J. Naayem

Les Assyro-chaldéens et les Arméniens
massacrés par les Turcs

Les massacres de Samsoun

Le martyre des Sœurs Assomptionnistes

Récit fait à Alep, par les Sœurs Assomptionnistes de Samsoun, le 22 février 1918

Notre communauté se composait, au moment de l’émigration, de dix religieuses, dont une d’origine française. La maison de Hassa (village situé aux environs de Samsoun), comprenant quatre religieuses, dont deux canadiennes et deux françaises, dépendait de celle de Samsoun, et tous ses membres étaient partis pour la France le jour de la déclaration de la guerre. Cette maison possédait une école et un petit internat. Celle de Samsoun, beaucoup plus considérable, entretenait un pensionnat de jeunes filles, le premier de la région, qui donnait l’instruction et l’éducation à plus de 500 élèves de toutes confessions. Fondé en 1825, grâce au secours de la France, cet établissement prospéra si bien que l’édifice fut bientôt insuffisant pour recueillir le nombre, sans cesse croissant, des élèves. Cette prospérité suivait, du reste, celle de la ville, qui progressait rapidement grâce <p.124> sa situation, Samsoun étant le débouché des vilayets du centre de l’Arménie. Aussi nos supérieurs avaient-ils projeté plusieurs autres constructions, quand tout fut ruiné par l’exode général.

4 juillet 1915. – Depuis déjà trois semaines l’émigration a commencé. Toutes les familles arméniennes de la ville, sauf les catholiques et celles qui étaient devenues musulmanes, avaient été expédiées ; depuis cinq jours notre quartier était fermé par les soldats en vue d’empêcher toute circulation et surtout la fuite des sœurs.

Le 4 juillet, le R. P. Meghmouni, notre aumônier, est arrêté et jeté en prison. De bon matin, il nous envoie dire d’être prêtes à partir avec tous les catholiques et tous les Arméniens qui restaient. Une heure après, les gendarmes arrivent ; ils nous réunissent dans une chambre, inscrivent nos noms et finalement nous emmènent. Des voitures nous attendent. On nous permet de prendre des bagages. Comme les voitures sont insuffisantes pour y entasser nos effets et y prendre place nous-mêmes, nous faisons à pied le voyage, de douze heures, de Samsoun à Tchakhal. Là nous voyons arriver les prêtres et tous les hommes qu’on avait emprisonnés. Quand nous reprenons notre marche, plusieurs personnes faisant partie de notre convoi ne nous <p.125> accompagnaient plus : elles avaient accepté d’embrasser l’islamisme. Nous arrivons à Uchekhanlar après six heures de marche ; il fait nuit. Nous couchons en plein air, sous une pluie battante. Le lendemain nous nous dirigeons sur Assa. Arrivés dans cette localité, on ne nous laisse pas nous arrêter et on ne nous donne pas le temps de dîner. Chemin faisant nous découvrons les cadavres de deux chrétiens pendus. Près de la localité dite « Lévi », un de nos gendarmes oblige à demeurer en arrière du groupe des émigrés une des voitures, dans laquelle se trouvaient l’abbé Joseph Katchadourian et deux religieuses. Quand nous nous trouvons seuls, le soldat arrête notre voiture et nous ordonne de descendre. Puis, levant son épée au-dessus de nos têtes, il nous somme de lui livrer notre argent. L’avoir de la communauté, soit 500 Ltqs. Environ, se trouvant sur notre supérieur, nous déclarons ne pas avoir d’argent. Sceptique, le soldat fouille le prêtre, lui enlève tous ses vêtements, puis, quand il s’est bien assuré que nous ne possédons pas un sou, il nous fait remonter en voiture, nous défendant de dire quoi que ce soit aux autres sous peine d’être fusillés.

Nous arrivons à Amassia. Comme toujours, nous couchons hors de la ville. On nous presse de traverser rapidement cette région, pour <p.126> ne pas assister au traitement cruel, inhumain, que subissent les émigrés d’une localité voisine.

