Yves Ternon

La problématique du négationnisme

Qu’est-ce que le négationnisme? D’où vient ce terme ? Comment s’exerce-t-il ? Autant de questions auxquelles répond Yves Ternon dans cet article publié dans le numéro de mai 2003 de la revue l’Arche

La négation d’un génocide est une composante du crime. Elle est tissée avec le crime. C’est une stratégie de destruction de la vérité et de la mémoire.

Le mot « négationnisme » est récent. Il apparaît pour la première fois dans le livre de Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, paru en 1987: « Le révisionnisme de l’histoire étant une démarche classique chez les scientifiques, on préférera ici le barbarisme, moins élégant mais plus approprié, de "négationnisme", traduction du No Holocaust américain ». Henry Rousso complète son propos en ajoutant au substantif « négationnisme » un autre substantif : « négationniste » et un adjectif : « négationniste ». « Négationnisme » vient également à propos traduire le mot anglais denial dont « négation » ou « dénégation » rendent mal le sens. Ces initiatives sémantiques visaient à dépouiller l’entreprise révisionniste que dénonçaient depuis dix ans les historiens de la Shoah de son argument pseudo scientifique et à qualifier leur démarche : le négationnisme est un mensonge ; il ne se fonde ni sur un doute légitime, ni sur une interprétation des textes permettant de réviser une vérité établie, mais sur une manipulation perverse et malveillante. A l’origine donc, l’usage du mot « négationnisme » est limité à un contexte bien défini : la négation des faits constituant le génocide des Juifs, une négation conduite à distance de l’événement par des néonazis auxquels vint ultérieurement se joindre une secte de l’ultra-gauche. Comme l’a écrit Nadine Fresco, le négationnisme est une des formes de l’antisémitisme et le négationniste est un antisémite. Or, la pertinence de ce mot appelle à un usage plus large, mais cette extension du sens comporte un risque de banalisation. S’il paraît approprié d’élargir le sens de ce mot, il est tout aussi nécessaire de fixer les limites de son emploi à la négation des génocides. C’est cette problématique qu’il convient de circonscrire.

L’usage du mot « négationnisme » est-il limité à un génocide, la Shoah, ou est-il extensible à l’infraction définie comme « génocide » ? Les dictionnaires ne font qu’enregistrer les définitions initiales et les emplois des mots. Ils n’en bornent pas l’usage. Le droit dit la norme et verrouille le mot ou la formule qu’il désigne comme infraction. Mais il crée aussi des contraintes linguistiques que d’autres disciplines récusent. Ainsi « génocide », entré dans le vocabulaire juridique en 1948, dérange historiens et philosophes qui veulent préserver à ce crime son caractère d’exception. Les articles 2 et 3 de la convention de 1948, par les listes élargies qu’ils donnent des actes constituant un génocide, lui ôtent son sens de « crime absolu ». « Négationnisme » ne bénéficie même pas d’une assise juridique. Il prête donc à des interprétations plus larges encore.

Le négationnisme est à la fois un mensonge et un mécanisme de défense. C’est le sens donné par le suffixe « isme » qui identifie un système, une pratique codifiée de la négation aux différents temps du meurtre. Une analyse comparée des génocides révèle des constantes dans la méthode et des variantes dans l’application de cette méthode. Les historiens de la Shoah, quand ils ne conduisent pas d’études comparatistes, préservent le sens originel de « négationnisme » et parlent des « négationnistes » sans préciser qui ils sont, puisqu’ils s’accordent sur leur identité. En confisquant ce mot pour le réduire à l’événement spécifique à propos duquel il a été inventé, on risque de priver la réflexion sur les génocides d’un outil précieux. On peut donc légitimement se demander si le négationnisme se limite à l’épisode postérieur à la Shoah ou si l’on peut employer ce mot pour désigner des événements reconnus par une majorité d’historiens comme génocide. Son étude se situerait alors dans un cadre plus vaste, une réflexion sur les différences entre les éléments constituant le crime de génocide, dont la négation est une composante relative certes mais constamment observée.

