André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

Chapitre XIV

La Conférence orientale de Paris de 1922

LA CONCLUSION de l’accord d’Angora devait nécessairement se faire sentir, tôt ou tard, sur le théâtre de la guerre turco grecque puisque, à la suite de la cessation de l’état de guerre entre la France et la Turquie prévue par l’article 1er de cet accord, les Kémalistes pouvaient désormais y jeter dans la balance des troupes rendues disponibles. L’Angleterre allait donc avoir à compter avec la possibilité d’un nouvel affaiblissement du facteur grec qui jouait un rôle si considérable dans sa politique en Proche-Orient. Un autre motif détermina encore la Grande-Bretagne à modifier quelque peu son attitude vis-à-vis de la Turquie. La fermentation révolutionnaire qui régnait aux Indes devait aussi faire incliner le gouvernement anglais à composer avec les Turcs. Certes la question du Califat n’était qu’une des nombreuses causes qui y avaient provoqué cette fermentation, mais elle était une des plus agissantes. La révolte des Moplas musulmans du Malabar ne put être réprimée qu’en répandant beaucoup de sang[348], et les résolutions de divers Congrès, aussi bien hindous que musulmans, continuèrent à réclamer « la réparation des torts faits au Califat », en même temps que l’autonomie : la « désobéissance civile » fut votée par ces assemblées et des milliers de personnes furent emprisonnées par le gouvernement[349] ; le vice-Roi finit par faire arrêter et juger Gandhi lui-même, le chef des autonomistes. Mais presqu’aussitôt après, dans les premiers journées du mois de mars 1922, lord Reading envoya au secrétaire d’État pour les Indes, M. Montagu, un télégramme exposant au gouvernement britannique l’intensité des sentiments de l’Inde en ce qui touchait la nécessité d’une révision du traité de Sèvres et insistant, en prévision d’une nouvelle Conférence orientale, au nom du gouvernement de l’Inde, sur les trois, points suivants : évacuation de Constantinople, suzeraineté du Sultan sur les Lieux Saints et restitution à la Turquie de la Thrace orientale (y compris Andrinople) et de Smyrne[350].

Les nouvelles dispositions, plus favorables aux Turcs, de l’Angleterre rencontrèrent naturellement un terrain propice auprès de la France et de l’Italie, depuis longtemps convaincues de la nécessité de consentir aux Turcs de larges concessions pour obtenir une paix générale. Après plusieurs échanges de vues préliminaires en janvier et en février, les gouvernements alliés décidèrent de réunir une nouvelle Conférence sur les questions du Proche-Orient. Celle-ci se tint à Paris au mois de mars 1922, une année après l’échec des négociations de Londres[351]. Y participèrent les ministres des affaires étrangères de France, de Grande-Bretagne et d’Italie, c’est-à-dire M. Poincaré, lord Curzon, et M, Schanzer. Les. trois, ministres proposèrent, le 22 mars, aux Turcs et aux Grecs les conditions d’un armistice qu’ils firent bientôt suivre, le 26, de propositions de paix. Ces propositions de paix marquèrent de la part des Puissances un nouveau rapprochement vers les revendications turques.

Elles débutent par un énoncé de principes, parmi lesquels on relève le désir des trois ministres de « rétablir la nation et la puissance turques dans les territoires qui peuvent être considérés comme leur appartenant, avec Constantinople, leur historique et illustre capitale, pour centre, et aussi avec les pouvoirs qui permettent à la Turquie de reprendre une existence nationale vigoureuse et indépendante ». En conséquence de cette déclaration, il fut proposé de restituer à la Turquie en Europe une partie de la Thrace Orientale[352]. Les trois gouvernements déclarèrent en outre qu’ils « désiraient confirmer leur intention déjà exprimée de renoncer à la menace, contenue dans le projet de traité de Sèvres, de revenir plus tard sur la rétrocession aux Turcs de leur capitale. Ils confirmèrent la restitution de cette ville à la pleine autorité du gouvernement du Sultan, et ils se dirent, en outre, disposés à s’engager à retirer complètement, après la ratification du traité de paix, les troupes alliées qui l’occupaient actuellement ». En ce qui concernait l’Asie Mineure, les Puissances se prononcèrent pour son évacuation pacifique par les forces grecques et « la restauration de la souveraineté turque sur l’ensemble de cette région » : après le retrait de » troupes grecques, « la souveraineté turque en Asie serait pleinement assurée, de la Méditerranée à la mer Noire et aux Détroits, et des frontières de la Transcaucasie, de la Perse et de la Mésopotamie jusqu’aux rives de la mer Egée ».