Après deux jours de marche forcée, nous arrivons à Tokat. Là on réunit les prêtre, on les sépare de nous et on les emprisonne. Mais ils rachètent leur vie à prix d’argent. A Sarukeuchelar, village situé à deux jours de Tokat, notre convoi est arrêté. Les soldats se ruent sur nous pour s’emparer des jeunes filles. Leurs mères opposent de la résistance, les jeunes filles cherchent à se dérober, mais elles sont frappées à coups de massue ou de crosse de fusil. 150 environ d’entre elles, la plupart appartenant à de nombres familles et presque toutes nos élèves, nous sont arrachées des mains et enfermées dans un seul local. Bientôt arrivent des Turcs et des Circassiens qui, faisant un choix, emportent leur butin de chair humaine. Nous venions de faire deux journées de marche et désirions prendre un peu de repos, mais ce fut impossible. Nous fûmes obligés, sous la menace des coups de massue, de poursuivre notre route à pied ; nous avions perdu presque tous nos bagages. A Camirous, localité distante d’une journée de Tokat, nous sommes arrêtés de nouveau ; nous souffrons presque toute la journée, exposés au grand soleil durant la saison la plus chaude de l’année. <p.127>

On rassemble tous les hommes et les prêtres de notre convoi et on les emprisonne ; les femmes qui font mine de suivre leurs maris ou qui veulent les délivrer sont battues et bousculées avec la dernière violence. Le lendemain, notre marche sous un soleil brûlant dure du matin jusqu’au soir.

XIIIe jour de l’émigration. 17 juillet 1915.

– On nous dirige vers Malatia. A notre arrivée à Tchirkez Han, des Turcs et des Circassiens viennent examiner si notre convoi refermait encore des jeunes filles. Ils tirent à tort et à travers des coups de feu sur nous. Nous nous couchons à plat ventre pour éviter d’être atteints. Celles d’entre les jeunes filles qui nous accompagnent sont saisies et emmenées. Un Circassien veut prendre une de nos sœurs. Nous nous jetons tous sur elle pour la défendre et, après avoir reçu bien des coups, nous parvenons à la sauver. Le bandit prend alors une autre jeune fille, et, satisfait de cette proie, il s’en va.

XIXe jour. Keurd-Khan.

– Nous faisons une marche presque continue à travers un pays infesté de brigands. Nous arrivons 24 heures après dans une petite localité kurde appelée Keurd-khan. Les voleurs arrivent par bandes compactes, et leur chef arrête notre convoi. Il nous somme de lui livrer tout notre argent ; Les brigands inscrivent nos noms et les <p.128> objets nous appartenant ; ils exigent que nous leur donnions argent et bijoux en ajoutant ironiquement que le tout nous sera rendu à notre arrivée à Malatia. Celle qui oppose de la résistance et refuse de livrer son trésor est aussitôt dépouillée complètement de ses vêtements et menacée de mort.

Notre mère père supérieure donne tout l’argent qu’elle a sur elle, environ 500 Ltqs., mais beaucoup de femmes avalent une partie de leurs pièces d’or pour garder de quoi assurer quelque temps leur subsistance.

XXIIe jour. – Nous quittons Khéti-Khan et nous gagnons un village renommé par les exploits de ses brigands. Nos voituriers connaissant l’endroit, se hâtent de changer de chemin pour sauver leurs voitures du pillage et nous laissant exposés à la haine des Kurdes. Ceux-ci ne tardent pas à arriver. Ils nous enferment dans un khan. Ils commencent d’abord par insulter à notre foi en nous proposant d’embrasser l’islamisme. Sur notre refus, ils exigent de nous 100 Ltqs., sous peine de ravir les jeunes filles et de tuer les femmes. Puis ils déshabillent les plus jeunes… Nous faisons une collecte entre nous et nous remettons l’argent exigé. Nous reprenons notre chemin, mais notre nombre a diminué. Nous atteignons alors les limites du villayet de Sivas. Une partie de notre groupe nous <p.129> avait dépassés. Nous restons, nous, religieuses, avec les survivants d’une vingtaine de familes. Après une marche de deux heures au-delà de cette localité, nous arrivons dans un endroit où abondent cavernes et souterrains. Un grand nombre de voleurs et de Kurdes armés s’y cachent. Nous voituriers, à la vue des brigands, débarquent personnes et bagages et rebroussent chemin, après avoir déclaré qu’ils ont peur de continuer la route avec nous et que, d’ailleurs, ils ont reçu l’ordre des autorités de nous conduire jusqu’à cette localité seulement. Nous restons là, au milieu d’un pays d’un pays inconnu, sous le soleil, sans défense aucune, sans aucun secours, exposés à tous les caprices des hommes et des éléments. Les Kurdes arrivent. Ils se précipitent sur nous et nous font subir toutes sortes de cruautés. Ils emportent les jeunes filles qui tombent entre leurs mains ; puis avec des bâtons, des pierres, des haches, ils maltraitent, de la façon la plus barbare, celles qui leur font quelque résistance. En vain poussons-nous des cris de désespoir, en vains supplions-nous. Ces brigands, tels des hyènes, se plaisent à nous voir pleurer, nous, femmes, et nos sanglots semblent les exciter à de plus grandes cruautés. Il m’est absolument impossible de dire les scènes d’atrocités que nos yeux ont dû voir. Ces bandits déchaînent <p.130> toute leur rage et tout leur fanatisme contre nous, pauvres femmes privées de tout. Nous passons ainsi six heures qui nous parurent vingt siècles. A la fin, nous voyons arriver un des soldats du convoi précédent. Il avait été payé pour venir nous chercher. A sa vue, les Kurdes cessent leurs méfaits et leurs rapines et prennent la fuite en nous laissant presque sans bagages. Des quelques objets qu’ils nous laissent, nous faisons des paquets que nous chargeons sur notre dos, et nous nous mettons en route pour rejoindre le reste de notre groupe à Hassan Tchalabi. Avant d’arriver, nous sommes de nouveau attaqués par une autre bande de voleurs. Ils nous prennent le reste de nos bagages, déshabillent les retardataires qui ne peuvent pas marcher et en égorgent un bon nombre. Nous passons la nuit en plein air à Hassan-Tchalabi.

