Yves Ternon

Enquête sur la négation d'un génocide

Chapitre III
Les architectes du génocide

I. LE MAîTRE D'OEUVRE : LE DOCTEUR NAZIM

« Nazim apparaît comme le cerveau insaisissable et invisible des crimes invoqués dans les cinquante-deux documents1. » On le rencontre à toutes les étapes de l'évolution de l'Ittihad. Il l'a précédée et lui a survécu en ne laissant d'autre trace que les idées qu'il avait inspirées et les tendances qu'il avait dirigées. Etudiant en médecine à Constantinople, Nazim fut exilé à Paris où il acheva son cycle universitaire. Il fut l'un des premiers membres du Comité Union et Progrès. Il assura la liaison entre le groupe des libéraux ottomans d'Ahmed Riza à Paris et la Société de liberté ottomane qu'avaient formée en 1906 Ismaïl Djambolat et Midhat Choukrou à Salonique. Le Comité Union et Progrès naquit en septembre 1907 de la fusion de ces deux organes, ce comité dont Liman von Sanders avouait naïvement: « [il] a toujours eu quelque chose de mystérieux. Je n'ai jamais pu savoir combien il comptait de membres ni qui ils étaient, sauf les principaux qui étaient connus de tout le monde2. » Dès 1910, le docteur Nazim devenait l'un des membres du Comité central de l'Ittihad. Avec son ami Omer Naji, il y représentait la tendance :nationaliste la plus dure. « Le docteur Nazim avait une intelligence assez bornée. C'était l'homme de l'idée fixe. "Notre empire est dépeuplé, disait-il. Nos territoires jadis si riches sont en friche [...]. Pour refaire une Turquie grande et prospère, il existe un moyen bien simple: expulser les étrangers et les remplacer par des Turcs de pure race. Nous appellerons chaque année en Turquie un demi-million d'émigrants que nous installerons à côté de nos populations [...] et, en vingt ans, nous aurons créé un Empire essentiellement ottoman"3. » Homme de l'ombre, aimant s'entourer de mystère et soignant son image d'éminence grise, cet idéologue n'apparaissait que pour rappeler le dogme et désigner la direction à suivre. En 1909, au lendemain des massacres de Cilicie, Nazim déclarait: « L'Empire ottoman doit être exclusivement turc. La présence d'éléments étrangers est un prétexte pour une intervention européenne. Ils doivent être turquisés par la force des armes4. »

Le Haut-Commissaire britannique, Horace Rumbold, le désignait à Balfour comme, peut-être, le plus important de tous les Unionistes qui oeuvrent dans l'ombres5. Un écrivain turc qui entretint avec Nazim des relations amicales, Süreyya Aydemir, faisant allusion à ses activités secrètes au cours de la Première Guerre mondiale le dénonce comme l'un des hommes « responsables de l'arme de terreur dans le Parti » et, dans un autre ouvrage, le même écrivain accuse : « [Il] porta la plus sanglante responsabilité et incarna les épisodes les plus sanglants de la période la plus sombre de notre Empire6. » La presse anglaise le condamna à plusieurs reprises: « A Smyrne, pendant la guerre, Nazim se vanta d'avoir commis un million de meurtres7. » « Dès que la guerre éclata, Nazim et ses amis bombardèrent Talaat pacha de propagande anti-arménienne8. » « Médecin par profession, mais sans conscience médicale », doctrinaire politique, cet excellent agitateur s'est révélé un redoutable manipulateur d'hommes. Nazim fut en effet l'homme noir de l'Ittihad. On le voit apparaître au moment critique pour exalter les passions et réveiller les haines. Après la déclaration du djihad, le 14 novembre 1914, Nazim parut au balcon de l'ambassade d'Allemagne et, lui qui peu avant était opposé à l'entrée en guerre de la Turquie, présenta l'Allemagne comme l'âme de trois cent millions de musulmans dévoués au Kaiser Guillaume II. On le retrouve, selon un témoin, Falih Rifki (Atay), secrétaire particulier de Talaat puis de Djemal, recrutant à l'Académie de guerre de Constantinople des officiers pour des missions secrètes9. En mai 1915, il parla à un meeting dans les environs d'Erzeroum où il appela « au massacre collectif des Arméniens en dehors des villes, des bourgs et des villages, afin d'éviter les épidémies que pourrait entraîner la décomposition des cadavres10 ».

