Heinrich Vierbücher

Arménie 1915

Témoignage d'un officier allemand

La part de culpabilité du gouvernement impérial

La plupart des Allemands qui sont au courant de la tragédie arménienne condamnent, sans réserve, les responsables criminels turcs.

Cependant, aussitôt qu’on essaye de montrer à l’Allemagne impériale sa part de culpabilité dans le massacre des Arméniens, les bons Allemands tombent dans la même faute qu’ils commettent, d’une façon générale, dans la question de la culpabilité dans cette guerre.

De toutes ses forces on refuse d’avouer les fautes commises par l’ancien régime, comme si l’infamie des gens d’hier pouvait être une honte pour ceux d’aujourd’hui s’ils sont animés de la volonté de pratiquer une politique plus humaine. C’est la faiblesse spéciale des Allemands de ne rien vouloir apprendre des erreurs du passé, d’avoir honte du présent, au lieu de stigmatiser devant le monde entier l’ignominie de l’ancien régime qui a plongé notre peuple dans la plus profonde misère. C’est un des phénomènes les plus étonnants de l’histoire, que ce peuple doué d’une magnifique audace dans tous les domaines de l’esprit montre des signes d’un retard barbare dans le domaine politique. Quel peuple du monde donna à l’humanité une aussi riche galerie de sublimes penseurs philosophiques ? Goethe et Hölderlin atteignirent le sommet de la beauté et de la profondeur poétique, et, de l’âme héroïque d’un Beethoven jaillirent des tons dont la sonorité magique et majestueuse emplit le monde. Quand viendra le jour, où ce grand peuple, au cœur de l’Europe, se détournera de l’esprit de Treitschke, vaincra sa divinisation de l’État et de l’uniforme pour se rendre digne de l’esprit de ses vrais héros ? Seul un inébranlable et impétueux désir de vérité conduira vers cette voie.


On ne le criera jamais assez fort : en plus de toutes les bêtises et crimes commis par Guillaume II en diplomatie et dans la conduite de la guerre, en plus de la faute énorme des Allemands ambitieux, il faut ajouter la responsabilité du gouvernement de guerre allemand dans le lâche crime de 1915.

En été 1915, un cri de révolte s’éleva dans le monde entier contre l’infamie commise en Arménie. L’humanité vit avec frayeur qu’il pouvait y avoir plus horrible encore que le travail sanguinaire des fronts de guerre.

Les Arméniens établis dans les pays neutres remplirent l’opinion publique d’appels désespérés en faveur de leur peuple mourant, et, les hommes de bonne volonté, épouvantés, y prêtèrent l’oreille. En Amérique, l’enjeu concernant l’Allemagne était énorme.

Par l’ambassadeur Morgenthau et les rapports des consuls, le gouvernement de Wilson était informé de tous les détails de l’horrible drame et la presse de 1’« Entente » ne manqua pas en U.S.A. de montrer son indignation vis-à-vis d’une Allemagne qui s’enveloppait du silence le plus opaque.

Le gouvernement allemand était-il pour autant d’accord avec le méfait de son allié ? Certainement pas !

Et il faut mentionner expressément que bien des Allemands en Turquie firent l’impossible pour protéger et aider les Arméniens. Il faut surtout nommer les consuls Rossler à Alep et Loytved à Damas. Le général Liman von Sanders à Smyrne menaça même de faire fusiller les gendarmes turcs s’ils ne laissaient pas en paix les Arméniens menacés ; de cette manière il put sauver des vies. Dans son secteur de commandement en Mésopotamie, le maréchal von der Goltz put obtenir d’Enver Pacha de sensibles atténuations en le menaçant de sa démission. Il est aussi prouvé que le successeur de l’ambassa­ ;eur Wangenheim, le comte de Metternich, n’a pas cessé d’adresser des protestations au gouvernement turc.

Mais que fit Berlin ? Sachant qu’il s’agissait du génocide de tout un peuple, le gouvernement allemand a-t-il appuyé de tout son poids sur la Sublime Porte en lui exposant l’offre transmise par l’ambassadeur Morgenthau de transporter les Arméniens en Amérique ? La question reste ouverte jusqu’à aujourd’hui.

Ce qui est sûr : l’Allemagne n’a jamais envisagé de rompre son alliance avec les meurtriers d’Istanbul malgré toutes les insolences de Talaat et d’Enver. On avait accepté la compagnie des criminels qui avaient tous les atouts en main et on succomba à leur volonté inflexible. On subordonna tout, même les considérations morales, à la chasse au fantôme « victoire ».