Le lendemain vers midi, une dizaine de soldats entrent dans notre groupe. Ils y ramassent quelques hommes âgés et quelques garçons de plus de 13 ans et les emprisonnent dans un seul local. Vient ensuite le tour des vieilles femmes de notre groupe. On les prend pour les emprisonner de même. Comme notre supérieure était assez avancée en âge, un soldat la saisit, et quand nous nous jetons toutes sur elle pour la protéger, nous sommes frappées à coups de bâtons et de <p.131> crosse de fusil. Nous supplions les soldats de nous prendre, nous aussi, et de nous tuer avec elle. Le sang couvre nos mains et nos visages… Les bandits acceptent de nous emmener avec notre supérieure. Nous sommes toutes enfermées en compagnie de 300 femmes dans une grande écurie près de laquelle se trouvent 200 autres femmes. Quant aux femmes mariées, elles sont réservées aux traitements les plus honteux. On nous garde là durant 24 heures, sans nous laisser sortir ni prendre aucune nourriture. Nous étouffons, faute d’air, et sommes suffoquées par les odeurs nauséabondes provenant de l’écurie. La faim et la soif nous tourmentent horriblement. Des cris de désespoir s’échappent de toutes les poitrines. Quelques victimes s’évanouissent de douleur et de lassitude.

Vers 9 heures du soir, passent près de nous les vieillards et les enfants qu’on mène à la boucherie. Nous les entendons nous adresser leurs derniers saluts et leurs suprêmes adieux. La douleur de nos âmes est alors à son comble. Partout retentissent pleurs et sanglots : Dieu seul les entend. Les bourreaux redoublent de rage, surtout quand ils nous voient opposer une si courageuse résistance à leur proposition de renier la foi chrétienne. Après les vieillards, ce sont les jeunes filles qu’on emmène, hélas ! toujours <p.132> pour la tuerie. Il n’est point de moyen que ces barbares n’inventent pour exercer leurs violences sur ces pauvres femmes innocentes et sans défense.

Le lendemain, à 8 heures, la porte de notre prison s’ouvre. Des gendarmes se présentent pour nous demander s’il en est parmi nous qui veulent devenir musulmanes. Un grand silence règne parmi nous, ce qui signifie un refus complet. Trois gendarmes se précipitent sur nos sœurs et en prennent trois qu’ils veulent emmener de force. Nous les couvrons de nos corps, et, malgré les coups douloureux que nous recevons, nous parvenons à les dégager. Vers 11 heures, la porte s’ouvre de nouveau ; nouvelle proposition d’autopsie. Nous gardons toutes le silence. Voyant qu’il leur est impossible de vaincre notre foi, ils recourent à la menace. Revenant cette fois en grand nombre ils nous nous déclarent que, puisque nous refusons d’embrasser l’islamisme, nous allons sortir deux à deux pour être massacrées comme l’ont été les hommes et les enfants. Nous sommes toutes prêtes à mourir pour notre foi et à terminer ainsi la série de nos souffrances et de nos malheurs. La mort nous semble infiniment souhaitable.