Il n'est donc pas étonnant que le nom du docteur Nazim.ait été cité huit fois dans l'acte d'accusation comme celui du principal organisateur des bandes de tueurs de l'Organisation spéciale. Ce rôle fut confirmé par l'interrogatoire des accusés au procès des Unionistes : Atif, Djevad, Ziya Gökalp, Kutchuk Talaat et Midhat Choukrou. Ce dernier, qui était secrétaire général de l'Ittihad et qui fut le seul membre permanent du Comité central, reconnut que Nazim avait le pouvoir de démettre les vali et les mutessarif. La preuve la plus accablante fut fournie par la déposition de l'ancien vali d'Alep, Djelal. Il s'était déplacé à Constantinople pour tenter de dissuader Talaat et Nazim de poursuivre leur programme d'extermination. Nazim lui avait auparavant expliqué par lettre que le « programme avait été adopté par le Comité central après des délibérations longues et complètes ». Lors de leur entretien à Constantinople, Nazim demeura intransigeant: « Ces "mesures nécessaires et utiles" devaient être exécutées et cette "entreprise" résoudrait la Question d'Orient11 ». Nazim fut condamné à mort par contumace par le tribunal militaire turc le 5 juillet 1919. Il s'était enfui à Berlin avec Talaat et les principaux dirigeants de l'Ittihad. Après l'assassinat de Chakir, il réclama la protection de la police allemande. Dix jours après, le 27 avril 1922, il reçut du ministre de l'Intérieur du gouvernement turc, Fethi, la garantie de ne pas être inquiété s'il ne s'opposait pas au régime. Mais ce comploteur impénitent continua à conspirer. Il fut condamné à mort par le tribunal d'Ankara et pendu le 26 août 1926 en même temps que d'anciens dirigeants jeunes-turcs, Djavid, Kara Kemal et Ismaïl Djambolat12.

2. L'EXÉCUTEUR : LE DOCTEUR BEHAEDDINE CHAKIR

Les deux lettres de février et mars 1915 adressées à Djemal bey, délégué de l'Ittihad à Adana, par le Comité central, ne portaient pas dans le livre d'Andonian de signature. Il n'y avait en bas de ces lettres « qu'un paraphe illisible qui, à première vue, paraît plutôt un signe conventionnel13 ». Plusieurs mois après la publication de son livre, en 1921, à Berlin où il se trouvait pour la défense de Tehlirian, Aram Andonian découvrit dans un lot de journaux arméniens parus a Constantinople en 1920 la traduction d'une lettre de Behaeddine Chakir signée de son nom. « C'était une coupure non datée un vieux numéro du journal Joghovourti Tsaïn, probablement publié en 1920. Comme dans mon livre la lettre en question n'était signée d'aucun nom, j'ai eu a curiosité toute naturelle de savoir, pourquoi on avait mis le nom de Behaeddine Chakir au bas de la traduction. J'ai donc écrit une lettre au dit journal et on m'a répondu que cette traduction avait été faite non de mon livre qu'ils n'avaient pas vu mais un Journal turc (probablement le Sabah de l'Arménien Mihran bey, ayant comme rédacteur en chef Ali Kemal bey, connu par ses tendances anti-unionistes) qui l'avait publiée avec la signature de Behaeddine Chakir bey. Plus tard j'ai appris que le paraphe se trouvant au bas des deux lettres reproduites dans mon livre, constituaient le mot, "BEHA", nom familier donné à Behaeddine Chakir par ses intimes14. »

Cette révélation revêt une importance particulière car ces deux lettres sont, une fois corrigée l'erreur de datation de Chakir15, les premiers documents recueillis par Naïm bey. Elles exposent en outre, sans ambiguïté, les motifs de la décision du Comité central et le processus administratif à suivre, et envisagent les conséquences que l'exécution de cette « sublime intention » pouvaient engendrer. Ces deux lettres suffisent à établir la preuve du génocide.

