André Mandelstam

La Société des Nations et les Puissances
devant LE PROBLÈME ARMÉNIEN

Chapitre XII

L’accord franco-turc d’Angora du 20 octobre 1921 et l’exode des Arméniens de la Cilicie

I

DE NOUVELLES négociations s’ouvrirent entre la France et la Turquie, cette fois-ci à Angora où le gouvernement français envoya, en qualité de plénipotentiaire, M. Franklin-Bouillon. Et ces négociations aboutirent, le 20 octobre 1921, à un accord qui fut signé par le délégué français et par Youssef Kémal Bey, ministre des affaires étrangères[314].

Les frontières territoriales entre la Turquie et la Syrie, que fixa le traité d’Angora, sont à peu de choses près les mêmes que celles qu’avait établies l’accord de Londres[315]. L’identité entre les deux arrangements n’existe pas, au contraire, pour ce qui concerne les avantages économiques. On ne retrouve pas en effet dans l’accord d’Angora le paragraphe G de l’accord de Londres relatif à la collaboration économique franco-turque et aux concessions à accorder ; ce paragraphe y a été remplacé par une lettre du ministre des affaires étrangères d’Angora à M. Franklin-Bouillon qui, à part la concession à un groupe français des mines dans la vallée de Harchite, ne contient que des promesses très élastiques[316].

Mais la différence la plus grande qui existe entre les deux accords a trait à la situation faite aux minorités ethniques. Les points B et C de l’accord de Londres qui stipulaient le désarmement des populations et des bandes armées et la formation d’une police sous un commandement turc assisté d’officiers français, ne figurent pas dans le traité d’Angora. Et le paragraphe F de l’accord de Londres qui garantissait aux minorités non seulement l’égalité absolue des droits, mais aussi un « équilibre pour la constitution de la gendarmerie et de l’administration municipale », est remplacé dans l’accord d’Angora par un article VI qui efface à ce sujet toute distinction entre la Turquie et les autres puissances occidentales. Le gouvernement de la Grande Assemblée nationale de Turquie déclare que « les droits des minorités solennellement reconnus dans le Pacte National seront confirmés par lui sur la même base que celle établie par les conventions conclues à ce sujet entre les puissances de l’Entente, leurs adversaires et certains de leurs alliés ». En dehors de cette promesse turque, l’accord d’Angora n’offrait aux populations des pays évacués qu’une « amnistie plénière »[317].

Somme toute, l’accord d’Angora a marqué l’abandon, par la France, des privilèges que lui avait reconnus l’accord tripartite et un affaiblissement considérable de la protection qui avait été précédemment accordée aux minorités.

Aussi, dès la signature de cet accord, une panique indescriptible s’empara-t-elle des populations chrétiennes. Celles-ci redoutaient la vengeance des Turcs après que le pays aurait été évacué par les troupes françaises. Le gouvernement français prit alors toutes les mesures en son pouvoir pour les rassurer. Le 8 novembre, le général Gouraud lança une proclamation expliquant aux populations que le gouvernement d’Angora leur avait garanti les mêmes droits que ceux généralement concédés aux minorités dans les pays européens, et les engageant à rester dans leurs foyers[318]. De son côté, une proclamation de Moustapha Kémal Pacha confirma la promesse de l’amnistie générale, faisant un appel à l’union et prescrivant aux fonctionnaires de rendre la justice égale pour tous sans distinction de race ou de religion. Enfin, M. Franklin-Bouillon et M. Laporte, consul de France, de concert avec les autorités turques, organisèrent dans différentes parties de la Cilicie des réunions avec les représentants de diverses populations chrétiennes pour les convaincre de la suffisance des garanties obtenues[319].

Toutes ces assurances ne purent cependant enrayer la panique qui s’était emparée des populations chrétiennes de la Cilicie et ramener la confiance dans leurs âmes. L’exode continua parmi elles et des torrents de Chrétiens affolés affluèrent vers les ports de la Cilicie et à la frontière syrienne. Ce fut encore en vain que M. Franklin-Bouillon, Hamid Bey et Mouheddine Pacha lancèrent, le 28 novembre 1921, une proclamation commune mettant la population de la Cilicie en garde contre « une campagne méthodique… organisée par les ennemis de la paix pour jeter l’alarme dans les populations chrétiennes et les forcer à quitter la Cilicie », et déclarèrent que les deux gouvernements s’étaient « engagés d’honneur à faire respecter les garanties stipulées »[320].

