Qui est responsable ?

Il est clair que toutes les décisions de la déportation et de ses conséquences sont entre les mains du gouvernement : tout-puissant, il fait très exactement ce qu'il veut et quand il le veut ; l'administration officielle est derrière lui, obéissante et disciplinée. C'est donc un bien pauvre argument que Halil, le président de la Chambre, oppose à l'ambassadeur d'Allemagne en affirmant : « Le gouvernement n'approuve pas les massacres et autres atrocités, mais il n'est pas toujours en mesure d'empêcher les excès commis par la masse et les autorités subalternes ont commis des erreurs lors de l'exécution des mesures de déportation16. »

Peut-être le pouvoir n'appartient-il toujours qu'à ce petit clan du Comité Union et Progrès qui ne compte qu'une quarantaine d'hommes, mais ils déterminent tout et personne ne proteste. Leur volonté implacable se double en effet d'un usage de la terreur qui explique la cohésion et l'obéissance de l'administration. Il y a quelques exemples de fonctionnaires qui refusent d'appliquer ces mesures inhumaines ou le font avec modération ; toute relative qu'elle soit, c'est encore trop : à peine est-elle connue que le fonctionnaire est destitué, parfois emprisonné, puni lui-même — et c'est pis encore s'il refuse de mettre en œuvre la déportation. Ainsi, Djelal bey, vali d'Alep, sera rappelé et remplacé par un fonctionnaire plus dur, Békir Sami bey ; c'est l'exemple le plus connu, mais la même chose arrivera au vali d'Angora ; et nombreux sont les kaïmakams ou les mutessarifs qui seront destitués, l'un d'eux sera même exécuté.

Car le Comité a conservé dans tout le pays le réseau de membres sur lesquels il s'était appuyé dès avant 1908 et il l'a même développé, pour la circonstance, en une sorte d'administration parallèle, secrète comme tout ce qui le caractérise et toute-puissante. Elle sert cette fois à assurer et à contrôler, par-dessus l'autorité officielle des responsables administratifs, l'exécution des mesures décidées à Constantinople ; elle a d'ailleurs un nom spécifique, Techkilat-i Mahsoussé, ou « organisation spéciale ». Son fonctionnement a bien été mis en lumière au cours du procès dit des « Unionistes » qui eut lieu en 1919 à Constantinople : formée d'individus sortis de prison dans ce but, elle recevait ses instructions soit de Constantinople soit sur place, mais toujours de membres du Comité. Et elle avait pour raison d'être essentielle la mise en œuvre des pillages et des massacres, à l'encontre des Arméniens mais certainement aussi, quoique à un degré beaucoup moindre, aux dépens d'autres parties de la population. Les documents cités à ce procès, et l'acte d'accusation lui-même, publiés à l'époque dans le Journal officiel de l'Empire (Takvim-i Vakayi), montrent le rôle primordial indiscutablement joué dans cette affaire par les chefs du Comité : Nazim, Djevad, Behaeddine Chakir, à côté d'Enver, de Djemal, de Talaat dont tous attestent qu'il fut l'instigateur décisif et en dernier ressort le maître de la déportation.

A l'aide des rapports allemands, on voit ainsi apparaître une sorte de répartition des tâches : Djemal déclare que « c'est Talaat Pacha qui décide de l'étendue de la déportation tandis que lui, Djemal Pacha, se préoccupe uniquement de la réalisation du point de vue militaire des ordres donnés par le ministère de l'Intérieur16». Ainsi s'explique la présence dans chaque ville de délégués du Comité venus assister les représentants officiels du gouvernement, c'est-à-dire les surveiller, les obliger à exécuter les mesures décidées à Constantinople ou même, parfois, à rapporter sur place les ordres généraux d'apaisement ; et, quand ces fonctionnaires sont récalcitrants, eux-mêmes les remplacent aussitôt. A Erzeroum, par exemple, le lieutenant allemand Stange note au mois d'août 1915 : « La déportation et la destruction des Arméniens ont été décidées par le comité des Jeunes Turcs à Constantinople, bien organisées et conduites avec l'aide des militaires et de volontaires. A cet effet, des membres du comité étaient sur place : Hilmi Bey, Shakir Bey, délégué à Erzeroum, Seyfulla Bey ; en outre, en poste ici : Chulussi Bey, chef de la police, Mahmud Kamil Pacha, commandant en chef 16. »

