J. Naayem

Les Assyro-chaldéens et les Arméniens
massacrés par les Turcs

Les massacres des Kharpourt

A la fin de 1918, j’ai fait la connaissance à Constantinople d’un commerçant de Kharpout : Djordjis Toumas Kéchiche, témoin oculaire des massacres qui eurent lieu dans sa ville. J’ai transcrit mot à mot ce qu’il m’a raconté et, pour mieux garantir la véracité de ses dires, je lui ai demandé d’apposer sa signature au bas du récit que voici :

Djordjis Toumas KéchicheLes Turcs commencèrent d’abord par arrêter quelques notables et surtout les professeurs d’écoles ; ils s’emparèrent ainsi, entre autres, d’Achour Yussef qui était rédacteur du journal Murched (Moniteur) organe des Assyro-Chaldéens de la ville et professeur au collège américain. C’était, si j’ai bonne mémoire, vers le commencement du mois de mai 1915. Les personnes ainsi arrêtées furent mises en prison et leurs maisons perquisitionnées. Heureusement que rien de compromettant ne fut trouvé. Les demeures des Assyro-Chaldéens (Jacobites) subirent le même sort. Les notables et professeurs chrétiens mis en état d’arrestation restèrent quinze jours en prison. <p.144>

Entre temps, le gouverneur de la ville, Sâbit bey, se rendit à Erzeroum. Sous prétexte d’une épidémie de typhus, on ferma toutes les écoles. D’Erzeroum, le Vali retourna à Mezré, quelques jours après. C’était un vendredi. Il entra au gouvernorat où il présida un conseil qui dura plus d’une heure. Pendant ce temps, il était défendu aux chrétiens de pénétrer dans le Sérail. Je me trouvais dans la cour de notre église en compagnie d’amis. Je m’y étais caché pour éviter d’être enrôlé dans l’armée. De là je remarquai des gendarmes, en nombre, qui faisaient la ronde.

Ensuite, vers 9 heures, je les ai aperçus conduisant un Arménien qu’ils avaient arrêté. Le soir, mon jeune frère Yohanna, âgé de 7 ans, vint me voir à l’église et me dit en pleurant que mon père me demandait. Je quittai aussitôt l’église, mais, – oh surprise ! – tous les chrétiens que je croisais en chemin étaient alarmés ! Arrivé, haletant, à la maison, je vis chez moi tous mes parents ainsi que ma tante en pleurs. J’ai compris alors qu’on avait arrêté mon oncle Barsom-Kéchiche, commerçant. Mon père, inquiet et fortement impressionné, était devenu pâle comme un linceul ; il se tenait dans un coin, silencieux. Ce n’est qu’une heure environ après, que mon père rompit le silence et put nous raconter ce qui suit : <p.145>

– J’étais au marché lorsque le vali y arriva avec le commandant. Il se rendit avec lui au gouvernorat et tint un long conciliabule. Un quart d’heure plus tard l’emplacement du marché fur cerné par des soldats. On fit un triage et tous les chrétiens sans distinction, depuis l’âge de 14 ans, furent arrêtés et jetés en prison. Mon pauvre frère Bersom fut alors arrêté. Ce n’est qu’à grande peine que j’arrivai à me sauver. Kévork agha fut mon sauveur, car c’est lui qui me conseilla de fuir le marché où il pressentait qu’une arrestation générale aurait lieu. Mais le malheureux Kévork lui-même fut arrêté quelques instants après, sauvagement bousculé et conduit en prison. Je pus assister, en outre, de loin, aux arrestations de Boghos et Marderos Tchatalbâche, deux frères, ainsi que d’Abraham Tacho et de beaucoup d’autres Assyro-Chaldéens. Je fus à mon tour arrêté deux fois en chemin, mais la Providence voulut que je recouvre ma liberté. Le lendemain, vers 8 heures, un crieur public placé au haut de la citadelle annonça : « Chrétiens, sachez que celui qui n’ouvrira pas son magasin comme à l’ordinaire sera livré à la cour martiale et condamné à mort. Pourquoi craignez-vous ? Vous ne courez aucun danger. Rassurez-vous. »