L’horrible souvenir des massacres de 1915 était encore trop vivace chez les malheureuses populations arméniennes pour leur permettre d’ajouter foi à toutes ces proclamations. Leurs chefs spirituels et politiques partageaient eux-mêmes ces appréhensions : craignant pour la sécurité de l’existence chrétienne en dehors de la présence des troupes françaises, ils priaient les Puissances, en cas de départ de ces troupes, d’indiquer aux Arméniens un abri sûr où ils pourraient se réfugier[321].

Pendant des semaines, les bâtiments portant les émigrés arméniens errèrent — tels des navires fantômes — dans la Méditerranée, trouvant porte close en Egypte, en Palestine, à Chypre. Une partie de ces malheureux finit par être accueillie par la Grèce. Mais le plus grand nombre des fugitifs ne trouva asile que sous le drapeau tricolore, dans les territoires de la Syrie et du Liban mandatés par la France.

II

L’accord d’Angora, considéré comme un accord local, ne fut pas soumis par le gouvernement français à la ratification des Chambres. Il y donna lieu néanmoins à des discussions, tant au point de vue des pertes territoriales qu’il comportait pour la France en comparaison avec le traité de Sèvres qu’au point de vue de la situation qu’il créait aux Arméniens.

À la séance du Sénat français du 27 octobre 1921, M. Aristide Briand, Président du Conseil, donna quelques explications sommaires sur l’accord d’Angora. Il insista à nouveau sur la nécessité, pour la France, vu l’impossibilité de ramener la paix générale en Orient, de conclure un accord local avec les Turcs en Cilicie. Et, après avoir constaté que les premières tentatives d’arriver à cet accord s’étaient heurtées « à l’intransigeance de l’Assemblée d’Angora », mais que depuis les conversations avaient pu être reprises avec la Turquie par l’intermédiaire de M. Franklin-Bouillon, il ajouta : « Nous avons trouvé en Turquie des sympathies ardentes pour la France, un vif désir et de réparer une faute, en grande partie du reste imposée à ce peuple, et de reprendre les traditions anciennes. L’accord a été signé. Au cours d’un long débat dans lequel les représentants d’Angora ont défendu leur point de vue national, leurs idées d’indépendance, des concessions ont été faites et on s’est mis d’accord sur une frontière, sur les conditions dans lesquelles l’évacuation se fera et la protection de la minorité sera assurée »[322].

Lors de la discussion qui eut lieu à la Chambre sur le budget de la Syrie, M. Moutet constata qu’un certain nombre de mesures qui paraissent efficaces pour la protection des Arméniens et qui figuraient dans l’accord du 9 mars 1921 avaient disparu dans celui du 20 octobre, et il s’inquiéta tout spécialement de savoir si l’organisation de la gendarmerie prévue par le premier accord résultait encore du second. M. Briand lui répondit que le gouvernement de la République avait été amené, dans l’intérêt de la cessation des hostilités, à faire des concessions sur ce terrain, mais qu’il avait pris ses précautions pour assurer la protection des Chrétiens et qu’à ce sujet il avait obtenu des assurances formelles.

« L’Assemblée d’Angora, dit le Président du Conseil, est jeune, ardente, patriote, passionnée ; elle a un souci d’indépendance qu’à sa place vous auriez naturellement. Elle n’a pas voulu laisser handicaper l’avenir par des organisations militaires sur son territoire. Nous avons discuté longuement, comme il convenait, mais sur ce terrain nous avons pensé que ce genre de précautions pouvait être remplacé par d’autres et qu’une espèce de contrôle moral, qui n’est pas non plus dépourvu de moyens matériels, pouvait se substituer à l’idée d’une organisation de gendarmerie. L’idée d’une gendarmerie trouvera tout naturellement sa place quand se discuteront les questions de paix générale en Orient, mais là il s’agissait d’une question proprement dite française. Le côté moral de cette question qui intéresse toutes les nations civilisées, c’est la protection des Chrétiens. Or, pour cette protection, nous avons obtenu toutes les assurances formelles »…[323].