En mai 1915, Enver déclara au baron von Wangenheim qu’il était nécessaire d’établir en Mésopotamie toutes les familles arméniennes qui ne seraient pas absolument hors de suspicion habitant les centres actuellement insurgés ; et le 3 mai l’ambassadeur télégraphia à Berlin :

« Enver nous demande instamment de ne pas nous mêler de cette affaire. Les mesures prises sont évidemment d’une extrême dureté pour le peuple arménien. Mais selon ma conviction, nous pouvons les adoucir dans leur forme, mais non en empêcher le principe. »

Le 18 juin, Wangenheim fait le communiqué suivant au ministère des affaires étrangères :

« Talaat a déclaré, sans ménagement, que la ’Porte’ doit profiter de la guerre mondiale pour se débarrasser de ses ennemis intérieurs (les chrétiens du pays) sans être dérangée par les interventions diplomatiques de l’étranger. »

Et le 7 juillet 1915 :

« La manière dont se fait l’émigration montre bien que le gouvernement vise le but de détruire la race arménienne dans le royaume turc. »

Après avoir constaté à Constantinople toute l’étendue du crime, Lepsius se rendit auprès du sous-secrétaire d’état Zimmermann, dans la Wilhelmstrasse, et exigea de faire pression sur les Turcs pour que les survivants au moins soient protégés. Zimmermann répondit :

« Que pouvons-nous faire ? Notre alliance avec les Turcs dépend de la bonne volonté de Talaat, Enver et Halil. Si ces trois ne nous écoutent pas, il ne nous reste qu’à rompre notre alliance. Et ceci, nous ne pouvons le faire. »

Le 31 août 1915 Talaat déclara à l’ambassadeur allemand : « La question arménienne n’existe plus. »

On voit que le gouvernement allemand savait exactement ce dont il s’agissait en Arménie. Talaat pouvait se vanter : « Pour résoudre la question arménienne, j’ai fait davantage en un jour qu’Abdul Hamid en trente ans ! »

Et le peuple allemand ? Jamais peuple n’a été trompé plus perfidement. Même la diète de l’Empire devait ignorer la vérité. Le matériau d’information destiné aux délégués, rassemblé par Lepsius, ne parvint même pas aux mains des destinataires. Les réunions germano-turques célébraient de joyeuses fêtes d’amitié. Les dignitaires turcs étaient fêtés chez nous et personne ne leur cracha à la figure. On pourchassa la bulle de savon chatoyante de la victoire finale, on ne vit pas les flammes de la révolte qui s’élevaient autour de nous. Et la foi mystique dans le gouvernement ‒ si profondément inculquée chez nous ‒ ne laissa pas naître le soupçon que le mensonge était devenu le moyen le plus important du gouvernement impérial.

Il était interdit à la presse de publier des informations venues de l’étranger. Des journaux qui auraient imprimé la vérité auraient été suspendus. Et cependant, certaines nouvelles filtraient. Pour empêcher que le public allemand n’apprenne la vérité, des presses officielles soutenaient la propagation de démentis turcs, dans lesquels les Turcs mentaient avec un culot tel que les dirigeants de la presse de guerre allemande risquaient d’en rougir !

Durant toute la guerre, l’opinion publique allemande fut faite par l’ami particulier de Luddendorf, le colonel Nicolai.

Deux livres, « Le grand temps du mensonge » de H. von Gerlach et « Comment on nous a menti » du Dr. Kurt Mühsam, donnent des éclaircissements exhaustifs à ce sujet.

Dans la conférence de presse du 7.10.1915, les directives suivantes furent données aux journalistes :

« Sur les atrocités commises envers les Arméniens, il faudra dire : “Nos relations amicales avec la Turquie ne doivent pas être mises en cause par les mesures gouvernementales inter-turques. Celles-ci ne doivent même pas être contrôlées en ces moments difficiles”. Pour cela il faut obligatoirement se taire maintenant. Si plus tard, des attaques survenaient de l’étranger sur la co-culpabilité allemande, il faudra traiter l’affaire avec beaucoup de prudence et de réserve, et prétendre que les Turcs avaient été provoqués par les Arméniens. »

Le 23.12.1915, on dit dans la conférence de presse :

« Il n’est pas recommandé de glorifier à l’excès les Turcs pour leur succès à Gallipoli parce que le danger existe pour les hommes d’état turcs responsables de se surestimer ainsi que leur tactique de guerre et de ne pas voir ce qu’ils doivent à notre collaboration… Sur la question arménienne, il vaut mieux se taire. Le comportement des souverains turcs, dans cette question, n’est pas spécialement louable ! »

Nous le voyons : le gouvernement a sciemment menti.

Durant des années encore, les criminels de guerre allemands bras-dessus, bras-dessous avec les bourreaux du Bosphore, aspiraient à la « victoire finale ». Cette souillure restera toujours attachée à leurs noms.

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