Erol Özkoray

« Pourquoi le Génocide Arménien est-il encore un tabou ? »

Tout a été mensonge depuis 1923

J’ai entendu parler pour la première fois du Génocide des Arméniens à Paris dans les années 1970, et la question très logique que je me suis posée et également exprimée à l’époque (articles universitaires, lettre au courrier des lecteurs du journal Le Monde, etc.) est la suivante : si la République de Turquie est fondée sur le rejet de l’Empire Ottoman, alors pourquoi le Génocide Arménien n’est-il pas mis à la charge des Ottomans ? Pourquoi la République Turque assume-t-elle la responsabilité de cet événement scandaleux, qui est le premier crime contre l’humanité du 20 ème siècle et le premier génocide de ce siècle ? Plus tard, dans ma carrière de journaliste, cette question est toujours restée sur mon agenda.

 

Je suis en général connu comme le journaliste qui a expliqué le terrorisme arménien (Asala) contre la Turquie pendant les années 1980-84. J’étais socialiste, mais j’étais en même temps opposé au terrorisme, et mes articles ont même provoqué la rupture des relations entre le gouvernement socialiste de François Mitterrand (que je soutenais) et la Turquie. Ma famille et moi ainsi que mes amis avons beaucoup souffert de l’Asala : le père de mon ami Nazan Erez, l’Ambassadeur de Turquie en France Ismail Erez a été tué en service à Paris ; mon ami Gokberk Ergenekon était blessé à Rome ; mon nom a été mis dans la liste noire de l’Asala et retiré seulement après que j’ai rencontré l’avocat de l’Asala d’alors Patrick Deveddjian, qui est aujourd’hui Ministre du gouvernement français de la relance économique (en 1982, je ne voyais pas ces événements comme un génocide mais n’acceptait pas la version officielle de la Turquie non plus) ; mon cousin Sitki Sencer a été pris dans les échanges de tirs au cours de l’attaque de l’Asala de l’aéroport Esenboga d’Ankara et a été touché huit fois par les policiers turcs (il a survécu miraculeusement) tandis que ma mère et ses sœurs, également présentes, en sont sorties indemnes de justesse. En réalité, la liste est beaucoup plus longue, mais si j’évoque ces faits ici, c’est pour montrer que j’ai beaucoup travaillé sur la question arménienne, que je la connais bien et que j’en ai souffert, et que j’ai donc le droit d’en parler comme je vais le faire ici. En d’autres termes, les choses que je dis ici sont les conclusions auxquelles un intellectuel est arrivé un intellectuel après 35 années d’engagement dans cette question et après des révisons répétées de sa position.

Commençons par le début...les années passant, mes lectures ont progressé et de nouveaux documents et livres sont apparus, j’ai réalisé que la question que j’avais posée (mettre le génocide à la charge des Ottomans) tenait du sophisme et était vide de sens, pour au moins trois raisons. D’abord, même si Mustafa Kemal ne s’est pas entendu avec le triumvirat Talat-Enver-Cemal et n’a pris aucune part dans le Génocide Arménien, du fait qu’il était engagé sur le front de la bataille de Gallipoli au moment où il se déroulait, ce qui dans un sens lui permis d’être désigné comme dirigeant, le génocide qui avait déjà été accompli le servait structurellement très bien, parce qu’il abondé le régime républicain sur la race turque. Lors des années 1926-1927, le discours sur la race turque constituait l’essentiel de l’idéologie de l’état (race turque égale nation turque), et donc l’Anatolie devait être nettoyée de tous ses éléments chrétiens et étrangers (Arméniens, Grecs, Assyriens et Kurdes). Ces politiques de nettoyage ethnique, culturel, économique et social ont été activement appliquées par sept exécutants du génocide pendant le période républicaine. Aucun Arménien, aucun Grec et aucun Assyrien ne restaient en Anatolie. Seuls les Kurdes ont résisté, et en dépit de quatre génocides, ils ne purent être exterminés. Ne serait que pour cela, toute personne en Turquie devrait respecter le combat des Kurdes pour leur vie et leurs droits. Ainsi, il y a une continuité héritée des Ottomans par rapport à l’ ’annihilation massive’. En 95 ans, dix Génocides ont été accomplis sur ces terres (voir les archives à www.Kuyerel.com ). Parmi les fondateurs de la République, se trouvaient des assassins qui avaient été impliqués dans le Génocide Arménien, qui avaient organisé et exécuté le Génocide arménien .

 

Deuxièmement, il existe un autre lien de continuité entre les Ottomans et la République, c’est l’argent et les biens confisqués aux Arméniens qui ont joué un rôle déterminant dans le financement de la guerre d’indépendance. Mise à part l’aide en argent et en armement reçue de Lénine, la plus grande source de financement de la guerre d’indépendance était l’argent approprié grâce au génocide des Arméniens. Avec cet argent, des armes ont été achetées, une armée a été organisée et sa logistique assurée. Les personnes impliquées dans ces actions formèrent une nouvelle classe sociale dont la fortune provenait de la propriété des Arméniens (par exemple, le portier Haci Omer Sabanci est l’ancêtre de la famille Sabanci d’aujourd’hui, et l’épicier Vehbi Koç, le père de la famille Koç d’aujourd’hui), et c’est sur ces bases sociales que le mouvement a émergé.