Les accusatIons réunies contre Behaeddine Chakir permettent, à partir de sources primaires et secondaires, d'affirmer l'authenticité de ces deux lettres, plus que ne le ferait une querelle d'experts graphologues à propos d'une écriture et d'une signature difficiles à retrouver soixante cinq ans après la mort de leur auteur présumé. Lorsque le chef de la police de Constantinople perquisitionna en personne au domicile du gendre du docteur Behaeddine Chakir, le 12 décembre 1918, il découvrit des documents provenant du siège du Comité central de l'Ittihad et, en particulier des comptes-rendus de réunions secrètes tenues au centre de Nouri Osmanié. Cette documentation, complétés par les pièces recueillies par la Commission Mazhar et les dépositions de témoins au cours des procès, ainsi que que par les rapports des diplomates allemands et britanniques et les mémoires d'écrivains turcs – ces derniers amenés dans leurs autobiographies à des fuites inspirées par des rancoeurs personnelles, fuites souvent indiscrètes à l'égard de l'histoire officielle – permet non seulement de cerner la personnalité de Chakir mais d'en suivre l'itinéraire au cours des mois précédant l'extermination des Arméniens et de le situer dans l'appareil criminel comme un des rouages essentiels, le complément de Nazim.

Le docteur Nazim était un idéologue et un organisateur. Chakir se place en relais de Nazim, à la fois organisateur et exécutant. Behaeddine Chakir, né en 1877, fut dès ses débuts un homme de terrain. Exilé à Erzindjan pour ses activités révolutionnaires, il s'enfuit en Egypte et rejoignit à Paris Ahmed Riza. Deux historiens turcs publient des lettres rédigées de 1906 à 1908 par Chakir. Ces lettres montrent l'évolution des relations entretenues par les Jeunes-Turcs avec les groupes politiques arméniens. La première est datée du 22 septembre 1906, c'est-à-dire plus d'un an avant le congrès des partis d'opposition de l'Empire ottoman qui se réunit à Paris et consacra l'alliance arméno-turque16. Nazim et Chakir – dont la complicité ne s'est jamais démentie – s'adressent « à nos frères Azerbaïdjanais au Caucase ». Ils leur conseillent de s'unir aux Arméniens pour combattre leur principal ennemi, la Russie; et ils ajoutent, en contrepoint: « Les Arméniens pourront ultérieurement être remis dans le droit chemin lorsque les musulmans seront majoritaires17 ». Le 11 juin 1907, Chakir accuse les révolutionnaires arméniens de vouloir établir un Etat en le découpant dans le territoire de l'Empire ottoman18. Le 8 décembre 1907, il informe la branche de Salonique de l'Ittihad que « les accords passés avec les Arméniens sont destinés à nous profiter. Une fois que nous serons au pouvoir, il sera facile de donner une leçon à ceux qui cherchent une autonomie administrative19. » Enfin, s'adressant à ses « cohortes » en Turquie, Chakir leur explique, le 3 janvier 1908, qu'une des raisons de la coopération de l'Ittihad avec les Arméniens était de permettre au Parti de profiter de leurs ressources20.

Lorsqu'il est nommé au Comité central en 1912, Behaeddine Chakir est donc déjà un pionnier du Parti et l'un des fidèles de Nazim. On retrouve Chakir en 1914. Désormais ses activités sont intimement liées à celles de l'organisation qu'il représente en province, le Techkilat-i Mahsoussé. Lorsque, par un malheureux contretemps, le parti Dachnaksoutioun tint, en juillet 1914, son huitième congrès à Erzeroum, les délégués, apprenant le déclenchement de la guerre en Europe, interrompirent l'ordre du jour et examinèrent l'attitude que devait adopter leur parti si la Turquie entrait Abdul en guerre. Les dirigeants dachnak recommandèrent à tous les membres et organismes du parti de rester des sujets loyaux de leurs pays respectifs et de remplir leurs devoirs civiques. Le congrès était terminé lorsqu'arrivèrent deux délégués de l'lttihad, Behaeddine Chakir et Omer Naji, accompagnés d'agents caucasiens venus d'Azerbaïdjan et de Géorgie. Ces agents avaient pour mission d'organiser la propagande anti-russe au Caucase, dans le Nord iranien et dans les provinces orientales de l'Empire ottoman. Chakir et Naji venaient solliciter la collaboration du parti Dachnaktsoutioun. En échange, ils promettaient la création, de chaque côté de la frontière, d'un Etat autonome arménien. Ce projet s'inscrivait dans le vaste plan pangermaniste visant à expulser la Russie de Transcaucasie et à la ramener en deça du Caucase. Les délégués turcs furent catégoriques : les Arméniens n'avaient pas d'autre choix que de s'unir à eux. Les dirigeants dachnak exposèrent les conclusions de leur congrès. Leur refus de collaborer referma sur le peuple arménien le piège diabolique tendu par Chakir21. Quelques semaines plus tard, le 3 septembre 1914, Chakir ordonne à ses hommes de tendre une embuscade aux délégués arméniens qui quittent Erzeroum22.