Les hommes qui dirigent alors la Turquie n'apparaissent plus seulement comme les membres d'un groupe décidé et violent où l'on aime à jouer aux cartes et où l'on manie facilement le revolver, mais comme de dangereux criminels. Le témoignage de Morgenthau prend ici toute sa valeur : « Un jour je discutai ces procédés avec Bedri Bey, le préfet de police de Constantinople. Bedri décrivit avec un plaisir répugnant les tortures infligées ; il ne cachait pas que le gouvernement en était l'instigateur et, comme tous les fonctionnaires turcs, il approuvait ce traitement de la race abhorrée. Il me raconta que les détails des opérations étaient discutés aux réunions du Comité Union et Progrès. Chaque nouvelle méthode de martyre était saluée comme une découverte magnifique et les membres assistant régulièrement à ces conseils se perdaient en efforts pour inventer quelque chose d'original41. » Et c'est sur leurs semblables qu'ils s'appuient, ainsi que le constate le consul allemand à Erzeroum : « Dans le comité local, un petit groupe d'individus, assez médiocres, mais qui terrorisent les autres, poussés par leurs intérêts personnels et leur cupidité, ont prêché une campagne d'extermination des Arméniens. Ce sont du reste les mêmes qui, par leur brutalité dans les territoires conquis par la Turquie, à Ardanus, Ardahan, Olti, etc., ont discrédité la cause turque pour longtemps, sinon pour toujours, auprès des habitants musulmans de la Russie. Malheureusement, l'influence occulte de ces hommes, qui en outre sont tout à fait antiallemands, est bien plus grande qu'on aurait tendance à le croire généralement. Cette influence, ils l'ont acquise par leurs méthodes terroristes, et elle ne pourrait disparaître que par une action énergique contre eux. Une extension de l'influence et des méthodes de gouvernement de ces individus constitue un danger non seulement pour la Turquie, mais aussi pour nous, ses alliés. Le règlement du problème arménien a clairement montré, en effet, combien le pouvoir de gouverner est un instrument dangereux entre les mains de personnes n'exerçant aucune responsabilité, et mues uniquement par des intérêts personnels16. »

Du côté de la population musulmane, même si elle n'est pas directement impliquée dans l'exécution des mesures, le gouvernement turc trouve néanmoins un appui identique et utilement complémentaire : d'abord parce que le génocide — tout au moins dans sa phase première de déportation — ne fait qu'amplifier des actes auxquels l'élément musulman est habitué depuis des siècles à l'égard de la population chrétienne ; et nous avons vu comme il était facile, en 1895, en 1909, de l'entraîner sur le chemin du fanatisme et du racisme. Cette fois-ci, la proclamation du Djihad a relancé la violence et les appels, religieux ou civils, entretiennent un climat d'encouragement à la persécution. De plus, le caractère officiel des mesures prises laisse évidemment toute latitude aux musulmans de profiter de la situation faite aux giaours : puisque ce sont des ennemis déclarés du gouvernement, il n'y a pas à se gêner pour piller et violer. Personne ne sera puni.

D'ailleurs, le gouvernement a pris d'autres mesures tout aussi officielles qui permettent aux musulmans de s'installer dans toutes les possessions laissées par les Arméniens (maisons, champs, magasins), et de récupérer tous leurs biens à des prix qui ne sont souvent même pas dérisoires : « A Tell Abiad, des Arméniens ont vendu leurs filles de huit à douze ans, d'abord pour 2 medjidié (0,4 livre turque) puis pour un, et moins, ou encore pour rien16. »

Ils peuvent en effet tout prendre, et même les femmes ou les enfants, du fait de la politique gouvernementale d'islamisation forcée des victimes. Le gouvernement favorise aussi l'installation de tous les émigrés musulmans dans les terres et les villages arméniens, pour compléter sa politique de turquification : ainsi, non seulement il n'y aura plus d'Arméniens dans les provinces arméniennes, mais elles seront entièrement turques.

Et les simples particuliers sont eux aussi soumis à de lourdes peines s'ils essaient d'aider les Arméniens non pas même à éviter la déportation, mais à subsister : on rapporte ainsi que « deux Turcs furent pendus pour avoir abrité ou offert d'abriter quelques-uns de leurs amis arméniens31». Partout, une terrible forme de cordon non sanitaire est mise en place pour empêcher les quelques musulmans charitables, émus de tant de détresse, de donner même de l'eau aux victimes. Enfin, comme d'habitude, et même s'ils le nieront plus tard, les Kurdes participent en Anatolie à toutes les dégradations, apportant leur aide traditionnelle aux troupes officielles.