Toute analyse du négationnisme doit être précédée d'une mise en garde. Elle traite du mensonge et des manipulations. Celui qui étudie le négationnisme pénètre dans un monde trouble où le vrai et le faux se confondent, où le sens des mots est transformé sinon inversé, où la démonstration logique n’est jamais acceptée par un interlocuteur qui n’a qu’un but : ne jamais avouer la vérité. Aussi convient-il, pour déjouer cette « malice », de préciser une fois encore la différence entre révisionnisme et négationnisme. Le révisionnisme n'est pas le jumeau du négationnisme, mais une imposture fabriquée par les premiers négationnistes qui prétendaient être à même de réexaminer des textes ou des faits en apportant des éléments nouveaux qui faisaient défaut ou qui n'avaient pas été pris en considération lors de l'établissement de la preuve. Ils réclamaient le droit à réviser l’histoire et s’affichaient révisionnistes, alors que nul, au contraire, ne revendique l'étiquette de négationniste.

La qualification est donc sans équivoque. Elle signifie la suppression de la vérité. « Négationnisme » désigne l’ensemble des attitudes adoptées et des explications fournies pour nier la vérité d’un génocide. La négation d’un génocide est une composante du crime. Elle est tissée avec le crime. C’est une stratégie de destruction de la vérité et de la mémoire. La négation est à la fois un instrument du meurtre – elle fait disparaître le cadavre – et une réaction de défense contre une accusation de meurtre. Elle est présente à tous les moments du crime, mais elle diffère selon les temps. Dans la phase de conception d’un génocide, l’un des piliers du futur édifice négationniste se met en place : la mise en accusation de la future victime. Que cette accusation repose sur une distorsion du réel ou qu’elle soit totalement imaginaire, elle fabrique une victime en l’identifiant à une faute et à une menace. De même, la préparation et la perpétration d’un génocide sont secrètes et dissimulées. Les étapes du processus de décision se déroulent dans une zone d’ombre parfois tellement dense qu’on ne parviendra jamais à identifier les acteurs, à connaître les lieux et les dates où ils se sont réunis, les propos qu’ils ont tenus, à reconstituer le temps intermédiaire entre la volonté de tuer et le passage à l’acte. Cet espace inconnu offre aux négationnistes le moyen d’élaborer un système de mensonge. Pendant le génocide, en dépit des précautions prises pour préserver le secret et dissimuler le meurtre, le nombre des exécutants et des personnes impliquées dans la longue chaîne du crime ne permet plus de contenir l’information. C’est ce moment exposé qui sera le plus difficile à déformer et sur lequel portera en priorité l’entreprise négationniste.

Le négationnisme ne commence donc pas avec le complot criminel qui projette la mise à mort d'un groupe humain, mais lorsque le génocide est accompli, alors que sa vérité est établie. Le contenu de cette négation est adapté au but à atteindre et celui-ci est différent selon que le criminel a ou non bénéficié de son acte, qu’il tient à préserver un acquis ou qu’il prépare une revanche. Le négationniste vise à détruire une certitude et, par une succession d'ébranlements et de brèches, à introduire le dou-te. La négation obéit à des règles générales plus ou moins élaborées selon l’identité du négateur, mais nécessaires à la formulation du mensonge. Ces mécanismes communs de la négation sont à la fois rationnels et irrationnels : sophismes, syllogismes, logique de l’absurde, mais il doivent s’adapter à l’objet à nier. Chaque génocide est un événement particulier qui s’inscrit dans un contexte historique précis. La vérité est plus ou moins facile à dissimuler selon le cas envisagé. Les méthodes négationnistes s’adaptent donc à chacun de ces cas. Une approche prudente et mesurée du phénomène négationniste conduit à l’étudier d’abord à propos de trois événements distincts, tous trois considérés comme des génocides : la Shoah, le génocide des Arméniens et celui des Tutsi au Rwanda.