Nous sortons, nous religieuses, les premières ; les femmes nous suivent. Une foule immense de Kurdes nous attendent, armés <p.133> de bâtons, de haches et de poignards. On nous dirige vers une maisonnette où siège un agent du gouvernement qui nous déclare que le sultan vient de nous faire grâce de la vie ; il nous invite à crier : « Vive le Sultan » ! Ce n’est pas la fin de nos douleurs. Dieu nous réserve encore de longs mois d’agonie.

Nous atteignons, après deux journées de marche, Hassan-Khan. Nous sommes de nouveau enfermées dans les khans comme des bêtes de somme. Les Kurdes se précipitent sur nous à la recherche des jeunes filles ; nous avions déguisé un certain nombre de celles-ci en les revêtant d’habits de femme. Les scènes de cruauté se renouvellent. Ces tigres n’ont ni pitié ni pudeur. Les jeunes filles opposent la plus héroïque résistance pour défendre leur honneur. Et voici qu’ils arrivent enfin devant notre supérieure et la somment de leur livrer ses filles, c’est-à-dire les sœurs. Ils l’appèlent « karabache » (tête noire). Notre supérieure leur répond qu’elle est prête à nous défendre jusqu’à la mort. Ils sont étonnés de rencontrer, chez une vénérable femme de 75 ans, autant de courage, de fermeté et de résistance à leur volonté. Cependant un Kurde s’étant jeté sur une de nos sœurs pour la ravir de force, nous nous élançons toutes pour la défendre. La sœur lui déclare qu’elle est religieuse et <p.134> qu’elle n’acceptera jamais de quitter les sœurs pour devenir musulmane. Le Kurde de répondre qu’il cherche justement une religieuse. Et il la soufflette, lui arrache de son cou le crucifix qu’il foule aux pieds en vociférant d’horribles blasphèmes.

–– Désormais, il n’y aura plus de chrétiens, dit-il ! que votre Dieu vienne vous sauver de nos mains.

Les Kurdes s’éloignent, nous menaçant de revenir la nuit. En effet, à la tombée de soir, les bandits apparaissent de nouveau. Ils essaient encore d’enlever une de nos sœurs, mais, toujours, nous leur opposons la même résistance, ne craignant pas de nous exposer aux coups des assassins. Notre sang coule ; nous tenons ferme, préférant mourir ensemble que de nous séparer les unes des autres. Mais voici que la Providence vient à notre secours d’une façon inattendue. Un violent tremblement de terre se fait sentir ; les Kurdes, superstitieux, apeurés, prennent la fuite.

Cependant nos souffrances ne vont pas tarder à s’accroître. Nous franchissons une grande plaine, toute infestée de Kurdes. Les coups de feu retentissent de tous côtés sur nos têtes ; notre situation est tellement critique que les gendarmes eux-mêmes ont peu de demeurer avec nous et qu’ils prennent la fuite. Nos compagnes tombent nombreuses <p.135> à côté de nous, atteintes par les balles ou épuisées de fatigue. Vers le soir de cette journée, nous arrivons à Kerkgeuz, village situé aux environs de Malatia, sans force et plusieurs sans vêtements, toutes blessé et mourant de soif et de faim. Les unes cherchent leurs filles ou leurs petits enfants, les autres leurs mères ou leurs sœurs, mais en vain. Le nombre des victimes de cette journée sans précédent dépasse toute imagination. Nos larmes ne tarissent pas à la vue de tant de misères qui dépassent toute force, toute patience humaine et qu’aucune expression ne saurait rendre… Nous nous arrêtons environ cinq jours à Kerkgeuz. Comme il n’y a point de prêtre parmi nous depuis bien longtemps, nous nous chargeons, nous religieuses, selon notre pouvoir, de veiller sur la foi de nos compagnes d’infortune, de les consoler et de les aider à s’offrir en sacrifice à Dieu. Nous baptisons les enfants nouveaux-nés, nous enterrons les morts, et chaque jour nous récitons le chapelet avec le peuple. Plus nos misères grandissent, plus aussi grandit, dans notre cœur, l’amour de notre foi et plus s’enflamme notre désir de mourir pour notre religion. IL y avait, parmi ces femmes déportées, des âmes vraiment admirables. Nous remercions Dieu d’avoir mis dans leur cœur un si <p.136> grand courage et une résignation qui étonne les barbares eux-mêmes.