 

Mais un facteur plus décisif a permis le développement efficace du génocide. Car, quelle que soit l'unanimité officielle ou personnelle de la population musulmane, l'efficacité du plan n'eût pas pu être totale si les grandes puissances étaient intervenues. On peut le mesurer aux rares exemples de sauvetage effectués, en particulier à Moussa Dagh, par les troupes de l'Entente ; cela est clair également au Caucase dans le lien déjà signalé entre la persistance des massacres et la tenue du front contre les Russes. Lorsque les Russes évacuent Van à la fin de juillet 1914, les troupes turques pillent et incendient la ville dont elles ont repris le contrôle ; et l'événement se reproduira plusieurs fois, les réfugiés arméniens suivant finalement les mouvements de l'armée russe.

Car la Turquie a beau se vouloir désormais, sous la conduite des Jeunes Turcs, un Etat souverain, elle dépend encore totalement des Puissances. La guerre, déjà, facilite la tâche du gouvernement, puisque tout le monde est bien évidemment occupé ailleurs, et ce n'est pas par hasard que toutes les mesures qu'il prend suivent les déclarations de guerre d'août 1914, puis l'entrée en guerre contre la Russie, enfin l'échec des Alliés devant les Dardanelles.

Reste néanmoins une très grande puissance qui peut, elle, intervenir, puisqu'elle est l'alliée de la Turquie, et une alliée qui détient à Constantinople même le vrai pouvoir des décisions de guerre : l'Allemagne. Or, quelles que soient ses réticences et ses gênes, surtout quand elle prend conscience d'être accusée par l'opinion internationale de complicité dans l'horreur du massacre (et beaucoup de récits vont circuler qui mettront directement en cause les officiels allemands), l'Allemagne est trop soucieuse de la victoire militaire pour compromettre sa présence en Turquie : elle soutient le gouvernement turc et l'assure publiquement de son appui dans l'affaire. Au cours d'une conversation avec Wangenheim en octobre 1915, Morgenthau reçoit à propos de la question arménienne une réponse très claire de l'ambassadeur allemand : « Tout cela est peut-être vrai, mais le grand problème pour nous est de gagner cette guerre41. »

L'Allemagne aura beau adresser de temps en temps des mémorandums au gouvernement turc (le 4 juillet et le 9 août), intervenir un peu pour freiner les déportations ou adoucir les conditions de vie des déportés, ce sont les mises au point officielles qui comptent et elles sont tout aussi claires : « Les mesures de répression décrétées par le Gouvernement Impérial contre la population arménienne des provinces de l'Anatolie orientale ayant été dictées par des raisons militaires et constituant un moyen de défense légitime, le Gouvernement Allemand est loin de s'opposer à leur mise en exécution, tant que ces mesures ont le but de fortifier la situation intérieure de la Turquie et de la mettre à l'abri de tentatives d'insurrections. A ce sujet, les vues du Gouvernement Allemand s'accordent tout à fait avec les explications données par la Sublime Porte en réponse aux menaces que les puissances de l'entente lui avaient adressées dernièrement à la suite des prétendues atrocités commises sur les Arméniens en Turquie16. » Ainsi débute le mémorandum du 4 juillet...

Et de fait, quand l'ambassadeur proteste, c'est parce que les choses sont trop visibles : le gouvernement de Berlin aura été gêné d'une intervention au Parlement ou d'une requête des missionnaires (car certains, dont Lepsius, arrivent, malgré leur patriotisme, à protester : ils n'aiment pas cette image de l'Allemagne). De son côté, le gouvernement turc admet difficilement, même de son allié, la moindre entrave dans son action. La « notice » officielle qu'il consent à donner comme réponse le 22 décembre aux communications de l'ambassade est en effet très nette : après avoir fait remarquer « que les mesures prises à l'égard de la population arménienne de l'Empire rentrent dans le domaine des actes d'Administration intérieure du pays ; elles ne sauraient donc faire l'objet d'une démarche diplomatique fussent-elles de nature à toucher inévitablement aux intérêts des étrangers y établis. En effet, il est incontestable que tout Etat a le droit de prendre les mesures propres à enrayer un mouvement subversif propagé sur son territoire ; surtout lorsque ce mouvement se produit en temps de guerre », elle indique en conclusion que « les réserves formulées par l'Ambassade Impériale d'Allemagne... ne peuvent qu'être déclinées ». Mais, dès le 31 mai, Wangenheim signale qu'Enver « demande instamment que nous ne le gênions pas16. »