On le retrouve au cours de l'hiver 1914 à Ardahan et Artvin. La percée de la IIIe armée turque vers Sarikamich Nazi permet aux unités de l'Organisation spéciale conduites par Chakir de massacrer les Arméniens de ces deux villes. C'est sans doute à cette période que Chakir est appelé à d'autres tâches par le télégramme (non daté) de Talaat figurant dans l'acte d'accusation du procès des Unionistes sous le numéro 69 : « Puisqu'il ne vous reste rien à faire, partez immédiatement pour Trébizonde pour vous charger d'une tâche plus importante que la question d'Artvin. Yacoub Djemil bey qui partira d'ici vous donnera les explications et instructions nécessaires23. » En février 1915, Chakir tient à Erzeroum une réunion avec ses principaux collaborateurs. Un rapport rédigé par un officier britannique, Andrew Ryan – « un homme qui a dirigé la politique anglaise en Turquie pendant plusieurs années et qui parlait bien turc24 » – décrit le conseil tenu à Erzeroum par les « pires criminels confirmés25 ». A cette réunion assistaient en effet les principaux vali impliqués dans l'extermination des Arméniens : Abdulhalik, vali de Bitlis ; Mouammer, vali de Sivas; Djevdet, vali de Van et Tahsin, vali d'Erzeroum. Il y fut décidé de faire de l'Organisation spéciale orientale un corps autonome afin de contrôler les groupes de tchétés à utiliser dans cette région26. Puis Behaeddine Chakir revient à Constantinople où est mis au point le programme d'extermination des Arméniens. On ne connaît ni la date exacte ni le contenu de cette réunion secrète du Comité central de l'lttihad, Il est possible que, parmi les documents saisis au domicile du beau-frère de Chakir, se soient trouvés les minutes de cette réunion. Elles ont été publiées à Alep en 1929 dans un volumineux ouvrage, La face cachée de la Révolution turque, rédigé par Mevlan Zadeh Rifat, membre de la Ligue nationale kurde Hoyboun, et agent de liaison entre cette ligue et la Fédération révolutionnaire arménienne (Dachnaktsoutioun)27. Mais le texte de Rifat est bourré d'invraisemblances. Il a confondu les réunions tenues de juillet 1914 à juillet 1915. Un autre auteur, Sebouh Agnouni, a utilisé les mêmes sources dans son livre paru à Constantinople en 192128. Les dix pages publiées par Rifat se réfèrent à une réunion tenue en février 1915 mais elles font allusion à une série d'événements postérieurs comme les résistances de Van et de Chabine-Karahissar29. Il en est de même d'une autre conférence qui aurait réuni Chakir, Nazim et le ministre de l'Education Ahmed Choukrou, au cours de laquelle aurait été exposé le mode de recrutement des bandes de l'Organisation spéciale30.

