vers l’intérieur des milliers d’autres Chrétiens. Les nombreux témoignages qu’un écrivain français pénétré des plus nobles traditions de sa patrie, M. René Puaux, a réunis dans ses émouvantes brochures : La mort de Smyrne et Les derniers jours de Smyrne ne laissent subsister sur la culpabilité des Turcs aucun doute et relèguent dans le domaine de la pure fantaisie les légendes absurdes de turcophiles impénitents qui tâchèrent d’attribuer l’incendie des quartiers chrétiens aux Chrétiens eux-mêmes.

Au mois de février 1924, le correspondant de la Chicago Tribune a télégraphié de Constantinople à son journal que le gouvernement américain vient d’adresser, par l’intermédiaire de l’amiral Bristol, son Haut-Commissaire à Constantinople, au gouvernement d’Angora une demande d’indemnités pour les pertes subies pendant l’incendie de Smyrne par le consul général d’Amérique et ses vice-consuls, en basant cette demande sur l’entière responsabilité de l’armée turque dans ce désastre (Daily Telegraph du 27 février 1924).

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358)

Dans son discours du 10 novembre 1922 à la Chambre française, au sujet de l’affaire de Tchanak, le Président du Conseil français, M. Raymond Poincaré, a donné lecture de son télégramme au chargé d’affaires de France à Londres, du 18 septembre 1922, où, entre autre choses, il disait :

« Le gouvernement français est, quoi qu’en dise la presse britannique, tout à fait étranger à l’offensive turque. Il l’a même nettement déconseillée ; mais elle s’est produite, et on ne peut négliger aujourd’hui les résultats qu’elle a eus. Ce ne sont pas seulement les Kémalistes, ce ne sont pas seulement tous les Ottomans, ce sont tous les Musulmans qui se réjouissent de l’évacuation de l’Asie Mineure. La victoire turque a des répercussions jusqu’en Tunisie, en Algérie et au Maroc. Il est inévitable qu’elle ait surexcité les espérances des Kémalistes, et il serait, à notre avis, extrêmement périlleux de blesser en ce moment, par des mesures imprudentes, l’amour-propre national des Turcs.

« Nous restons résolument partisans de la liberté des Détroits et nous serions disposés à la mettre sous la sauvegarde de la Société des Nations, ou à envisager, au besoin, d’autres combinaisons internationales acceptables pour la Turquie, mais nous croyons impossible, dans les circonstances actuelles, de refuser à la Turquie, sous réserve du contrôle sur la liberté des Détroits, la souveraineté dans la presqu’île de Gallipoli comme à Constantinople, la ligne de la Maritza et Andrinople.

« Nous avons la conviction que, si les Alliés étaient immédiatement d’accord pour reconnaître à la Turquie ces droits et ces limites, l’armée kémaliste renoncerait à l’idée de traverser les Dardanelles ou de prendre Constantinople de force.

« Si, au contraire, l’Angleterre adopte une attitude négative et comminatoire, les Turcs, loin d’être intimidés, se trouveront poussés à la violence et attaqueront sans doute non seulement les Détroits, mais Mésopotamie et la Syrie. Une véritable guerre s’engagera et, pour avoir raison des Turcs, il faudra envoyer en Orient des forces considérables, ce que la France, quant à elle, ne peut ni ne veut faire » (Asie française, n° 206, p. 416).

Dans la suite de son discours du 10 novembre, M. Poincaré a fait le récit de ses pourparlers à Paris avec lord Curzon qu’il avait fini par convaincre d’accepter la proposition française de promettre aux Turcs la Thrace jusqu’il la Maritza, après quoi (le 23 septembre) furent adressées à Moustapha Kémal les propositions de paix des Alliés. M. Poincaré établit, en outre, que c’est à la suite de l’intervention de M. Franklin-Bouillon que Moustapha Kémal Pacha ordonna l’arrêt de ses troupes et proposa une réunion à Moudania pour discuter les conditions de l’armistice. Quant aux négociations à Moudania, il y a eu « coopération constante des Alliés, qui a assuré le maintien de la paix » (Asie française, n° 206, p. 417-419).