Au Sénat encore, le 29 décembre 1921, MM. Ernest Flandin et de Lamarzelle critiquèrent vivement l’accord d’Angora, comme aggravant, par le tracé nouveau de la frontière, la situation fâcheuse qu’avait déjà créée à la France le traité de Sèvres, et comme n’assurant pas la protection des Chrétiens. M. Ernest Flandin rappela le martyre des Arméniens pendant la guerre, ainsi que les services rendus à la cause des Alliés par ceux d’entre eux qui s’étaient enrôlés sous les drapeaux français ou qui avaient combattu dans les armées russes et qui, après la débâcle de celles-ci, avaient seuls continué la lutte contre les Turcs. Il cita la lettre de M. Poincaré, Président de la République, au Patriarche des Arméniens catholique de Cilicie du 16 février 1919[324], l’assurant de la protection de la France. Il rappela au Président du Conseil ses propres promesses d’entourer l’évacuation do la Cilicie de toutes les précautions indispensables pour la sûreté des Arméniens ; et il constata l’absence, dans l’accord d’Angora, de toutes ces précautions, remplacées par de simples promesses du gouvernement d’Angora de confirmer les droits des minorités, déjà reconnus par le Pacte National, sur la base des conventions similaires conclues à ce sujet par les Puissances avec des États européens. Il déclara que, dans ces conditions, il comprenait que les populations de la Cilicie se fussent « senties peu rassurées par cette vague phraséologie ». Le sénateur de Lamarzelle, abondant dans le même sens, évoqua, à son tour, les promesses faites aux Arméniens.

À ces critiques de son œuvre, M. Aristide Briand opposa la raison d’État. Comme il l’avait déjà fait lors de la discussion de l’accord de Londres, le Président du Conseil français indiqua la nécessité de mettre une fin aux hostilités et l’impossibilité pour la France de rester en Cilicie, sans y maintenir une armée de 100.000 hommes. Il ajouta que le triomphe définitif des Turcs sur les Grecs pourrait éventuellement imposer à la France les frais d’une expédition militaire de 200 à 300.000 hommes. D’autre part, l’accord d’Angora permettait à la France l’exercice paisible de son mandat en Syrie et lui assurait un bénéfice moral dans le monde musulman tout entier, lequel avait accueilli avec enthousiasme l’entente franco-turque[325].

L’exode des Arméniens de la Cilicie eut un épilogue devant le Conseil de la Société des Nations.

Celui-ci, sur l’initiative du gouvernement belge, crut en effet devoir s’occuper de cette question au mois de janvier 1922. À la séance du Conseil du 14 de ce mois, le représentant de la France, M. Gabriel Hanotaux, fit un exposé détaillé de la politique française à l’égard de la Cilicie. Il expliqua notamment que, ayant décidé de retirer ses troupes de la Cilicie, le gouvernement français avait obtenu des chefs des nationalistes turcs « sinon toutes les clauses que les rédacteurs du traité de Sèvres avaient cru pouvoir imposer à une Turquie vaincue et théoriquement désarmée, du moins un ensemble de garanties que les Alliés avaient estimé essentielles à la sauvegarde et au bien-être des minorités ethniques et religieuses dans les régions de l’Europe orientale ». Il ajouta que, non content d’avoir obtenu ces engagements, le gouvernement français avait envoyé sur place une mission spéciale afin d’en assurer la pleine exécution, que les autorités ottomanes avaient prêté leur plus entier concours à cette mission, mais que, malheureusement, une panique, propagée par une campagne des plus regrettables, s’était emparée des populations qui, affolées, avaient quitté le pays : ces fugitifs, déclara-t-il, n’ayant pas été reçus en Egypte, en Palestine et à Chypre, ont été accueillis en Syrie et au Liban, où le Haut-Commissaire français s’occupa de les secourir et de leur procurer du travail ; et pour faire face à la charge résultant du secours à donner aux réfugiés, les crédits du Haut-Commissariat de Syrie, primitivement réduits à 20 millions de francs pour 1922, ont été ramenés à la somme de 50 millions par le Parlement français[326].

Après avoir entendu le représentant de la France, le Conseil de la Société des Nations vota la résolution suivante :

« Le Conseil de la Société des Nations :

« Considérant que les épreuves de la nation arménienne ont été aggravées et prolongées par les circonstances qui ont malheureusement retardé l’établissement d’un régime de paix définitif en Orient ;

« Espérant que les négociations engagées dès maintenant entre les Principales Puissances alliées permettront d’arriver à un règlement satisfaisant des questions à résoudre, ainsi qu’à une pacification complète des régions si longtemps ravagées par la guerre et par les violences dont les populations arméniennes ont particulièrement souffert ;

« Rappelle aux Principales Puissances alliées la résolution de l’Assemblée en date du 21 septembre 1921 à laquelle leurs représentants ont participé, relativement à la sauvegarde de l’avenir du peuple arménien ;

« Prend acte avec satisfaction des déclarations du représentant de la France, indiquant les mesures prises par le gouvernement français pour protéger les populations arméniennes ;

« Attire l’attention des Principales Puissances alliées sur l’urgente nécessité de prendre toutes dispositions propres à assurer la protection des minorités dans l’Empire ottoman et se déclare prêt à collaborer à toutes mesures qui seront prescrites dans ce but »[327].

retour sommaire suite
314)

V. dans l’Asie française de novembre 1921, n° 196, les textes des deux accords de Londres et d’Angora et l’article de M. Henri Froidevaux : L’accord franco-turc d’Angora, qui met en lumière les divergences entre les deux traités.