L'acte d'accusation du procès des Unionistes cite Behaeddine Chakir huit fois et le définit dans sa double activité de chef politique de l'Organisation spéciale et de commandant des unités de tueurs opérant dans les provinces orientales. Sa responsabilité fut également établie par la production de télégrammes chiffrés et de dépositions de fonctionnaires civils et militaires au cours de deux autres procès, ceux de Kharpout et de Trébizonde. Un faisceau de preuves accable Chakir autour duquel gravitent plusieurs des personnages cités dans les documents Andonian, La pièce la plus compromettante était un télégramme chiffré adressé par Chakir au vali de Kharpout, Sabit bey. Sa formulation est précise : « Est-ce que tous les Arméniens expédiés ont été liquidés ? Est-ce que les "individus nuisibles" ont été exterminés ou simplement déportés31 ? » Ce télégramme fut présenté à la fois au procès des Unionistes et au procès de Kharpout, où Djemal – le secrétaire du Parti à Alep et le destinataire des deux lettres des documents Andonian – était inculpé (il avait été arrêté le 8 avril 1919). Ce télégramme avait été conservé par Sabit alors qu'il aurait dû le détruire et il l'avait remis à la Commission Mazhar. Sabir était en effet accusé par le chef de la police de Dersim, Mehmed Mamik, d'avoir collaboré avec Nazim de Resné, secrétaire responsable du vilayet de Kharpout, et appliqué sans pitié les ordres de déportation et d'anéantissement de la population arménienne de sa province. Mamik explique qu'il avait, sur l'ordre de Sabit, arrêté vingt-neuf Dachnak et trouvé chez eux « quelques rares bombes ». Comme il proposait de punir seulement les hommes, Sabit refusa de l'écouter et répliqua qu'il avait des ordres du Comité central signés par Chakir, de déporter et d'anéantir toute la population arménienne32. Au procès de Kharpout, le procureur général Chevket cita deux télégrammes et les présenta comme une « preuve incontestable » de la nature des déportations, « prétexte pour les massacres qui devaient suivre » ; et il ajouta: « le fait établi est aussi clair que l'équation 2+2=4. [...] Les déportations répondaient aux objectifs et à la décision criminelle prise par l'Ittihad33. »

Les anciens vali d'Erzeroum confirmèrent le rôle de Chakir : il organisait et commandait les bandes de brigands chargées de tendre des embuscades aux convois pour les exterminer. Munir, vali d'Erzeroum après la guerre, affirma que « les brigands organisés par Chakir assassinaient les déportés de la façon la plus sauvage34 ». Hassan Tahsin, vali à Erzeroum pendant la guerre, déposa aux procès de Trébizonde et de Kharpout. A la deuxième séance de ce dernier procès, il identifia Chakir comme le chef opérationnel de l'Organisation spéciale et précisa qu'il utilisait des « codes spéciaux » pour communiquer avec les ministres de la Guerre et de l'Intérieur, ce que confirme une note de l'acte d'accusation du procès des Unionistes où, parlant d'une décision télégraphiée à Artvin, le télégramme portait la mention: « sera déchiffré par Behaeddine Chakir35 ».

La principale charge retenue dans le verdict du procès de Kharpout fut apportée par la déposition de Mehmed Vehib pacha. Après la chute d'Erzeroum en février 1916, ce général turc fut chargé de réorganiser la Ille armée ottomane. Celle-ci, dont l'Etat-major se trouvait à Erzeroum, avait été commandée par Hakki bey, puis, après la mort de ce dernier par le typhus en février 1915, par Mahmud Kiamil pacha, qui avait étroitement collaboré avec Chakir pour anéantir la population arménienne des provinces orientales (la zone d'opération de la IIIme armée correspondait au territoire où opérait Chakir)36. Vehib pacha remit le 5 décembre 1918 à la Commission Mazhar une déposition longue et précise, rédigée sur douze feuillets, déposition qui n'épargnait pas les Arméniens puisque les quatre derniers feuillets étaient consacrés aux actes de vengeance des volontaires arméniens servant dans l'armée du Caucase. Il expliquait dans ce rapport que, lorsqu'il prit son commandement, ayant appris que 2000 soldats arméniens d'un bataillon de travail37 avaient été assassinés, il ordonna une enquête et nomma une Cour martiale qui fit procéder à quelques exécutions. Vehib recueillit donc des renseignements de première main sur l'extermination des Arméniens dans les sept provinces orientales. Il concentra ses attaques sur Chakir qu'il décrivit comme le maître d'oeuvre de ce drame : « Toutes les tragédies humaines, toutes les incitations au meurtre et actes de dépravation, [...] furent manigancées par Chakir qui recruta et dirigea les bandes de meurtriers. Elles étaient formées de gibiers de potence et comprenaient des gendarmes aux mains sanglantes et aux yeux injectés de sang. » Après avoir relaté la destruction d'un village arménien, Tchourig, à cinq kilomètres au nord de Mouch, dans le vilayet de Bitlis, où femmes et enfants avaient été brûlés vifs, Vehib pacha conclut: « On ne peut pas trouver de tels exemples d'atrocités et de sauvagerie dans les annales de l'Islam38. » La déposition de Vehib était tellement accablante que la femme de Chakir lui rendit visite dans sa prison et commença à le fouetter. Vehib appela à l'aide en demandant de la chasser car il ne voulait pas frapper une femme39 !