Le 8 du mois d’août, nous arrivons à Frandjilar dans le vilayet de Kharpout, à jamais célèbre par les massacres et par les actes de brigandage dont il fut le théâtre. Tous les groupes des émigrés ont été dirigés vers ce lieu particulièrement renommé pour la sauvagerie de ses habitants. C’est à partir de Frandjilar que nous commençons la plus longue et la plus dure de nos pérégrinations, par la route du Calvaire, au milieu des chaînes de l’Anti-Taurus. Ces pérégrinations dureront deux mois entiers, temps qu’il nous faut pour franchir l’espace compris entre Frandgilar et Souroudj et qu’on peut parcourir en fuit jours. Il nous faut traverser sept chaînes de montagnes, la plupart complètement arides durant des journées caniculaires. Quelques-unes de ces chaînes atteignent plus de 3.000 mètres de hauteur. Là point d’arbres, point d’habitations et point d’eau. On ne nous fait jamais suivre un chemin ou un sentier. Il nous faut effectuer les ascensions les plus abruptes, pieds nus, sur des cailloux ou des chardons. Les Arméniens sont les premiers qui aient parcouru ces routes. Continuellement, nous faisons des marches et des contre-marches, allant et revenant sans cesse sur nos pas ; on nous fait faire des <p.137> détours pendant des heures entières pour nous écarter d’une petite source ou d’une maison d’habitation. Parfois, des Kurdes viennent de très loin nous apporter quelques cruches d’eau et le verre leur est payé deux piastres. A peine arrivées en faut d’un sommet, nous sommes accueillies par des bandes de brigands qui nous attendent pour nous piller et pour ravir ou égorger les femmes qu’ils choisissent. On arrache les enfants des bras de leurs mères, pour forcer celles-ci à les reprendre moyennant une forte somme d’argent. Malheur à celles qui s’attardent ou qui se couchent, épuisées : elles sont infailliblement égorgées. Les gendarmes éprouvent un grand plaisir à nous voir souffrir et, au tournant de chaque montage, ils donnent le signal aux Kurdes pour commencer l’attaque. Ceux-ci sont fidèles à remplir les ordres reçus, et c’est en présence des gendarmes que se commettent les pires atrocités. Le nombre de femmes qui tombent de soif et de fatigue est, en moyenne, de plus de 50 par jour. Leurs cadavres jonchent le creux des vallées, les penchants des collines et les sommets des plateaux. Le soir arrivé, nous nous couchons sur les pierres, à peine vêtues, nous serrant les unes contre les autres par crainte des assassins. L’unique nourriture que nous prenions est le pain de son des Kurdes, que ceux-ci vendent à des prix exorbitants. Les seules ressources qui nous restent pour nous procurer ce pain sont les pièces d’or que quelques-unes ont eu le courage d’avaler.

Nous dépassons la septième chaîne de montagnes, et déjà une grande moitié de notre groupe a péri. Nous arrivons sur les rives de l’Euphrate qu’il nous faut traverser. Le fleuve atteint à cet endroit, aux environs de Samsate, une grande largeur. Les soldats exigent 40 Ltqs. Pour le passage en barque. Mais, ils font arrêter la barque à 5 mètres du bord. Nous sommes obligées d’enter dans l’eau jusqu’à la ceinture. Les vieilles femmes qui ne parviennent pas à atteindre la barque sont impitoyablement renversées et emportées par le courant. Trois fois, on jette à l’eau notre supérieure, et trois fois nous nous précipitons dans les flots et parvenons à la sauver. N’ayant point d’habits de rechange nous restons grelottantes jusqu’à ce que nos habits sèchent sur nous. Ce passage de l’Euphrate est un épisode à jamais mémorable. Plusieurs y trouvèrent la mort. On peut dire que ce fleuve est le grand cimetière du peuple arménien.

Partout, sur ses rivages, on voit des cadavres, et comme il traverse et arrose, avec ses affluents, presque toute l’Arménie, il a charrié vers la mer un nombre infini de victimes.