Négation de la Shoah

La négation de la Shoah a commencé relativement tard. On observe en effet une solution de continuité entre la perpétration du crime – dans le secret, certes, mais impliquant cependant des milliers de personnes conscientes de participer à un meurtre collectif – et la négation de ce crime. Ce ne sont pas les mêmes acteurs qui ont tué et qui ont nié. La négation de la Shoah – et c’est l’une de ses particularités – n’est pas l’œuvre des meurtriers. Les nazis qui ont participé au génocide des Juifs ont, lorsqu’ils ont été inculpés, volontiers reconnu leurs actes. Pour se disculper, ils se sont retranchés derrière le paravent de l’obéissance aux ordres, mais ils n’ont contesté ni l’existence ni les circonstances de ce crime. De ce fait, les révélations sur l’étendue de la criminalité nazie ont eu pour conséquence de condamner à jamais ce régime dans la mémoire des hommes et d’interdire l’expression ouverte d’un antisémitisme, ce qui engendra de profondes frustrations chez ceux qui s’identifiaient par cette haine. Afin de réhabiliter le nazisme et de laisser à nouveau libre cours à leur antisémitisme, des nostalgiques du national-socialisme ont, à travers le monde et de façon relativement coordonnée, mis au point un projet d’un cynisme insensé, ébauché dans les années cinquante et qui se développa dans les années soixante-dix. Ces groupuscules néonazis furent alors rejoints par une petite secte de l’ultra-gauche qui obéissait à d’autres mobiles. Les faussaires entreprirent de passer au crible d’une critique prétendument scientifique la documentation accumulée sur les crimes nazis, en particulier les témoignages des victimes qui comportaient, l’émotion aidant, quelques erreurs. Ils se précipitèrent sur la moindre imprécision et opérèrent un montage hasardeux. Ils commencèrent par poser des questions sur le nombre des victimes juives et sur les circonstances de leur disparition. Ils prétendirent parler au nom de l’histoire et réclamèrent le droit au débat. Sans le moindre argument valable, avec des dossiers vides, ils construisirent des théories mensongères qu’ils présentèrent comme une révision de l’histoire officielle du génocide des Juifs et qui, d’une marche à l’autre, conduisait, au sommet de l’édifice, à cette constatation : il n’y a pas eu de victimes juives des nazis ; cette horreur n’a pas existé. Procédant à un renversement de sens complet, les « révisionnistes » expliquaient toute l’histoire du XXe siècle par un complot juif commençant avec les « Protocoles des sages de Sion » et se poursuivant avec la création de l’État d’Israël. Aujourd’hui, la judéo phobie s’évacue par les réseaux incontrôlables d’Internet dans un anonymat qui permet tous les excès. Le négationnisme trouve là un tout à l’égout approprié au déversement de tous ses fantasmes.

En fait, la négation de la Shoah est rationnellement impossible puisqu’elle se greffe sur le seul cas de génocide universellement reconnu. C’est là son paradoxe. Elle se situe en dehors d’une mise en structure du négationnisme. C’est pourquoi, pour appréhender ce phénomène, il est important d’examiner sa formulation dans d’autres cas de génocides

Négation du génocide des Arméniens

La négation du génocide des Arméniens s'inscrit dans un cadre différent. Elle est amorcée avant le crime, organisée par le crime, reprise en héritage par le régime qui succède à l’État criminel et préservée avec acharnement quels que soient les tumultes qu’elle engendre. L’analyse de cette for-me opposée de négation permet d’élargir le spectre du négationnisme et de percevoir ce phénomène comme une norme, le moment de l’effacement du crime de génocide.