Chakir disposait d'un pouvoir absolu dans les sept provinces orientales. Plusieurs officiers généraux de la IIIe armée confirmèrent que son autorité s'étendait au Haut commandement, qu'Enver lui-même subissait son influence et n'hésitait pas, sur sa demande, à relever un commandant de corps d'armée pour le remplacer par un homme de Chakir. Les rapports allemands confirment le rôle joué par Chakir et le considèrent comme le membre le plus influent du Comité central. Cette opinion fut partagée en 1920 par le Haut-Commissaire britannique, l'amiral John de Robeck et par un membre de l'Intelligence Service, dans deux rapports qu'ils adressèrent séparément au Foreign Office40. Il est même des historiens turcs pour accuser Chakir : « Les déportations furent proposées et soutenues au Comité central de l'Ittihad par Behaeddine Chakir. Leur exécution fut attribuée aux Ittihadistes de confiance et à l'Organisation spéciale » écrit Avcioglu en 197441. Le secrétaire personnel de Djemal pacha, Falih Rifki (Atay), rapporte dans ses mémoires parues en 1981 l'épisode suivant: l'écrivain féministe Halide Edib, avait été invitée par Djemal à Damas pour mettre en place un nouveau système scolaire destiné à chasser l'influence française en Syrie et au Liban. Elle se trouva dans le train avec Atay lorsqu'à Adana, Behaeddine Chakir monta dans leur compartiment. Il fut présenté à Halide Edib qui ignorait la nature de ses activités. Au cours du voyage, Chakir ne cessa de se vanter du travail d'extermination qu'il avait accompli dans les provinces orientales. « Je suis désolée, confia ultérieurement Halide Edib à Atay, que vous m'ayez fait serrer la main d'un assassin42. » Atay confirme que Chakir était obsédé par la volonté d'anéantir les Arméniens pour prévenir la formation d'une Arménie indépendante. Le télégramme codé en forme de poème qu'il adressait à ses collaborateurs permet de le définir comme un paranoïaque43. Behaeddine Chakir avait été condamné à mort par contumace par la Cour martiale de Kharpout le 13 janvier 1920. Il fut assassiné à Berlin, le 17 avril 1922, par deux justiciers arméniens, Archavir Chiraguian et Aram Yerkanian44.

Nazim avait pensé le génocide des Arméniens et Chakir avait contrôlé toutes les phases de l'exécution avec un zèle et une frénésie nourris par un fanatisme obsessionnel: il devait le faire et il aimait le faire. Chakir fut réellement un ignoble individu: rusé, intrigant, impitoyable, cruel et vantard. C'est cet homme qui dirigea sur place l'organisation la plus secrète du régime jeune-turc, le Techkilat-i Mahsoussé.