 

En fait, le gouvernement a su profiter, avec lucidité et un réel génie, appliqué à l'horreur, d'une situation unique où l'opposition internationale se trouve bloquée, soit parce que les Puissances sont devenues officiellement des ennemies, soit parce que, même alliées, elles sont enchaînées et doivent marcher avec lui. C'est exactement ce que dit Talaat dans une conversation que Wangenheim rapporte au Chancelier du Reich : « La Porte veut profiter de la guerre mondiale pour se débarrasser complètement de ses ennemis internes (résidents chrétiens), sans être dérangée par une intervention diplomatique étrangère16. » Et Enver, pourtant réputé germanophile, ne se cachera pas pour dire à Morgenthau : « Les Turcs et les Allemands ne s'aiment pas. Nous sommes leurs alliés parce que c'est notre intérêt. Quant à l'Allemagne, elle nous aidera tant qu'elle aura besoin de nous ; et vice versa41. »

En réponse aux accusations internationales qui déferlent à la suite du communiqué allié de mai 1915, la Turquie peut donc inébranlablement répéter la thèse mise au point à Constantinople : le gouvernement a été dans l'obligation de prendre une mesure « héroïque » de déportation contre une population suspecte, engagée par ses chefs dans une insurrection révolutionnaire qui représente à l'égard de l'Etat une trahison d'autant plus grave qu'elle a lieu en pleine guerre, renforce par un coup de poignard dans le dos l'ennemi russe héréditaire et doit permettre une sécession arménienne, donc une mutilation du territoire.

 

Complot — collusion avec l'ennemi — sédition : c'est la trame de tous les textes que va publier ou inspirer le gouvernement. Ce sont d'abord cinq communiqués transmis du 4 juin au 16 juillet 1915 par les agences de presse de Constantinople, textes plus ou moins officiels, le premier en tout cas, qui répondent à chaque fois au même désir de justifier les actes du gouvernement par une interprétation des événements qui permette, mieux que le trop facile « démenti le plus formel34» du 4 juin, de s'opposer aux récits qui parviennent en Europe, donc aux articles ou aux communiqués qui y font écho. Puis apparaissent diverses brochures : « Vérité sur le mouvement révolutionnaire arménien et les mesures gouvernementales » (15 p. — 1916), « Aspirations et agissements révolutionnaires des comités arméniens avant et après la proclamation de la Constitution ottomane » (416 p. + 146 p. de photos et de fac-similés — 1916 et 1917 pour la traduction française), « Evénements insurrectionnels qui ont nécessité le déplacement des Arméniens » (54 p. — 1919). Parallèlement, des publicistes turcs ou allemands publient des textes destinés à consolider et diffuser la thèse. Comme toujours en pareil cas, la propagande recourt à divers documents détournés de leur sens, accumule des photographies auxquelles on peut aussi bien faire dire tout autre chose, multiplie les falsifications, invente — et se contredit, puisqu'on y voit, par exemple, les Arméniens décrits à la fois comme révolutionnaires dangereux et comme populations pacifiques.

Le premier communiqué turc affirme ainsi : « Les Arméniens d'Erzeroum, Dertchum (Terdjan), Eghin, Sassoun, Bitlis, Mouch, et de la Cilicie n'ont été l'objet d'aucune mesure de la part des Autorités impériales puisqu'ils n'ont commis aucun acte de nature à troubler l'ordre et la tranquillité publics. » Et il reprend aussitôt la vieille antienne des agents étrangers provocateurs : « Ceux qui sont au courant des choses d'Orient savent parfaitement que ce sont les Agents de la Triple Entente, particulièrement ceux de la Russie et de l'Angleterre, qui, profitant de chaque occasion, excitent à la révolte contre le Gouvernement Impérial les populations arméniennes34. » Le même thème apparaît dans la brochure de 1916 où on peut lire après la reconnaissance des « abus » de la déportation : « mais si déplorables qu'ils soient, ces faits étaient inévitables à cause de l'indignation profonde des populations musulmanes contre les Arméniens qui travaillaient par la révolte et la trahison à mettre en danger l'existence d'un pays dont ils étaient les nationaux47. »