Relativement aux minorités, une situation identique leur était faite en Turquie et en Grèce. « Reconnaissant, dirent les trois ministres, l’impérieuse nécessité, qui découle à la fois de causes historiques et géographiques, d’assurer la protection des minorités de race ou de religion quelquefois très nombreuses, aussi bien dans les vilayets de Turquie qu’en Europe, dans les possessions de la Grèce, les ministres proposèrent une série de mesures pour garantir dans les deux régions la sécurité complète des minorités sans distinction de races ou de religions. Ces mesures reposeront à la fois sur les stipulations contenues dans les traités en vigueur ou dans les projets de traités qui ont été préparés et sur les lois civiles ou religieuses des pays intéressés. En outre, les ministres ont décidé d’inviter la Société des Nations à collaborer à ce programme par la nomination de Commissaires spécialement chargés dans les deux régions de surveiller l’exécution de ces mesures et leur application aux communautés principalement intéressées ».

Un paragraphe spécial fut consacré aux Arméniens : « La situation des Arméniens a dû être prise en considération spéciale, tant à cause des engagements contractés par les Puissances alliées au cours de la guerre, que des cruelles souffrances endurées par ce peuple. En conséquence, l’aide de la Société des Nations est recherchée, en plus de la protection accordée aux minorités par les dispositions dont il vient d’être parlé, en vue de satisfaire les aspirations traditionnelles des Arméniens à la constitution d’un Foyer national »[353].

En comparant les propositions de la Conférence de Paris concernant les minorités, en général, et les Arméniens, en particulier, à celles qui avaient été faites, juste un an auparavant, par la Conférence de Londres, on constate facilement une nouvelle diminution des droits réclamés en leur faveur de la Turquie.

En effet, pour ce qui concerne le contenu des droits accordés à toutes les minorités, les trois Puissances établissaient nettement une assimilation entre la Turquie et la Grèce et renonçaient implicitement à toutes les dispositions supplémentaires imposées à la Turquie par le traité de Sèvres : les minorités en Turquie ne devaient bénéficier que des droits stipulés par les Puissances dans leurs traités avec d’autres pays. Ainsi donc l’Angleterre, après les vives critiques qu’elle avait adressées à la France au sujet de la clause correspondante du traité d’Angora, se voyait finalement obligée d’adopter le point de vue de son alliée.

Relativement aux garanties de l’application effective des clauses concernant les minorités, la menace de la perte de Constantinople en cas de manquement à ces clauses, que l’article 36 du traité de Sèvres avait suspendue sur la Turquie, était, d’autre part, expressément retirée. La Turquie, sans doute, ne rentrait pas tout à fait dans le droit commun, puisque la Conférence proposait la surveillance de l’exécution des clauses concernant lès minorités par des Commissaires spéciaux de la Société des Nations, non prévus dans les autres traités des minorités : mais l’institution de cette surveillance ne pouvait, naturellement, aux yeux des Turcs, être comparée à la menace caractéristique du traité de Sèvres qui liait d’une manière si dramatique la continuation de leur Empire en Europe au respect des droits des minorités.

Les propositions de la Conférence de Paris relatives aux Arméniens constituèrent un abandon encore plu marqué des Alliés de leurs positions de Londres. La Conférence de Londres n’avait pas stipulé l’indépendance du Foyer national arménien, mais elle ne s’était non plus prononcée contre elle ; et la deuxième Assemblée de la Société des Nations avait même réclamé cette indépendance à la presque unanimité des voix, dont celles de l’Angleterre et de l’Italie. La Conférence de Paris, en proclamant la pleine souveraineté turque, des frontières de la Transcaucasie, de la Perse et de la Mésopotamie jusqu’aux rives de la mer Egée, porta le dernier coup à l’indépendance du Foyer national arménien. En outre, la Conférence de Londres avait envisagé la création de ce foyer dans les frontières orientales de la Turquie d’Asie. Les propositions de Paris ne situèrent même plus ce foyer, qui pourrait dès lors se trouver en n’importe quelle partie du territoire turc.

Ce ne fut que dans un seul paragraphe que la déclaration de Paris sembla se montrer un peu favorable aux Arméniens. Elle fit un appel direct à « l’aide de la Société des Nations… en vue de satisfaire les aspirations traditionnelles des Arméniens à la constitution d’un Foyer national ». Mais cet appel sybillin lui-même, à le bien écouter, sonnait creux et faux. Les « aspirations traditionnelles » des Arméniens devaient-elles être comprises comme allant à la constitution d’un foyer dépendant de la Turquie, tel qu’il était maintenant envisagé par les Puissances ? Ou bien la Société des Nations était-elle invitée à réaliser les « aspirations traditionnelles » des Arméniens à un foyer indépendant, à rencontre du désir des Puissances ? Ces dernières s’obligeraient-elles tout au moins à faire exécuter par la force toute décision de la Société qui créerait un foyer autonome arménien dans le cadre de l’État turc ? Autant de questions dont le texte de Paris ne donnait aucune explication, mais auxquelles les événements ne tardèrent pas, à Lausanne, à répondre lamentablement.

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348)

V. l’Asie française, n° 199, p. 89 ; n° 200, p. 136.

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349)

Ainsi le 4 novembre 1921, le Comité du Congrès pan-indien, réuni à Delhi, vota, sur la proposition de Gandhi, un ordre du jour autorisant chaque province à commencer la désobéissance civile (y compris le refus de payer les impôts) sous certaines conditions, dont l’une impose « comme article de foi que l’abstention de toute violence est absolument indispensable pour obtenir réparation des torts faits au Califat et au Pendjab et pour arriver à l’autonomie ». Au Congrès national qui se tint à Ahmedabad, le 27 décembre 1921, Gandhi resta encore fidèle à son système de désobéissance civile ; néanmoins, le Congrès, sous l’influence des Musulmans, partisans de la violence, vota une résolution menaçant directement le gouvernement britannique de proclamer l’indépendance complète si le peuple de l’Inde n’obtenait pas réparation des torts faits au Califat et au Pendjab. Ce Congrès donna à Gandhi des pouvoirs dictatoriaux (L’Asie française, n° 197, p. 497 ; n° 199, p. 87-88).

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350)

The Times du 9 mars 1922. Voici la traduction du télégramme donnée par l’Asie française, n° 200,p. 97 : « A la veille de la Conférence sur l’Orient, nous estimons de notre devoir de rappeler derechef au gouvernement britannique l’intensité des sentiments de l’Inde touchant la nécessité de la révision du traité de Sèvres. Le gouvernement de l’Inde se rend pleinement compte du caractère complexe du problème, mais les services de l’Inde pendant la guerre, à laquelle les soldats musulmans indigènes ont pris une si grande part, et l’appui que la cause musulmane reçoit dans l’Inde entière, lui donnent le droit de revendiquer la réalisation de ses aspirations justes et équitables. Le gouvernement de l’Inde insiste particulièrement, sous réserve de la sauvegarde de la neutralité des Détroits et de la sécurité de la population non-musulmane, sur les trois points suivants : évacuation de Constantinople, suzeraineté du Sultan sur les Lieux Saints et restitution de Smyrne et de la Thrace orientale, y compris Andrinople. La réalisation de ces trois conditions a une très grande importance pour l’Inde ». M. Montagu, ayant autorisé la publication de ce télégramme sans avoir obtenu préalablement le consente-du Cabinet britannique, dut donner sa démission (Comp. Times 10, 13 et 15 mars 1922). Dans une lettre à M. Lloyd George, M. Montagu expliqua qu’il « s’était rendu pleinement compte des graves difficultés résultant dans l’Inde du traité de Sèvres et qu’il avait cru de son devoir de soutenir de toutes ses forces le gouvernement central indien, ainsi que les gouvernements provinciaux » (The Times du 10 mars 1922 ; le Temps du 11 mars 1922). Et dans un grand discours devant ses électeurs, le secrétaire d’État démissionnaire déclara que sa publication du télégramme de lord Reading n’avait servi que de prétexte pour sa démission et que la véritable raison en était son opposition à la politique pro-grecque du Premier ministre, M. Lloyd George, depuis la Conférence de la Paix (The Times du 19 mars 1922). La démission de M. Montagu provoqua une grosse émotion aux Indes.

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351)

V. les documents se rapportant à la Conférence de Paris dans l’Europe Nouvelle du 8 juillet 1922, n° 27, p. 851 et suiv. ; l’Asie française, avril 1922, n° 201, p. 154 et suiv.

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352)

Les Puissances recommandèrent « le tracé d’une ligne qui s’étendra du voisinage de Ga-nos sur la mer de Marmara dans une direction Nord et Nord-Est vers la frontière de la Bulgarie qu’elle atteindra dans le massif occidental des Monts Strandja ».

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353)

Texte anglais : « The case of the Armenians has called for special consideration by reason both of the undertakings entered into by the Allied Powers in the course of the war and of the cruel sufferings of that people. Accordingly the aid of the League of Nations is authorized over and above the protection accorded by the minority provisions to which reference has already been made, in order to obtain for the Armeniana the satisfaction of their traditional aspirations for a national home ».

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Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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