Mon père, peu rassuré par les mots du crieur, n’osa pas aller ouvrir son magasin. <p.146> Je voulu y aller moi-même, puis nous changeâmes d’idée : ce fut mon oncle qui passa chez nous prendre les clefs et qui alla ouvrir notre magasin. Mais quelques heures ne s’étaient pas écoulées qui nous apprîmes que tous les négociants du marché avaient été emprisonnés. Au cours de la journée, des agents de police et de gendarmes vinrent chez nous. Ils tenaient en main une liste, sur laquelle figurait aussi le nom de mon père qu’ils voulurent arrêter. Ma mère se présenta à la porte du logis et déclara que tous les hommes étaient sortis. En effet, nous avions tous pris la fuite par les terrasses et nous nous rendîmes à l’Evêché. Là nous trouvâmes l’évêque, Mgr Mansour, dans sa chambre.

Le saint homme récitait des prières, il avait barricadé toutes les portes. Nous présence auprès de lui pouvant donner lieu à l’arrestation de l’évêque, nous quittâmes donc cette demeure. Mon père alla alors se réfugier chez Minasse agha Tchatalbâche ; mon cousin et moi, nous allâmes nous cacher chez Achour effendi. A quelque temps de là, ma mère vint en pleurant, déclarer que les soldats allaient l’importuner à chaque instant, lui demandant à tout prix mon père et ses enfants. Ils lui disaient qu’ils voulaient conduire mon père au gouvernorat pour lui <p.147> faire subir un simple interrogatoire et qu’ensuite il serait relâché. Craignant que ces sauvages ne fissent du mal à ma mère et aux nôtres, mon père décida bravement de retourner à la maison. Là il rencontra des gendarmes qui l’attendaient pour l’emmener. Il les prie de lui permettre de changer de linge et d’embrasser ses enfants avant de parti. Une de mes tantes arrive ; elle tient son bébé dans ses bras. Exaspérée elle dit aux gendarmes :

– Lâches vous êtes, vous avez arraché mon mari de son foyer pour le conduire à Mezré. A présent vous voulez prendre mon beau-frère. Ne craignez-vous donc pas la colère de Dieu. Qu’ont-ils fait, ces innocents, pour que vous les traitiez ainsi ?

– Soyez sans inquiétude, répondaient hypocritement les gendarmes, vos hommes ne tarderont pas à rentrer dans leurs foyers.

En attendant, les quartiers populeux des chrétiens se vidaient. Il ne restait plus que quelques jeunes gens. Presque tous les hommes furent conduits à Mézré, où ils furent enfermés au nombre de 1.500 dans une grande maison appelée Kirmisi-Konak. Personne ne pouvait aller causer avec eux, mais il était permis aux parents de leur apporter de la nourriture.

Comme les Turcs disaient qu’ils en <p.148> voulaient seulement aux Arméniens, l’évêque Mansour avec les notables de la nation, Elia effendi Tacho, Bedik Zadé Arakél allèrent trouver le Vali ainsi que le commandant et le député de la ville et les supplièrent, n’étant pas Arméniens et ne faisant partie d’aucune association politique, de les épargner. Un notable musulman très influent dans le pays, nommé Bek-Zadé et qui était présent dit au Vali, les larmes dans les yeux : « Pourquoi traitez-vous ainsi ces pauvres malheureux qui ne sont coupables de rien ? » Le Vali et les autres notables promirent alors d’en référer à Constantinople et d’obtenir grâce pour la communauté assyro-chaldéenne. Quelques jours après, en effet, une réponse favorable arriva du pouvoir central et les Assyro-Chaldéens furent ainsi épargnés.

Mais malgré cet ordre le gouverneur ne relâcha pas ceux de Assyro-Chaldéens (Jacobites) qui avaient été déjà arrêtés avec les Arméniens et conduits à Mézré ; tous sans distinction furent conduits hors de la ville et massacrés au nombre de 1.5000. Heureusement que mon père se trouvait encore emprisonné à Kharpout.