Le pays que nous allons parcourir, après <p.139> le passage de l’Euphrate, ne le cède en rien, au point de vue de la sauvagerie des habitants, à celui que nous venons de traverser. Une immense plaine s’étend devant nous. Selon les méthodes sataniques de nos guides, nous faisons marches et contre-marches. Les soldats et les Kurdes nous déclarent hautement qu’ils nous destinent à la mort, mais qu’ils agissent ainsi pour faire de nous leurs jouets et ajouter à nos souffrances. Nous continuons notre pèlerinage douloureux, tantôt sur le sable brûlant, tantôt sur la pierre aiguë.

La plaine est couverte de cadavres en putréfaction. Celles d’entre nous qui ont le malheur de s’attarder tant soit peu, sont infailliblement mises à mort et dépouillées totalement. Une de nos sœurs, pour se couvrir, est obligée de retirer la chemise d’un cadavre ; elle la revêt malgré la saleté et la vermine qui souille le vêtement. Une autre est encore sur le point d’être ravie. Trois fois on essaie de la saisir : impossible. Les brigands la blessent ; ils brisent même, avec une massue, la mâchoire de la compagne qui la défend. Le troisième jour qui suit la traversée de l’Euphrate, une autre sœur meurt de fatigue et d’épuisement. Une autre, enfin, deux jours après, se couche sur le chemin pour ne plus se relever. <p.140>

Nous entrons enfin dans un désert où nous ne trouvons point d’eau. La soif causée par la chaleur et les longues marches forcées est une de nos plus indicibles douleurs. Elle fait énormément de victimes. Aussi le désert est-il rempli des cadavres laissés par les groupes qui nous ont précédées. Et c’est là, dans ce désert, qu’une de nos sœurs meurt de soif, sous nos yeux, sans que nous ayons pu lui procurer la goutte d’eau qui l’aurait sauvée.

Après d’interminables pérégrinations, nous arrivons, vers la fin du mois de septembre, au village de Souroudj, dans le sandjak d’Ourfa. C’est une localité très humide. Nous tombons toutes malades. Là meurt une quatrième de nos sœurs. Elle est jetée par les soldats dans une fosse profonde. Après un certain séjour en ce lieu, nous allons voir un ingénieur du chemin de fer de Bagdad qui est à deux heures de Souradj, et nous le prions de nous recevoir. Mis au courant de nos immenses malheurs, il est saisi de pitié et nous fait conduire près de lui. Le chef de la station, lui aussi, nous voyant dans une telle extrémité, couvertes de haillons, blessées, toutes brûlées par le soleil, nu-tête et nu-pieds, se montre plein d’égards, surtout quand il apprend que nous sommes religieuses.

Par bonheur, une famille française attend à la station ; en sa compagnie, nous sommes <p.141> transportées à Alep, où nous arrivons le 20 septembre 1915.

A la gare d’Alep, nous restons enfermées durant 24 heures. Il n’y a, pour nous, aucune permission de pénétrer dans la ville. Mais nos amies d’Alep, et surtout un prêtre, apprenant notre présence à la gare, se préoccupent de nous procurer la permission nécessaire. Ce permis est accordé aux religieuses seulement. Une croix de « profession » qu’une religieuse avait pu sauver, et un morceau d’étoffe de notre costume témoignent suffisamment de notre caractère. Nous quittons la gare et des amies nous donnent le nécessaire pour le premier jour. Notre groupe, à notre sorte de Samsoun trois mois auparavant, s’élevait à deux mille familles, composées d’environ 8.000 personnes. Les débris de 15 familles seulement parviennent à Alep.

A notre arrivée, une de nos sœurs tombe grièvement malade ; elle meurt le lendemain à l’hôpital municipal. Nous ne tardons pas à être toutes victimes du typhus. Sans argent, sans souliers, nous touchons au dernier degré de la misère. De temps en temps, quelques personnes charitables nous envoient quelques modestes aumônes.

Un mois après, notre vieille et bien-aimée supérieure meurt aussi. Les épreuves de <p.142> toute sortes, le double fardeau de son âge et de sa charge l’avaient abattue et brisée.

Ne connaissant personne dans cette ville, nous nous employons, à peine rétablies, à servir à domicile les typhiques pour gagner notre pain quotidien. Notre unique occupation consiste, pendant près de cinq mois, à veiller, nuit et jour, au chevet des malades. <p.143>

  
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J. Naayem, Les Assyro-chaldéens et les Arméniens massacrés par les Turcs.
Documents inédits recueillis par un témoin oculaire, Paris, Bloud § Gay, 1920
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