Il faut bien noter à ce propos l'ambiguïté des relations traditionnelles entre les Arméniens de Constantinople et le pouvoir turc, puisque le gouvernement peut s'appuyer sur elles pour étayer ainsi sa thèse : « De tout ce qui a été exposé jusqu'ici, il se dégage la conclusion que les comités qui, déjà avant la Constitution, avaient commencé à agir et à courir derrière l'ombre de l'indépendance arménienne, ont été un véritable fléau pour le pays et pour tous ceux qu'ils ont entraînés à leur suite. L'histoire, le plus juste et le plus impartial des témoins, proclame que depuis la fondation de l'Empire ottoman jusqu'au commencement de l'activité révolutionnaire des comités, les Arméniens ont mené dans ce pays une existence calme et prospère, jouissant de la confiance pleine et entière des musulmans. Cette confiance fut naturellement ébranlée lorsque surgit l'idée d'une Arménie indépendante et que, pour la réaliser, les Arméniens se firent les instruments des Anglais et des Russes et se laissèrent pousser à des soulèvements. Certes, il ne manquait pas parmi eux de gens sensés qui, tel que Cazaze Artine (Haroutioune Amira) se montrèrent toujours opposés à cette idée. Ils furent traités de traîtres à la nation, mais les événements ne tardèrent pas à leur donner raison34. »

 

La lecture de ces documents jette en outre a posteriori une très intéressante lumière, assez inattendue, mais tout à fait dans la logique du Comité, sur les événements qui ont, en Turquie, précédé la guerre.

Car, à présent, c'est d'une tout autre façon que ces textes racontent la révolution de 1908 et ses péripéties : les partis révolutionnaires arméniens — eux à cause de qui a lieu la déportation — sont présentés comme hostiles au gouvernement dès cette période, coupables même de la tentative de contre-révolution d'avril 1909, fautifs à Adana. Et à propos de ce massacre, Djemal donnera plus tard dans ses Mémoires le chiffre de 15 000 victimes arméniennes. Si l'on se souvient des estimations officielles publiées à l'époque par le gouvernement jeune turc (5 000 victimes arméniennes), on pourra juger de la stratégie qui est ainsi révélée. Et si l'on se rappelle de quelle façon les Arméniens ont préparé et vécu avec les Jeunes Turcs la révolution, on éprouve plus que de l'étonnement : on découvre que, derrière les apparences de la fraternité, les Jeunes Turcs n'ont jamais cru à autre chose qu'à leur propre prise de pouvoir, et pour un Etat uniquement turc.

 

Il y a autre chose encore : une dénonciation exaspérée du nationalisme arménien qui prouve manifestement à quel point les Jeunes Turcs refusent, viscéralement pourrait-on dire, la coexistence multinationale et multi-confessionnelle dans l'Etat turc. Car on ne reproche pas seulement aux Arméniens d'avoir fait intervenir les grandes puissances en 1913-1914 pour obtenir des réformes contraires à l'unité de l'Etat, reproche à la limite acceptable si ces réformes et le recours aux Puissances n'avaient pas été rendus nécessaires par la mauvaise volonté du gouvernement : on remonte à l'intervention arménienne auprès du Congrès de Berlin de 1878.

Dans la première brochure où il se justifie, le gouvernement turc dira bien clairement — et cela sonne comme un aveu — que « la population musulmane qui se rendait bien compte que c'est aux menées des Arméniens qu'elle devait la blessante ingérence étrangère dans les affaires du pays, ne pouvait s'empêcher de ressentir à l'égard de ses compatriotes félons et traîtres, une haine aussi naturelle que profonde47». En réalité, on fait essentiellement grief aux Arméniens d'exister en tant qu'ethnie vivante et cohérente. Il est en effet frappant de voir la place que tiennent dans les « Aspirations et agissements révolutionnaires des comités arméniens » les textes et les photographies ayant pour simple objet l'histoire et la littérature arméniennes ; comme ces textes sont extraits pour la plupart des manuels scolaires, cela revient en fait à reprocher aux Arméniens de maintenir l'étude de leur langue et de leurs traditions...