Les preuves qui permettent d'affirmer ce génocide, et qui ont été collectées pour la plupart dès 1920, ont été récusées après 1923 par les gouvernements turcs successifs alors que les Arméniens survivants réfugiés en diaspora ou isolés en Union soviétique disparaissaient de la scène politique. Ici l'argumentation négationniste se fonde sur le rejet de l'intention criminelle : la déportation était une mesure légale de transfert de population ; de nombreuses personnes sont mortes, victimes d'épidémies, des conditions climatiques rigoureuses et de l'attaque des convois par des bandes. La reconnaissance d'une partie de l'évidence déplace le point d'application du négationnisme. La victimisation est reconnue, seul le complot est nié. Le gouvernement turc met les historiens au défi de prouver l'intention criminelle. Il a disposé pendant 70 ans de tous les moyens pour dissimuler ou détruire les documents qui pourraient être accablants et pour fabriquer des pièces le disculpant. Lorsque la dénégation porte seulement sur la volonté d’anéantissement et qu'elle est conduite par un État souverain, le bastion du négationnisme est plus difficile à enlever.

Négationnisme de secte ou négationnisme d'État sont donc radicalement distincts. Nier le génocide des Arméniens, c'est refuser de reconnaître une vérité irréfutable. C'est bien là le seul point de comparaison avec la négation de la Shoah. Le génocide des Arméniens est, dès sa commission, protégé par la négation. La ligne de défense est définie par l'Etat criminel lui-même : le gouvernement ottoman affirme la responsabilité première du mouvement révolutionnaire arménien et la légitimité de la déportation. Cette ligne est cependant rompue en 1919-1920 lorsque se tiennent les procès de Constantinople. Pour protéger le peuple turc, le gouvernement ottoman qui succède au Comité Union et Progrès accuse celui-ci d'avoir conçu et exécuté le crime, mais il continue à souligner la responsabilité du mouvement révolutionnaire arménien. Vainqueurs, les kémalistes réalisent que la condamnation du CUP pourrait conduire à une amputation du territoire turc et ils rétablissent la première version en centrant leur argumentation sur la responsabilité arménienne. Le mensonge est officialisé dans les années vingt. La Société d'histoire turque est chargée d’écrire une historiographie et de façonner une vision du Turc généreux, irréprochable et tolérant. Elle évacue tous les épisodes de l’histoire ottomane qui déformeraient cette image et affirme que les mesures prises contre les Arméniens étaient nécessaires à la formation d'un corps social turc. C'était, avant la date, justifier la purification ethnique. L'introduction du mot génocide dans le vocabulaire juridique change la donne. La Turquie a signé la convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide. La stratégie de la négation se focalise alors sur le rejet de l'intention criminelle : il n'y a pas eu de plan concerté, donc pas de génocide. Tandis que les communautés arméniennes de la diaspora réalisent que les massacres de 1915-1916 constituaient un génocide et exigent la reconnaissance de celui-ci par la Turquie, le gouvernement turc élargit le cercle de sa négation. Des « travaux historiques » expulsent les Arméniens du passé turc : il n'y a jamais eu d'Arméniens en Turquie. En démontrant l'inexistence de la victime, le gouvernement turc ouvre la phase proprement négationniste de son déni. A partir des années cinquante, le négationnisme est soutenu par un État souverain qui s'oppose par le chantage et la menace à tous ceux, individus ou États, qui récusent sa version des faits. La négation pénètre en force l'université. Le gouvernement crée des laboratoires de désinformation qui privilégient la thèse d'un complot monté par des Arméniens réfugiés à l'étranger, ayant infiltré les services secrets et fabriqué des faux. Cette négation académique est une for-me plus élaborée. Étendue aux historiens des pays démocratiques respectant les libertés universitaires, elle se transforme. L’universitaire négationniste souligne l'extrême gravité du génocide pour affirmer que cette qualification s'applique seulement à la Shoah. Il déclare ensuite que le « prétendu génocide arménien » est un sujet controversé et il demande l'ouverture d'un débat d’historiens. En France, le négationnisme oppose deux versions: l'une, dite arménienne, considère qu'il y a eu un génocide ; l'autre, dite turque, fait la part des choses et demande des preuves de l'intention. Aux États-Unis, l'infiltration de l'université est plus profonde. A l'UCLA de Los Angeles, le professeur Stanford Shaw entreprend une monumentale déformation des faits et pousse la négation des faits jusqu’à des limites jamais atteintes : il décrit les Arméniens comme des citoyens privilégiés de l'Empire ottoman devenus les bourreaux des Turcs qui n’avaient d’autre alternative que leur déportation ; en les retirant des zones de guerre on avait apporté le plus grand soin à leur sécurité et à leur bien-être. Élève de Shaw, Justin Mac Carthy centre sa démonstration sur une manipulation des chiffres. La pénétration de l'université américaine se matérialise en 1982 par la création à Princeton d'un Institut d'études turques crédité de trois millions de dollars. Toutes les publications de cet institut dirigé par Heath Lowry portent sur le même thème : le génocide arménien est une fiction historique. Lowry propose un débat, mais il récuse à l'avance les arguments de ses contradicteurs. Il a récemment été prouvé que Lowry travaillait en relation étroite avec l'ambassade de Turquie aux États-Unis afin de discréditer les chercheurs qui mentionnent le génocide arménien. Il s’agit là d’un cas exemplaire où se développent toutes les pratiques négationnistes : demander la réouverture d'un dossier en prétextant que la cause a été jugée sur des pièces falsifiées et des témoignages mensongers ; réécrire l'histoire en réhabilitant les criminels et en diabolisant les victimes.