 ↑
315)

L’article 8 de l’accord d’Angora ne modifie les termes du paragraphe L de celui de Londres que pour la partie la plus orientale du tracé de la frontière.

 ↑
316)

« En outre, le gouvernement turc est prêt à examiner avec la plus grande bienveillance les autres demandes qui pourraient être formulées par des groupes français relativement à la concession de mines, voies ferrées, ports et fleuves, à condition que lesdites demandes soient conformes aux intérêts réciproques de la Turquie et de la France ». Voici ce qu’écrit à ce sujet M. Henri Froidevaux, directeur de l’Asie française (n° 196, p. 413) : « Il y a sur ce point abandon complet des anciennes prétentions françaises : on peut en tirer cette déduction que, vis-à-vis de la Turquie, la France renonce complètement à se prévaloir des clauses de l’accord tripartite qui, d’ailleurs, n’a été signé qu’entre France, Angleterre et Italie, et dont la Turquie n’a, quant à elle, nullement à se préoccuper ».

 ↑
317)

Article V : « Une amnistie plénière sera accordée par les deux parties contractantes dans les régions évacuées, dès leur prise en possession ».

 ↑
318)

V. l’Asie française, n" 197, p. 482.

 ↑
319)

L’Asie française, n° 198, p. 30, reproduit un procès-verbal type de ce genre de réunions — celui de la réunion qui eut lieu à Yenidjé, le 22 novembre 1921 : « Le 22 novembre 1921, a eu lieu, à la station de Yenidjé, une réunion à laquelle ont pris part Son Excellence M. Franklin-Bouillon, ancien ministre ; Son Excellence Hamid Bey, sous-secrétaire d’État au ministère de l’intérieur du gouvernement d’Angora, et différents représentants de diverses populations chrétiennes d’Adana, Mersine et Tarsous. Cette réunion avait pour but de permettre :

1. — Au représentant de la France, en la personne de M. Franklin-Bouillon, d’apporter aux Chrétiens et aux minorités toutes les assurances et les garanties du gouvernement de la République française ;

2. — Au représentant du gouvernement d’Angora, en la personne de S.E. Hamid Bey, de confirmer officiellement toutes les déclarations qu’il avait faites au lieutenant-colonel Sarrou, dans leur entrevue du 19 novembre, en donnant aux Chrétiens et de vive voix les assurances et garanties nécessaires pour les tranquilliser ;

3. — Aux représentants des diverses populations chrétiennes de recevoir directement et officiellement ces assurances de la part des délégués qualifiés des deux gouvernements intéressés et d’exposer, le cas échéant, les desiderata de leurs coreligionnaires.

La conférence fut ouverte à quatre heures du soir par M. Franklin-Bouillon, qui expliqua comment la France, en évacuant la Cilicie, avait obtenu du gouvernement turc, en faveur des Chrétiens et des minorités, des garanties analogues à celles dont jouissent les diverses minorités d’Europe et qui leur ont été reconnues par différents traités qui ont suivi la grande guerre.

Il fit ressortir et donna des preuves de la ferme résolution prise par le gouvernement turc de les respecter, et conclut en insistant sur la confiance que lui donnait un contact de quatre mois avec les dirigeants d’Angora et S.E. Mous-tapha Kémal Pacha en particulier. Il répéta une à une les diverses assurances et garanties formulées à nouveau par S.E. Hamid Bey, le 19 novembre, c’est-à-dire :

1. — Existence d’une loi portant exemption de l’enrôlement militaire pendant trois mois de tous les habitants des territoires qui ont été occupés. Cette loi n’aura d’effet pour la Cilicie qu’à partir du 4 janvier 1922, date de la fin do l’évacuation ;

2. — Amnistie pleine et entière accordée à la minute même où les Turcs prendront possession de l’administration ;

3. — Suppression de la loi de réquisition de 40% ;

4. — Constitution d’une Commission spéciale pour garder les biens et immeubles des personnes qui ont émigré ;

5. — Entière liberté accordée à tous les Chrétiens autochtones ou réfugiés, soit de rester en Cilicie, soit de rentrer dans leur pays d’origine, soit même de revenir en Cilicie pour ceux qui ont déjà quitté cette région.