Cela étant, à côté d'une longue liste d'atrocités imputées aux Arméniens, ce volume reprend aussi l'ensemble des faits sur lesquels se fonde l'accusation de trahison et donc, puisque cela la justifie, l'action de la déportation. Aux faits déjà signalés, s'ajoutent le départ volontaire de Pasdermadjian, ancien député, pour le Caucase, où il rejoint les unités arméniennes qui agissent de concert avec l'armée russe — et la pendaison, pour motifs politiques, d'un petit nombre de notables ou de membres des partis arméniens, en particulier hentchak*. Le volume en question reprend donc un grand nombre de textes attribués aux partis arméniens (procès-verbaux de congrès, dépêches, proclamations, articles, etc.) et il est vrai que, donnant la priorité depuis sa création à des manifestations publiques à Constantinople et surtout à des tentatives de résistance armée, le parti Hentchak n'a pas, comme le Daschnaktsoutioun, accepté l'alliance des Jeunes Turcs, gardant toujours ses distances.

Mais, comme tout le monde s'accorde à reconnaître qu'il n'existe en réalité pas la moindre preuve d'une organisation insurrectionnelle chez les Arméniens, c'est plutôt sur l'accusation de collusion avec l'ennemi russe qu'il faut insister. Même si cette accusation se fonde généralement sur l'action des Arméniens de Russie, qui sont, eux, inévitablement conduits à faire la guerre dans les rangs de l'armée russe, on ne peut pas ignorer l'attirance profonde que continue malgré tout d'exercer la Russie sur les populations arméniennes de Turquie. Certes, les Arméniens manifestent leur loyauté à l'égard du gouvernement — et elle est reconnue ; mais il s'est créé beaucoup de liens avec les compatriotes de l'autre côté de la frontière et ces liens sont très vivaces à l'approche de la guerre, comme en font foi les archives diplomatiques russes, où l'on trouve, dès les années 1880, des correspondances directement adressées aux autorités du Caucase, sans parler bien sûr des lettres d'information régulièrement adressées, et souvent par le patriarche de Constantinople lui-même, au Catholicos d'Etchmiadzine, qui y puise la matière d'appels au Tsar. Il est donc vrai que les Arméniens de Turquie ont souvent les yeux tournés vers Erivan et Tiflis (où l'on demande de façon instante une intervention russe pour des réformes et même pour une occupation), vers Saint-Pétersbourg ; à Constantinople, on n'a pas oublié la chaleur avec laquelle ils ont accueilli en 1878 les troupes russes d'occupation et on doit être au courant des contacts qu'ils nouent avec les représentants du gouvernement russe. C'est ainsi qu'en 1912, l'ambassadeur de Russie rapporte à son ministre les entretiens qu'il a eus avec Zohrab et un autre notable arménien, ou avec le patriarche lui-même. Et le vice-consul de Bayazid fait savoir à la même époque que « les Arméniens désirent un protectorat russe et l'occupation de l'Arménie24. »

Après l'entrée en guerre, et même si la plupart des volontaires arméniens qui rejoignent l'armée russe viennent d'Europe ou d'Amérique et non de Turquie, le gouvernement turc peut donc jouer avec vraisemblance l'amalgame et monter en épingle les compliments que le gouvernement russe adresse, de la tribune de la Douma, à ses fidèles Arméniens — retrouvant ainsi l'arme dont il s'est si souvent servi dans le passé : dénoncer les manoeuvres des agents étrangers. Mais les représentants allemands jugent eux-mêmes avec sévérité ces textes du gouvernement turc, disant leur étonnement devant « la naïveté de la Porte qui s'imagine pouvoir nier par d'odieux mensonges la réalité des crimes commis par les fonctionnaires turcs16 ».

 

 

* - Vingt et un Hentchaks sont pendus en juin 1915 à Constantinople, pour la participation de quatre d'entre eux à un complot déjà ancien de l'opposition « libérale » du prince Sabaheddine. Dans d'autres villes, on procédera également à quelques pendaisons « pour crimes politiques », « menées révolutionnaires », etc.

 

 

 

   

Imprescriptible,
base documentaire
sur le génocide arménien

  © Jean-Marie Carzou
Arménie 1915, un génocide exemplaire
, Flammarion, Paris 1975

édition de poche, Marabout, 1978 | réédition, Calmann-Lévy, 2005