Ce déni est devenu en Turquie une institution. Cernée de toutes parts par les reconnaissances du génocide arménien qui se multiplient à travers le monde, la Turquie s’enferme dans une défense de plus en plus incohérente, mais qui recourt à des arguments pervers, dont la référence à la Shoah comme archétype du génocide. Elle se pose en défenseur de l'unicité du génocide juif : en prétendant avoir été les victimes d'un génocide, les Arméniens sont accusés d'attenter à la mémoire de la Shoah. « Mettre en parallèle ce génocide avec les événements de 1915 dont la caractérisation est l’objet de sérieuses controverses, dilue la force morale que la mémoire de l’Holocauste devrait engendrer pour nous tous », déclare en avril 1983 l’ambassadeur de Turquie aux États-Unis. Toute tentative de comparaison des deux événements est perçue comme une agression contre la Turquie. En 1982, Ankara tente de faire annuler une conférence à Tel-Aviv où il est prévu de parler du génocide arménien et « s'inquiète » de la sécurité des Juifs de Turquie. Le musée du Mémorial de l'Holocauste à Washington reçoit des menaces similaires lorsqu'il projette d'inclure dans sa documentation des références au génocide arménien. En 1997, l’ambassadeur d’Israël nommé en Turquie se voit refuser ses lettres de créance pour avoir participé longtemps auparavant à un colloque où on aurait parlé du génocide arménien. Depuis, les pressions sur le gouvernement israélien n’ont pas cessé et la diplomatie turque intervient si le génocide arménien est mentionné officiellement.

Pourtant, le dossier des historiens du génocide arménien n’a cessé de s’étoffer. Le génocide est prouvé par une documentation telle que la vérité historique n’est pas contestable. Plus la preuve de l’intention criminelle est établie, plus cette négation revêt des formes extrêmes. Elle tombe finalement dans le renversement de sens : les Arméniens auraient perpétré – en 1917, il est vrai – un génocide des Turcs. Lorsque le gouvernement arménien – l’Arménie est indépendante depuis 1991 – ou les communautés arméniennes demandent aux parlements ou aux municipalités de reconnaître le génocide, la diplomatie turque s’agite, tempête et menace, rendant coup sur coup. Ainsi, au sommet du Millénaire à New York, en septembre 2000, le président turc réplique à une demande du président arménien présentée à la tribune de l’ONU, qu’il n’y a jamais eu de génocide et que c’est aux historiens d’en débattre. Il s’entretient ensuite avec les présidents américain et français pour leur demander de faire pression, le premier sur la Chambre des représentants, le second sur le Sénat français, pour empêcher le vote d’une reconnaissance du génocide arménien déposée auprès de ces parlementaires. La Chambre des représentants cède et retire la motion. Le Sénat tient bon et, le 8 novembre, vote la reconnaissance du génocide arménien, vote qui aboutit à la reconnaissance par la France du génocide arménien, par une loi déclarative du 29 janvier 2001.