S.E. Hamid Bey prit à son tour la parole pour confirmer à nouveau toutes les garanties énumérées ci-dessus. La conclusion fut particulièrement énergique : la Cilicie aura un régime de paix, d’égalité et de justice ; quiconque chercherait à troubler cet ordre ou la paix des concitoyens, quelle que soit sa situation, trouvera immédiatement des juges impitoyables pour le punir.

Quelques-uns des chefs des communautés exposèrent leurs craintes et leurs points de vue, et S.E. Hamid Bey leur donna aussitôt les assurances qu’ils demandaient.

La réunion se termina à cinq heures du soir, laissant tout le monde satisfait, après que M. Franklin-Bouillon eût insisté une dernière fois sur sa confiance dans l’avenir du pays, dans le bonheur des populations, et exprimé son espoir de voir bientôt revenir au foyer les malheureux qu’une propagande intéressée a provisoirement affolés et jetés sur le chemin de l’exil ».

 ↑
320)

V. le texte de la proclamation du 28 novembre dans l’Asie française, n° 199, p. 60-61.

 ↑
321)

Déjà le 19 mars le Catholicos de Cilicie avait, dans une lettre à M. Briand, attiré son « attention sur ce point que la seule garantie efficace et effective pour la sécurité de l’existence dans ce pays était la présence des troupes d’occupation » ; il l’avait en même temps prié, pour le cas où les circonstances nécessiteraient la cessation de l’occupation militaire, « d’envisager les mesures nécessaires pour le transport de la population arménienne dans une zone plus sûre ».

Le 5 novembre 1921, la Délégation nationale arménienne de Paris adressait au ministre français des affaires étrangères une lettre où elle disait notamment : « Notre délégation ne peut que constater que malheureusement il n’a été tenu aucun compte, lors des négociations d’Angora, des suggestions qui ont fait l’objet de nos Mémoires en date du 2 et du 29 avril 1921 et que bien plus l’unique garantie matérielle contenue dans l’accord de Londres et consistant en une gendarmerie mixte avec assistance d’officiers français a été même écartée cette fois, et qu’on s’est contenté de la seule promesse de garantir les droits des minorités. Des promesses analogues qui, dans des circonstances plus solennelles, ont été inscrites dans tous les firmans, dans les lois et la Constitution ottomanes et dans les traités et les engagements signés par la Turquie, n’ont jamais été tenues ; actuellement il y a d’autant plus de raisons de douter qu’il s’agit d’une autorité qui est issue d’un mouvement de révolte contre le gouvernement légitime de Constantinople et les Puissances de l’Entente. En présence de cette situation alarmante, où déportations, persécutions et massacres sont à prévoir, à raison surtout que la majorité actuelle de la population est chrétienne et arabe et que les Kémalistes voudront les réduire, notre délégation, toujours soucieuse d’apporter son concours à l’œuvre des autorités françaises, ne peut que faire un suprême appel au gouvernement de la République et le supplier de ne pas permettre en ce moment l’entrée des troupes kémalistes en Cilicie et de remettre l’exécution de cet accord à la conclusion prochaine de la paix définitive avec la Turquie ».

Le 14 novembre 1921, les trois chefs spirituels des Arméniens de Turquie, le Patriarche des Arméniens grégoriens, le Locum-Tenens du Patriarcat arménien-catholique et le Chef de la Communauté arménienne protestante adressèrent au Haut-Commissaire de la République française à Constantinople une lettre où ils lui annoncèrent « la résolution formelle des Arméniens, concentrés dans la région (de la Cilicie) d’émigrer une nouvelle fois pour échapper à une extermination inéluctable et prochaine ». Les Patriarches rappelèrent en même temps que c’étaient les Puissances qui, en reconnaissance des sacrifices consentis par la nation arménienne durant la guerre, avaient rassemblé et installé provisoirement en Cilicie les populations déportées. Ils rappelaient que le service des Arméniens aux côtés des Alliés, et surtout aux côtés des Français, leur avait attiré la haine inexorable des Turcs. Ils déclaraient ne pouvoir assumer la responsabilité d’empêcher leurs compatriotes de Cilicie de recourir à la mesure désespérée de l’émigration « sans leur indiquer des garanties suffisantes pour la conservation de leur existence physique ». Ces garanties devraient consister ou dans le maintien en Cilicie des forces françaises ou d’autres contingents alliés jusqu’à la conclusion de la paix, ou dans l’octroi aux Arméniens du droit de l’option pour la nationalité d’une puissance alliée, option qui accorderait aux Arméniens la protection de cette puissance. Et, pour le cas où ces solutions rencontreraient des difficultés insurmontables, les Patriarches priaient « les Puissances alliées et associées de bien vouloir indiquer à ces Arméniens un abri sûr et de mettre à leur disposition les moyens nécessaires pour mettre pratiquement en exécution le plan de l’exode en masse que les circonstances politiques imposent aux Arméniens de la Cilicie ».

La situation tragique des Arméniens de la Cilicie se trouve reflétée dans l’émouvant exposé adressé par le Catholicos de la Cilicie à la Délégation nationale arménienne à Paris sur les pourparlers des chefs spirituels de la nation avec les Turcs, en présence de MM. Franklin-Bouillon et Laporte. En voici quelques brefs extraits : « Nous n’avons rien fait pour encourager le mouvement de l’exode, vu l’absence de moyens appropriés de transport, mais nous étions hantés, surtout, par la vision de sa misère à travers des contrées inconnues, inhospitalières… Entre temps des assurances officielles étaient journellement prodiguées par les autorités françaises pour calmer nos alarmes. Mais quelques vieux Turcs qui connaissent à fond le Kémalisme, émus par le sort réservé aux Chrétiens, nous ont mis en garde contre les promesses fallacieuses du gouvernement d’Angora. Et ce fut alors l’exode en foule… » Dans les réunions avec les Turcs désireux d’arrêter l’exode, les chefs spirituels arméniens déclaraient que « l’accord conclu n’offrait aucune garantie positive pour la sécurité de la vie des populations chrétiennes ». Le lendemain de la réunion de Yenidjé, « le 23 novembre, M. Franklin- Bouillon invita par lettre nos chefs spirituels chez lui, à une nouvelle consultation. Mêmes assurances par les mêmes personnes. Toujours pas l’ombre d’une garantie réelle. Là-dessus, le peuple perdant tout espoir se précipita hors la ville, en masses de plus en plus compactes ». Pendant une conversation entre le Catholicos de la Cilicie et M. Laporte, consul général de France, celui-ci lui fit observer : « S’il ne reste plus de Chrétiens dans le pays, comment voulez-vous que les Turcs puissent prouver leurs sentiments de justice ? » Le Catholicos répondit « qu’en Anatolie il restait encore assez de Chrétiens. Que les Turcs commencent à prouver leur équité à leur égard » ; mais, malheureusement, tous nos renseignements confirment le contraire. M. Laporte ne peut nous fournir aucune réponse positive à notre observation ; il s’est borné à répéter que l’intérêt des Turcs leur commandait de ne plus massacrer car il y allait du salut de leur pays. « Votre départ, s’exclama-t-il, peut être considéré comme une ingratitude envers la France, qui a laissé ici 5.000 de ses enfants ». J’ai dû répondre à ces mots que les Chrétiens ne pouvaient plus essayer la justice turque au risque de leur vie… Nous avons toujours hautement apprécié les sacrifices que la France a faits pour nous. Nous nous inclinons avec émotion devant les tombes des nobles fils de la France qui sont tombés sur notre sol, mais nous ne pouvons pas, en même temps, oublier la mémoire de nos trente mille frères qui se sont sacrifiés, depuis l’armistice jusqu’à ce jour, pour la gloire de la France » (V. les textes complets de ces documents dans Paillarès, Le Kémalisme devant les Alliés, p. 365-386).

 ↑
322)

V. l’Asie française, décembre 1921, n" 197, p. 482.

 ↑
323)

L’Asie française, n° 200, p. 120-122.

 ↑
324)

« L’Arménie n’a pas douté de la France, comme la France n’a pas douté de l’Arménie, et, après avoir supporté ensemble les mêmes souffrances pour le triomphe du droit et de la justice dans le monde, les deux pays amis peuvent aujourd’hui communier dans la même allégresse et la même fierté.

« Le gouvernement de la République ne considère pas comme étant aujourd’hui accomplie la tâche qui lui incombe vis-à-vis des populations arméniennes. Il sait le concours que l’Arménie et, plus particulièrement, le noble pays de Cilicie, attendent de lui pour jouir en toute sécurité des bienfaits de la paix et de la liberté, et je puis assurer Votre Béatitude que la France répondra à la confiance qu’elle lui a témoignée à cet égard » (L’Asie française, n° 199, p. 65).