 

Troisièmement, les assassins impliqués dans le Génocide Arménien (je parle ici des gens qui ont du sang sur les mains) vinrent former une partie de l’élite politique et administrative du nouveau régime républicain. Ils se sont acheté une respectabilité en donnant une partie de l’argent des Arméniens qu’ils s’étaient approprié pour financer la guerre d’indépendance. Mustafa Kemal prétendait ne pas connaître leur passé. Quelques exemples : Sukru Kaya (ministre de l’intérieur, secrétaire général du Parti Républicain du Peuple), Mustafa Abduhalik Renda (président de la Grande Assemblée Nationale turque), Aril Fevzi (ministre), Ali Cenani Bey (ministre de l’industrie), Rustu Aras (ministre des affaires étrangères). Une fois de plus, il y a continuité de la période ottomane. Mustafa Kemal bénéficia de ces gens ; il s’en est servi, et a donné à ces assassins des positions éminentes dans la République.

 

Les raisons qui ont fait du Génocide Arménien un tabou sont cachées dans ces trois observations. Autrement, il aurait été très facile de résoudre le problème en faisant supporter le génocide par les ottomans. La personne qui a attiré l’attention des intellectuels turcs sur le sujet du Génocide Arménien est Taner Akçam. Du fait des raisons que j’ai indiquées, à chaque fois que l’expression ’Génocide Arménien’ est prononcée, les gens qui manquent de bon sens en Turquie deviennent fous furieux . Ce que je dis ici, contrairement à la thèse historique officielle, la République turque n’a pas été fondée à la suite d’une guerre anti-impérialiste (dans la guerre d’indépendance, l’armée ne s’est battue que contre les Grecs, et non contre la France et l’Angleterre, qui étaient les puissances impérialistes du moment), elle a été fondée sur le Génocide Arménien . Ce réexamen signifie que ce qu’on vous a dit et ce qu’on a dit à tout le monde doit être jeté à la poubelle. C’est la vraie raison pour laquelle il y a un grand traumatisme à chaque fois que quelqu’un dit ’Génocide Arménien’.

 

Tout a été mensonge depuis 1923. En d’autres termes, la situation n’est pas aussi simple que celle de l’état cachant la réalité du Génocide, comme le disent à présent certains intellectuels. Aujourd’hui, quand on parle de reconnaissance du Génocide Arménien, tout pratiquement doit être mis sur la table : la République, le Kémalisme, l’état, l’idéologie d’état, ceux qui ont fondé et gouverné la République, le régime de la Turquie, le système politique de ce pays, son armée, ses universités, ses programmes éducatifs, sa presse, ses élites, ses hommes d’affaire (la source de certaines accumulations de capitaux), les tribunaux, les partis politiques, etc. Il est évident en soi que personne ne peut faire face à une telle confrontation. Spécialement dans le régime crypto-fasciste et crypto-totalitaire où nous vivons, c’est très difficile - pour ne pas dire impossible - de solder les comptes, compte tenu des points énumérés plus haut, même en rêve !

 

Cette situation traumatique , dans ses dimensions historique, politique et intellectuelle, est à des kilomètres au-delà des capacités de notre gouvernement islamiste actuel. Rien ne peut être accompli avec les protocoles signés entre l’Arménie et la Turquie. En tous les cas, les forces invisibles d’Ankara n’ont elles pas rendu nuls les protocoles au bout de 24 heures, et de la propre main du premier ministre ? Cet état, avec sa structure actuelle, repoussera toute solution qu’il pourrait accepter. Le problème peut être résolu - comme les autres problèmes du pays - seulement par un homme d’état ayant les plus hautes aptitudes intellectuelles, qui a intériorisé la culture de la démocratie et formé l’opinion publique dans ce sens. Il est impossible pour des petites personnes ordinaires de vaincre les problèmes gigantesques de la Turquie. Il nos faut des hommes politiques et des hommes d’état de la classe de Mitterrand, Allende et Felipe Gonzales pour résoudre ces problèmes qui nous rongent. En d’autres termes, il nous faut des grands hommes.

 

Erol Özkoray

Traduction Gilbert Béguian pour les Nouvelles d'Arménie Magazine et Imprescriptible

Erol Özkoray, fondateur et rédacteur en chef de la revue trimestrielle Idea Politika, poursuivi, en vertu de l’article 159 du code pénal, pour "insulte à l’armée " et "insulte à la République". Dans plusieurs articles, le journaliste a analysé le rôle que joue l’armée turque au sein des institutions, son omniprésence politique et son poids économique, qui bloquent la démocratisation du pays, candidat à l’Union européenne. Pour le seul article publié en mars 2001, intitulé "Coup d’Etat permanent et démocratie "alla turca"", Erol Özkoray risque douze ans de prison. Deux autres procédures judiciaires ont été ouvertes à son encontre. En additionnant les peines requises dans les différentes procédures, Erol Özkoray risque trente ans de prison. Le numéro d’automne d’Idea Politika "A quoi sert l’armée ?" avait été saisi et interdit de publication le 14 septembre 2001 par le ministère de la Justice, à la demande du chef d’état-major des armées. Le 4 octobre 2001, le deuxième tribunal pénal d’Istanbul avait levé l’interdiction de publication. Erol Özkoray estime que "nous sommes en face d’un acharnement de l’armée qui a peur de l’Union européenne, donc de la démocratie. L’armée veut empêcher l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne car elle sait qu’elle perdra tout son pouvoir et son droit de regard sur le système politique".

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