Voici, d’autre part, les paroles prononcées à propos de l’affaire de Tchanak, par le Premier ministre d’Angleterre, M. Lloyd George, dans un discours à Manchester, le 15 octobre 1922 :

« On me dit que nous avions raison, dans notre but d’empêcher les Turcs de pénétrer en Europe, d’empêcher un massacre à Constantinople et d’assurer la liberté des Détroits. Tout cela était très bien, me dit-on, mais nous n’aurions pas dû employer la force, nous aurions dû discuter avec les Turcs. Nous aurions pu les convaincre. Le Turc est un Monsieur que l’on peut persuader très facilement.

« Regardons les faits bien en face : le général Harrington, dans un message qu’il a publié hier, a attribué son succès dans une grande mesure au fait que des renforts lui ont été envoyés et, si vous aviez un doute à ce sujet, relisez le discours qu’il a prononcé devant les Turcs.

« Le général Harrington doutait que les Turcs signassent, et ce fut son dernier appel. Il dit aux Turcs que la conciliation avait été portée à la limite extrême et avertit Ismet Pacha que la Grande-Bretagne avait sur les lieux une grande et puissante flotte, un grand nombre d’avions et de canons et des effectifs d’infanterie certainement non négligeables, c’est-à-dire que la Grande-Bretagne serait un ennemi très redoutable, mais un ami très précieux. Eh bien, c’est la sorte de choses que le Turc comprend et je ne suis pas du tout surpris que cela ait fait une grande impression.

« Imaginez un moment ce qui serait arrivé. Nos autorités navales et militaires nous ont dit que nous ne pouvions pas assurer la liberté des Détroits pour le commerce si nous ne gardions pas les deux rives. Les Turcs ont avancé sur nous. Les Français se sont retirés et les Italiens ont suivi ceux-ci de près.

« On nous a dit, dans des discours et dans la presse, que nous aurions dû faire ce que nos Alliés faisaient. Supposez que nous ayons suivi fidèlement les Français. Les forces kémalistes auraient occupé Tchanak. Les Détroits auraient été ensuite franchis. Gallipoli était occupé par un très faible bataillon sénégalais qui avait reçu l’ordre de ne pas tirer sur les Turcs. Les deux rives des Détroits auraient été aux mains des Kémalistes.

« Pensez-vous que vous les auriez fait sortir ? Vous seriez allés à la Conférence de la paix et auriez dit : “Voulez-vous, s’il vous plaît, vous en aller de Tchanak et de Gallipoli ?” Kémal aurait répondu : “Non. Nous garantirons les Détroits pour vous”.

« Se serait-il trouvé quelqu’un pour déloger les Turcs ensuite de ces positions s’ils n’avaient pas cédé à la Conférence ? Non, naturellement. Vous savez ce qu’il en coûte avant de le tenter. Tenir une position est très différent. Quelque chose serait arrivé dans le Bosphore : les Turcs auraient pénétré à Constantinople. Le général Harrington nous a prévenus qu’il y avait 15.000 à 20.000 Turcs des plus fanatiques à Constantinople, tout prêts. Vous savez ce qui serait advenu. Pensez-y. C’eût été trop horrible si nous leur avions permis de passer » (Journal des Débats, 16 octobre 1922).

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359)

V. L’Asie française, n° 205, p. 353-354 ; n° 206, p. 421.

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360)

Cet armistice décida le maintien des troupes alliées sur les territoires où elles étaient stationnées et fixa les modalités de l’évacuation, par les Grecs, sous le contrôle des troupes alliées, de la Thrace orientale et celles de la réinstallation dans ce pays de l’administration locale et de la gendarmerie turques. Le gouvernement d’Angora s’engagea à ne pas transporter de troupes et à ne lever ni entretenir une armée en Thrace orientale jusqu’à la ratification du traité de paix. Comp.

l’Asie française n° 205, p. 328-330 et 354-356.

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Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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