 ↑
325)

V. l’Asie française, n° 199, p. 71-74.

 ↑
326)

Voici le texte de l’exposé de M. Hanotaux, d’après le Procès-verbal de la seizième session du Conseil de la Société des Nations tenue à Genève du 10 au 14 janvier 1922 (Journal officiel de la Société des Nations, IIIe année, février 1922, n° 2, p. 175-176) : « Je remercie le Président. Il a, à juste titre, souligné la parole résignée de la résolution sympathique de l’Assemblée dernière. Ces sentiments de sympathie effective mais limitée par les possibilités, tels sont les nôtres. Je crois que l’on verra, dans la note que je vais lire, la promesse formelle de l’efficacité et de la générosité de nos sentiments.

Pour des raisons multiples, et en particulier en vue de diminuer le fardeau de ses charges militaires, le gouvernement de la République française était depuis longtemps résolu, comme il avait été fait sur d’autres points en Asie, à retirer ses troupes des territoires ottomans encore occupés.

L’accord de San Remo (1920) avait déterminé grosso modo les zones sur lesquelles la souveraineté ottomane cesserait de s’exercer, et dans lesquelles, aux termes de l’article 22 du Pacte, des nations, virtuellement indépendante », seraient constituées sous la tutelle d’un État mandataire. Au Nord des territoires syriens, la France entretenait des corps de troupes exposés aux attaques des bandes nationalistes turques et impliqués, malgré le désir formel de la nation française de mettre fin aux sacrifices exigés par un état de guerre prolongé, dans les conflits qui mettaient aux prises les nationalistes turcs et les armées du Roi Constantin.

Cependant la France ne pouvait oublier que dans le passé elle avait, tantôt seule, le plus souvent en accord avec les Grandes Puissances occidentales, veillé sur le sort des communautés orientales non-musulmanes. Fidèle à ces traditions plusieurs fois séculaires, le gouvernement français résolut donc de prendre toutes les précautions, compatibles avec la situation actuelle en Asie, pour protéger les populations chrétiennes établies ou revenues en Cilicie.

Les négociations qui s’étaient engagées avec les représentants don chefs nationalistes d’Angora, rencontrés à Londres, permirent d’entrer en pourparlers à ce sujet. Le gouvernement français a obtenu des chefs nationalistes turcs, sinon toutes les clauses que les rédacteurs du traité de Sèvres avaient cru pouvoir imposer à une Turquie vaincue et théoriquement désarmée, du moins un ensemble de garanties que les Alliés avaient estimé essentielles à la sauvegarde et au bien-être des minorités ethniques et religieuses dans les régions de l’Europe orientale où des questions similaires se posent.

Ces garanties sont inscrites à l’article 6 de l’accord d’Angora, qui spécifie que :

… « Le gouvernement de la Grande Assemblée nationale de Turquie déclare que les droits des minorités, solennellement reconnus dans le Pacte National, seront confirmés par lui sur la même base que celle établie par les conventions conclues à ce sujet entre les Puissances de l’Entente, leurs adversaires et certains de leurs alliés ».

Par là, les chefs d’Angora se sont donc engagés à accorder aux minorités de Cilicie : pleine et entière protection de leur vie et de leur liberté, le libre exercice de leur religion, l’égalité devant la loi, y compris l’admission aux fonctions publiques, le libre usage de leur langue même devant les tribunaux, le droit de créer et de diriger eux-mêmes leurs institutions charitables, religieuses, sociales et scolaires.

Par l’article 5 du même accord, les chefs d’Angora se sont engagés à accorder une amnistie pleine et entière ; et ils ont tenu leur promesse en proclamant cette amnistie dès l’entrée en fonctions de leur représentant à Adana.

Non content d’obtenir ces engagements, le gouvernement français a tenu à assurer qu’ils seraient pleinement exécutés. À cet effet, prenant en considération la situation actuelle de ces populations si dignes d’intérêt, il a envoyé sur place une mission spéciale, dirigée par un consul général très au fait des affaires orientales. Les membres de cette mission sont installés à Adana, Mersine, Deurtyol et Aïntab.

Entrée en relations avec les chefs d’Angora, cette mission a pu, sans difficultés, faire éloigner des fonctionnaires ottomans sur la ferme impartialité desquels on pouvait concevoir des doutes. Elle a obtenu que la loi de recrutement militaire serait suspendue pendant six mois à l’égard des Chrétiens de Cilicie. Elle a réussi à faire organiser une Commission franco-turque, pourvue d’un corps de police spécial, pour protéger les propriétés laissées à l’abandon par leurs propriétaires fugitifs.