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1)
DAD[1], p. 388.
2)
O. LIMAN VON SANDERS, Cinq ans de Turquie, Paris, Payot, 1923, p. 16 .
3)
H SEIGNOBOSC, Turcs et Turquie, Paris, Payot, 1920, p. 61.
4)
R. PINON, Revue des deux Mondes (Paris), septembre 1919.
5)
FO 371/7869, E7840, folio 262, p. 2, 1er août 1922 (cité par DAD.[1], note 43)
6)
DAD.[1], p. 329.
7)
Morning Post (Londres), des 5 et 7 décembre 1918 (cité par DAD.[1], p. 328)
8)
Times (Londres), 28 août 1926
9)
DAD[2], p. 172. 
10)
Ibid., note 15. p. 185.
11)
Takvim-i Vekayi (Constantinople), 3540,  p. 8 (cité par DAD[1], p. 328)
12)
Ils avaient dissimulé des bombes dans des gerbes de fleurs qui devaient être offertes à Atatürk lors d'une de ses tournée en province (J. DEROGY, Opération Némésis, Paris, Fayard, 1986, p. 309)
13)
Lettre à Marie Terzian, Justicier..., op cit. p. 233 (cf doc n° 1 et n° 2)
14)
Ibid.
15)
Cf. supra.
16)
Y. TERNON op. cit., p. 152
17)
DAD.[1] note 107, p. 357
18)
A. BEDEVI KURAN, Histoire du parti Union et progrès [en turc], Istanbul, 1948, pp. 209-229 (cité par DAD.[ 1] , note 107, p. 357)
19)
Y. H. BAYUR, Histoire de la Révolution turque [en turc], Ankara, 1952, VO II, 4e partie, pp.87, 126, 129-130 (cité par DAD[1], Ibid).
20)
Y.H. BAYUR, ibid., concède à ce propos que 1'Ittihad, excédé par ses démêlés avec les Arméniens, envisageait de résoudre le problème par la force des armes.
21)
Y. TERNON, op. cit., pp. 196-198
22)
C'est ce qu'indiqua un ancien responsable de l'Organisation spéciale, Djemal Ferid  qui publia sous le pseudonyme de A. BIL une série d'articles dans Vakit (Istanbul) du 2 novembre 1933 au 7 fèvrier 1934 Ces textes furent traduits en français dans Haratch (Paris) du 19 novembre 1933 au 7 avril 1934
23)
Justicier..., op. cit., p. 269.
24)
H. EDIB, The Turkish Ordeal, Londres, 1928, p. 17.
25)
FO 371/6501, p.4, folio 540/40 (cité par DAD.[1], note 90, p. 354)
26)
Cf. les articles de A. BIL déjà cités.
27)
Y. TERNON, La cause arménienne, Paris, Seuil, 1983, p.274, note 20
28)
Dans son livre Milion me hayerou tcharti ampoghtchagan patmoutioune [Toute l'histoire du massacre d'un million d'Arméniens] (Constantinople, 1921), S. AGNOUNI donne un compte-rendu d'à peine trois pages, pp. 26-29.
29)
H. K. KAZARIAN, Minutes of Secret Meeting Organizing the Turkish Genocide of the Armenians, Boston, 1965, cite les pages 83 à 93 du livre de RIFAT.
30)
KRI.[2], pp. 258-260.
31)
Takvim-i Vekayi, 3540, p. 6; Takvim-i Vekayi, 3771, p. 1 (cf. supra, doc B).
32)
FO 371/6500, 30/A/4, appendice B,  folio 370/103 (cité par DAD[l], note 46,  p.350)
33)
DAD[1], p.329.
34)
Takvim-i Vekayi, 3540, p. 7 (cité par  DAD.[2], p. 172).
35)
La Renaissance (Constantinople), 5 août 1919 Takvim-i Vekayi, 3540, p. 6 (cité par DAD.[2], p.172)
36)
Erzeroum. Bitlis, Van, Diarbékir, Kharpout, Trébizonde et Sivas.
37)
Dès la fin de janvier 1915, les soldats et gendarmes arméniens furent désarmés et regroupés par bataillons de travail ou lnchaat tabouri Ces groupes employés aux travaux de voirie furent progressivement éliminés.
38)
Ce témoignage fut lu intégralement à la deuxième séance du procès de Trébizonde le 29 mars 1919. Une grande partie fut publiée en français dans Le Courrier de Turquie (Constantinople) du 1er et 2 avril 1919 (cf. KRI.[1], pp.260-261).
39)
Djadagamard (Constantinople) et Jamanag (Constantinople) du 9 septembre 1919  (cités par DAD[1], note 47, p. 350). 
40)
DAD.[1], p. 331
41)
Ibid., note 54, p.351
42)
Ibid., note 16, p. 352
43)
Cf. supra, doc O
44)
A. CHIRAGUIAN, La dette de sang, Paris, Ramsay, 1982; J DEROGY, op. cit.
Ternon, Yves. Enquête sur la négation d'un génocide, Marseille, Parenthèses, 1989
Description : 229 p. couv. ill. 24 cm
ISBN : 2-86364-052-6
72, cours Julien 13006 Marseille (France)
ed.parentheses@wanadoo.fr
editions parenthèses

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Nous remercions Yves Ternon et les éditions Parenthèsed de nous avoir autorisés à reproduire ce livre

 
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