Khatchig Mouradian

Parler de la Turquie

Une conversation avec Elif Shafak

Le 21 septembre, une cour turque a acquitté l'auteure de best-sellers Elif Shafak, accusée d'avoir « insulté la turcicité », pour absence de preuve. Une franche critique de la politique officielle de dénégation des massacres de 1915. Elif Shafak était menacée de trois ans d'emprisonnement pour un passage de son dernier roman Baba ve Pic (traduit en anglais par: The bastard of Istanbul – Le bâtard d'Istanbul).

Ci-dessous une interview d'Elif Shafak de début 2006 ; des extraits en ont paru dans un article publié sur Znet. La version arménienne de l'interview est parue dans Aztag, la traduction est de Louise Kiffer.

Cela me fait mal d'être accusée de « haïr mon pays ». Il y a des articles et des éditoriaux dans les médias turcs qui m'attaquent et m'appellent une « soi-disant turque ». C'est si paradoxal. D'habitude ils disent « le soi-disant génocide arménien ». Maintenant ils disent aussi « les soi-disant Turcs ».
Khatchig Mouradian: Parlez-moi de la façon dont vous vous êtes mise à vous intéresser à la question arménienne. