André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

5) L'intervention d'humanité pendant le régime jeune-turc[33]

Ce retour décisif de l'Europe à l'intervention d'humanité eut un effet inattendu. Il précipita le mouvement nationaliste et libéral jeune-turc, qui avait gagné l'armée de Macédoine, et fit éclater la révolution du 11 juillet 1908. Abdul Hamid fut forcé de rétablir la Constitution et de convoquer le Parlement ottoman. Les Puissances qui crurent se trouver cette fois-ci en présence, non pas du simulacre de 1878, mais d'une véritable action réformatrice de patriotes turcs éclairés, s'empressèrent de prouver que leur intervention avait été réellement désintéressée. Elles renoncèrent au contrôle en Macédoine et révoquèrent leurs agents, conseillers et officiers. Partout, les Jeunes-Turcs avaient dorénavant le chemin libre pour appliquer leurs principes de liberté et d'égalité.

Il faut reconnaître qu'au début de leur règne les Jeunes-Turcs firent un sincère effort pour opposer au despotisme de la théocratie turque l'idéal d'un Etat ottoman tolérant et libéral. Mais cet effort fut éphémère. Dès que le Comité « Union et Progrès » put se convaincre que son programme libéral se heurtait à la résistance irréductible du clergé musulman et à l'ignorance et au fanatisme des masses turques, son ardeur réformatrice tomba. Et après l'expérience du coup d'Etat réactionnaire du 13 avril 1909 qui faillit les rejeter dans le néant, les chefs jeunes-turcs, décidés à conserver le pouvoir à tout prix, abandonnèrent peu à peu les grands principes des premiers jours. Ils firent leur paix avec l'Islam militant et mirent la nouvelle Constitution radicale sous la protection de la loi sacrée musulmane. Un de leurs porte-parole, Hussein Djahid Bey, rappela qu'auprès tout les Turcs étaient la nation dominante (milleti-hakimé). L'ottomanisme fit place à un nationalisme aigu, hostile non seulement aux Chrétiens, mais à tous les éléments non turcs. En même temps, le pouvoir jeune-turc assumait de plus en plus les formes terroristes du régime hamidien. Des mains du Sultan, la Turquie passa entre celles du Comité Union et Progrès, club jacobin, s'appuyant sur des prétoriens.

Mais ce retour au passé, après les promesses solennelles du début de l'épopée jeune-turque, finit par exaspérer toutes les populations non-turques qui avaient contribué à l'instauration du nouvel ordre de choses. Les Arméniens, les Albanais, les Macédoniens, les Arabes demandaient avec véhémence des privilèges et des réformes. Les Jeunes-Turcs répondaient par une terreur toujours grandissante. L'Albanie fut ravagée par plusieurs expéditions militaires; l'élément arménien laissé à la merci des Kurdes; la population de la Macédoine surtout livrée à une extermination méthodique, exécutée, sous le manteau du désarmement et de la lutte contre les bandes, par la soldatesque turque.

Nous avons dit plus haut que, grâce à la politique pan-germaniste de l'Allemagne, l'action de l'Europe vis-à-vis des crimes de lèse-humanité turcs avait déjà perdu son unité pendant le règne d'Abdul-Hamid. Sous le régime jeune-turc, la division toujours croissante de l'Europe en deux camps ennemis exerça une influence plus grande encore sur le sort de l'intervention d'humanité. Au début du nouveau régime, les Jeunes-Turcs se détournèrent de l'Allemagne, fidèle amie du Sultan Abdul-Hamid, et de l'Autriche, qui au milieu de la crise avait annexé la Bosnie et l'Herzégovine, et se rapprochèrent des Puissances de l'Entente. Mais la situation changea de nouveau lorsque la politique jeune-turque entra résolument dans les voies d'Abdul-Hamid que les Puissances de l'Entente avaient toujours combattues. Ce parallélisme entre le retour des Jeunes-Turcs à la politique intérieure du Sultan rouge et la renaissance de l'influence allemande est certainement un des faits les plus significatifs de l'histoire de la Jeune-Turquie.

Cependant l'extermination systématique des Chrétiens de la Macédoine finit par émouvoir leurs congénères — les nations balkaniques, la Serbie, la Bulgarie, la Grèce, le Monténégro, que prirent le flambeau de l'intervention d'humanité des mains défaillantes des Grandes Puissances. En 1912, la Turquie se trouva en présence d'une formidable coalition ; ce voyant, et désireuses d'éviter la guerre, les Grandes Puissances déclarèrent, par des Notes du 8 octobre 1912, aux Etats balkaniques ainsi qu'à la Porte, qu'elles prendraient en mains la réalisation des réformes dans l'administration de la Turquie d'Europe, en s'appuyant sur l'article 23 du traité de Berlin. Ces Notes peuvent être considérées comme la consécration internationale de la faillite du régime jeune-turc.

D'ailleurs, cette intervention tardive ne put éviter la guerre. La Porte, suivant sa vieille tactique, répondit aux Puissances qu'elle venait « de prendre de son propre mouvement la résolution » d'introduire des réformes, en mettant en application le vieux projet de loi de 1880, élaboré par une Commission européenne et jamais appliqué. D'autre part, les Etats balkaniques refusèrent de confier l'action entreprise par eux aux seules Grandes Puissances. Ils leur répondirent en insistant sur la nécessité « de réformes plus radicales et plus définies » et adressèrent à la Sublime Porte une Note (12 octobre 1912) où ils l'invitèrent « à procéder immédiatement, de concert avec les Grandes Puissances et les Etats balkaniques, à l'élaboration et à l'introduction dans la Turquie d'Europe des réformes prévues par l'article 23 du traité de Berlin, en les basant sur le principe des nationalités ethniques et en en confiant l'application à un Conseil supérieur composé de Chrétiens et de Musulmans en nombre égal sous la surveillance des ambassadeurs des Grandes Puissances et des ministres des quatre Etats balkaniques à Constantinople ». La Porte n'ayant pas répondu à cette Note, les Etats balkaniques lui déclarèrent la guerre. La Turquie subit une défaite écrasante et, en conséquence, une nouvelle amputation : elle perdit toute la Macédoine et une partie de la Thrace.

Cette terrible leçon ne profita cependant nullement aux Jeunes-Turcs. Evincés au cours de la guerre du pouvoir par une conspiration d'officiers mécontents, ils redevinrent bientôt les maîtres du pays et restaurèrent leur régime de violences et de persécutions. Dépossédés de la majeure partie de leurs possessions d'Europe, ils se rabattirent sur les populations de l'Asie. Les Grecs de l'Anatolie se virent en proie à des déportations et à des massacres; le martyre des Arméniens continuait; et les Arabes se voyaient vite retirer les quelques bribes de réformes concédées dans un moment de désarroi. Les Puissances de l'Entente s'épuisaient en représentations inefficaces.

Ainsi donc le régime du Comité, devant lequel s'effaçaient complètement le Parlement et le faible Sultan Réchad, était devenu une simple contrefaçon de celui d'Abdul-Hamid. L'hostilité à tout progrès ; le despotisme et la terreur comme seuls principes de gouvernement; l'octroi de réformes sous la seule pression étrangère et avec l'intention bien arrêtée de ne pas les exécuter; la persécution et le massacre des Chrétiens jusqu'à l'intervention des Puissances — voilà les traits communs des deux régimes. Quant à la politique étrangère du Comité, elle ne se distinguait guère de celle du Sultan que par un pantouranisme militant qui venait prêter son appui au panislamisme assez théorique d'Abdul-Hamid. La Grande Guerre de 1914 sembla fournir aux chefs des Jeunes-Turcs, aux Enver, aux Talaat, aux Djémal, l'occasion inespérée d'une réalisation violente et immédiate de toutes leurs visées. Ils jetèrent donc leur nation dans la mêlée aux côtés de l'Allemagne, avec la ferme résolution de se débarrasser, avant tout, des éléments chrétiens de l'Etat turc et de rendre ainsi sans objet, pour l'avenir, toute intervention d'humanité.

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33)

Pour l'histoire du régime jeune-turc, dont nous avons été le témoin oculaire de 1908 à 1914, nous nous permettons de renvoyer à notre livre, Le sort de l'Empire ottoman, 1917, Paris, Payot. Comp. René Pinon, L'Europe et la Jeune Turquie, 1913.

 ↑
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
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