Les épisodes marquant les rebondissements de ce négationnisme se multiplient avec une fréquence d’autant plus grande que la position turque devient de plus en plus intenable. Un récent avatar – mais non le dernier – de ce négationnisme est la suite donnée à une décision d’août 2002 du ministère de l’Éducation nationale turc d’inclure dans le programme des écoles primaires et secondaires des matières portant sur « le caractère sans fondement des allégations arméniennes » et de réécrire les manuels scolaires. Le 14 avril 2003, le ministère émet une circulaire prévoyant l’organisation de conférences et concours de dissertation sur ce sujet dans les écoles. Cinq cents universitaires turcs protestent contre cette circulaire et créent un groupe d’observation, « Histoire pour la paix ». En décembre 2004, l’Union européenne doit décider si elle accepte la candidature de la Turquie. Dans l’attente de cette décision, le négationnisme turc se déchaîne, non seulement en Turquie, mais aussi en Europe, singulièrement en France dans les médias.

La négation du génocide des Tutsi du Rwanda

Le génocide des Tutsi au Rwanda fut exécuté avec une exceptionnelle diligence et une rare efficacité – 80% de destruction du groupe ciblé. Il se déroula au vu et su de la presse mondiale et au terme d’une campagne médiatique étalant sans ambiguïté un appel au meurtre des Tutsi au prétexte qu’ils représentaient pour les Hutu une menace vitale. Le génocide achevé et le pouvoir criminel en déroute, il était difficile de sanctionner les coupables tant leur nombre était élevé. Parmi les accusés jugés certains se dérobèrent, d’autres avouèrent, mais leur défense ne fut organisée en un système de négation que par les extrémistes hutus qui avaient conçu et planifié ce crime. La négation de ce génocide est donc moins le fait des assassins, trop souvent incapables de présenter une version mensongère unique, mais de responsables collatéraux qui, avant et pendant le crime, refusèrent d’en prévoir le risque puis de le qualifier comme génocide et qui, après, ramenèrent cet événement exceptionnel à des luttes tribales ou à des conflits ethniques. Le négationnisme vint d’ailleurs, de l’Occident qui, indirectement certes, était à des titres divers responsable de l’éclatement de ce drame, parce qu’il avait fabriqué une vision ethnique de la société rwandaise et transformé deux groupes distincts, mais non antagonistes, en ennemis mortels incapables de cohabiter sans déchirement, parce qu’il avait voulu ignorer la menace ou tardé à étiqueter les massacres comme génocide, parce qu’il avait les moyens de les interrompre et qu’il ne l’avait pas fait.

La reconnaissance internationale du génocide des Tutsi au Rwanda et la création en novembre 1994 d’un Tribunal pénal international pour le Rwanda furent suivies d’une vague de propagande négationniste. Une « littérature grise », selon la formule de Claudine Vidal, relaya en Occident la propagande des extrémistes hutu diffusée avant et pendant le génocide. Le négationnisme se structura autour de quelques affirmations qui permettaient de dissimuler l’intention criminelle – constitutive du crime de génocide – sans nier la réalité des massacres et de soutenir la thèse du « double génocide ». Le pilier de cette thèse est le préjugé ethnique, qui impute les massacres à des haines tribales croisées. Qu’il soit le fait de l’ignorance ou d’une volonté de mensonge, ce préjugé raciste est reproduit en France par des hommes politiques et par certains médias. Seconde affirmation : les massacres auraient été spontanés ; les paysans ou les citadins voulaient venger l’assassinat de leur président par le FPR et ils croyaient tuer des espions FPR infiltrés. Troisième argument : la guerre entre le FPR et les FAR (Forces armées républicaines) explique des morts civils des deux côtés. Cette thèse ne résiste pas à une analyse des causes et des circonstances du génocide, mais elle repose sur l’ignorance de l’histoire du Rwanda. Elle fut émise dès le début du génocide, soutenue par la France au dix-huitième sommet franco-africain de Biarritz, les 8 et 9 novembre 1994. Les massacres de civils hutus par les forces armées du nouveau gouvernement rwandais au Rwanda et au Zaïre, après le génocide, renforcèrent cette approche négationniste, alors que ces massacres, bien réels, ne relevaient pas d’une politique de génocide.