Après ces événements le crieur public annonça : « Les habitants chrétiens de chaque quartier doivent à tout de rôle quitter la ville pour être dirigés sur Ourfa. Les Assyriens <p.149> doivent partir le mercredi… » (Assyro-Chaldéens jacobites).

Comme mon père était Moukhtar – chef de quartier – ils le firent sortir de la prison pour procéder avec son concours à l’inscription des habitants de son quartier. Cette opération terminée, mon père, malgré l’ordre d’épargner les Assyro-Chaldéens, fut de nouveau jeté en prison. Le crieur public répéta l’ordre des déportations. Il y avait 556 Arméniens et Assyro-Chladéens en prison. Ceux-ci furent relâchés pour être déportés avec leurs familles. Les quartiers se vidaient ainsi à tour de rôle. Par bonheur le crieur public annonça un jour que les Assyriens pouvaient rester.

Jugez de la joie de notre communauté. Tous jubilaient. Les notables se rendirent aussitôt chez les Vali et lui firent un cadeau de 500 Lt. en or. Ils prièrent en même temps le gouverneur de communiquer l’ordre du pouvoir central en faveur des Assyro-Chaldéens dans les environs de la ville où il y en avait beaucoup Un Mudir (Maire) étant arrivé, on alla le prier d’épargner, vu l’ordre reçu de la capitale, les villageois assyriens et pour les convaincre, on lui fit des cadeaux. Il promit de les sauver mais en rentrant dans son village le barbare les tua tous, même les femmes et les enfants.

A Adyaman, une petite ville, il ne restait <p.150> presque plus trace de chrétiens. Tous avaient été massacrés à coups de hache et jetés dans le fleuve traversant cette contrée. Les prêtres surtout furent torturés avec une sauvagerie inouïe.

Voici les noms de quelques villages habités par des Assyro-Chaldéens ; Chiro, Aïwtos, Gurarguar, Malatia (ville), etc.

Ces barbares avaient soif de sang. Trois mois après ces événements tragiques le gouverneur général s’étant absenté on commença une nuit par arrêter tous les Assyro-Chaldéens et à les diriger sur la maison dite Kirmisi-Konak. On vint frapper à notre porte. C’était Abdenour, un de nos coréligionnaires. Il dit à mon père d’aller chez lui. Mon père s’y rendit. Il revint une heure après nous informer qu’un Turc s’était rendu chez Abdennour pour le demander. C’était un commerçant qui faisait des affaires avec mon père, dont il avait à recevoir une somme ; il était pressé de venir réclamer son argent parce qu’il avait à recevoir une somme ; il était pressé de venir réclamer son argent parce qu’il avait appris que tous les Assyro-Chaldéens seraient arrêtés dès le lendemain. Cette déclaration de mon père nous terrifia. C’est était fait de nous cette fois. A l’aube, mon père, mon cousin Dawoud et moi, nous prîmes la fuite et allâmes nous cacher au fond du puits. Nous demandâmes aux nôtres de creuser dans un coin du jardin et <p.151> d’y enfouir tous les effets précieux et les marchandises que nous possédions. Nous attendions d’un moment à l’autre avec effroi l’arrivée des malfaiteurs qui devaient nous conduire à la mort.

Heureusement, vers midi, un de nos parents qui connaissait notre cachette vint nous crier d haut de la margelle du puits : « Sortez il n’y a plus rien à craindre. Le massacre des Assyro-Chaldéens a été arrêté ».

Dans les massacres de Kharpout j’ai perdu mes oncles Barsom-Kechich, Boghos et Mardiros ; mes cousins, Nouri et Channès ; Achour Youssouf, Donabète et Kéwork Kerbez, des parents.

  
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J. Naayem, Les Assyro-chaldéens et les Arméniens massacrés par les Turcs.
Documents inédits recueillis par un témoin oculaire, Paris, Bloud § Gay, 1920
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