Les autorités ottomanes installées récemment ont, on doit le dire, prêté leur plus entier concours à la mission française en vue de rassurer les Chrétiens indigènes, parmi lesquels une campagne des plus regrettables s’évertuait à propager la panique.

Avant même que la mission fût installée, cette campagne avait déjà porté des fruits. Beaucoup d’Arméniens affolés avaient quitté leurs foyers et s’étaient mis en route pour chercher un refuge à l’étranger. Il avaient trouvé sur la côte des navires prêts à les recevoir. Ces navires ont gagné l’Egypte, la Palestine, l’île de Chypre. Les réfugiés se sont partout heurtés à des consignes sévères des autorités locales, qui ont refusé de les laisser débarquer.

Désemparés et démoralisés, ils se sont retournés vers l’asile qui leur était offert sous le pavillon français, et ils ont en effet été accueillis dans les territoires de Syrie et du Liban, sous mandat français.

Le Haut-Commissaire a organisé à Mersine même un centre de triage des émigrés, pour les répartir suivant leur confession, leurs moyens d’existence, leurs métiers, etc. Des moyens de transport, navires affrétés ou réquisitionnés, ont été mis à leur disposition pour les transporter en Syrie. Aux portes de Cilicie et à Beyrouth fonctionnent des centres de répartition des réfugiés. Ceux qui justifient de moyens personnels d’existence, d’un répondant qualifié (chefs religieux ou notables) ou qui ont un engagement d’emploi certain, sont laissés libres de résider où leurs intérêts matériels les appellent. Pour les autres, on a organisé des cantonnements soit dans des baraquements, soit dans des couvents du Liban actuellement inhabités. Les hommes valides sont embauchés sur les chantiers de travaux publics ouverts par le Haut-Commissariat. Des salaires leur sont attribués, dont une faible part est retenue pour l’entretien de leurs familles.

Beaucoup d’ailleurs, réconfortés par les nouvelles qu’ils reçoivent de Cilicie, parlent déjà de regagner leurs foyers.

Bien qu’il reste persuadé que les efforts de la mission française, secondée d’ailleurs par les nouvelles autorités ottomanes, seront couronnés de succès, et que les Chrétiens ne seront pas molestés en Cilicie, le Haut-Commissaire français en Syrie a pris des mesures pour pouvoir recevoir d’autres réfugiés et pourvoir temporairement à leurs besoins.

J’attire l’attention du Conseil sur le fait suivant : Les crédits du Haut-Commissaire en Syrie avaient été réduits primitivement à 20 millions de francs pour 1922 ; ils ont été ramenés à la somme de 50 millions par le Parlement français, sur l’assurance donnée par M. le Président du Conseil que « tout ce qu’il est humainement possible de faire est fait, pour recueillir les réfugiés arméniens, pour les secourir et pour leur donner la possibilité de travailler. Le crédit de 50 millions sera suffisant pour faire face à cette charge ».

On peut ajouter, à titre d’information, que l’exode paraissait terminé à la date du 4 janvier.

Le gouvernement de la République française ayant conscience d’avoir maintenu à l’égard des minorités de Cilicie ses antiques traditions de protection généreuse vis-à-vis des communautés chrétiennes d’Orient, n’a pas hésité à donner au Conseil de la Société ces franches explications, en attendant d’ailleurs qu’un traité définitif, ratifié par la Turquie comme par les Alliés, ait précisé les droits des minorités ethniques et religieuses et les conditions dans lesquelles ces droits seront garantis par la Société des Nations. Comme le Conseil l’a toujours fait, cette intervention de la Société ne pourra devenir effective que lorsque le Conseil aura lui-même, dans sa pleine indépendance, décidé d’accepter le mandat qui lui sera offert dans un traité définitivement mis en vigueur.

Dans ces conditions, je demande au Conseil, au nom de mon gouvernement, de prendre acte de l’exposé que je viens de faire ».

 ↑
327)

Journal officiel de la Société des Nations, IIIe année, n° 2, février 1922, procès-verbal de la XVIe session du Conseil, p. 109.

 ↑
Mandelstam, André. La Société des Nations et les Puissances devant
le problème arménien
, Paris, Pédone, 1926 ; rééd. Imprimerie Hamaskaïne, 1970.
Nous écrire Haut de page Accueil XHTML valide CSS valide