La responsabilité de l’ONU, l’aide et le soutien apportés par la France dès 1990 à un régime qui appelait au génocide, les déclarations de chefs d’État et de hauts responsables occidentaux tardant à parler de génocide ou désignant le génocide qui venait de s’achever comme un « double génocide », ces dérobades, ces maquillages, ces mensonges ne sont que les facettes d’un même phénomène de négationnisme, d’amnésie internationale aménagée au gré d’intérêts politiques. Cette situation embarrassa suffisamment les États occidentaux pour qu’ils ordonnent des enquêtes et nomment des commissions. Les rapports de la Belgique et de l’ONU sur leur responsabilité, les regrets exprimés à Kigali en 1998 par le président Clinton contribuèrent à réduire les effets de cette négation et montrèrent qu’il eût été préférable d’interrompre le processus à temps et de faire l’économie d’un génocide. Quant à la France, elle nomma une mission parlementaire qui reconnut une responsabilité relative mais récusa toute accusation de complicité, conclusion bien hâtive qui nécessiterait un complément d’enquête puisque des questions embarrassantes concernant l’implication des militaires français, l’entraînement des milices hutu et les livraisons d’armes aux génocidaires n’ont pas été franchement abordées par cette commission.

Au terme de cette analyse comparative du négationnisme, on peut le définir comme « l’organisation d’un mensonge en un système dont la fonction est d’éluder une responsabilité directe ou indirecte dans la perpétration d’un génocide ». Les deux concepts de négationnisme et de génocide sont intimement liés. Les difficultés auxquelles se heurtent les historiens qui proposent d’étendre le concept de négationnisme sont les mêmes que celles rencontrées par les historiens comparatistes à élargir le concept de génocide à d’autres événements que la Shoah tout en le bornant afin d’éviter la banalisation. Les conséquences néfastes du négationnisme sont, elles, parfaitement identifiables. Le négationnisme est une entrave à la mémoire, un acte délibéré de destruction de la mémoire, la création à coups de pioche, dans un sol meuble, de trous de mémoire. Il dissimule des faits à la justice et soustrait des criminels à une sanction. Pour ces seules raisons, le négationnisme est un délit. Jusqu’alors le législateur n’a donné au juge que les moyens de réprimer les formes les plus caricaturales de ce négationnisme, ce qui est bien, mais reste insuffisant. Il semble utile de demander aux législateurs de se pencher sur ce phénomène singulier et néanmoins constant et de se prononcer sur le délit qu’il constitue en définissant l’infraction, son contenu, ses limites, les préjudices qu’elle entraîne et les sanctions à appliquer. L’introduction de ce mot dans le vocabulaire pénal lèverait enfin les ambiguïtés sur son sens exact et sur les circonstances dans lesquelles il est légitime de l’employer.

Yves Ternon

 

  • La préparation et la perpétration d’un génocide sont secrètes et dissimulées
  • La négation d’un génocide est une composante du crime
  • Ce ne sont pas les mêmes acteurs qui ont tué et qui ont nié
  • La reconnaissance d’une partie de l’évidence déplace le point d’application du négationnisme
  • La stratégie de la négation se focalise sur le rejet de l’intention criminelle
  • Le négationnisme turc se déchaîne non seulement en Turquie mais aussi en Europe
  • Au Rwanda, le négationnisme est moins le fait des assassins que des responsables collatéraux
  • Les deux concepts de génocide et de négationnisme sont intimement liés

« La problématique du négationnisme »
Par Yves Ternon

revue l’Arche
numéro de mai 2003

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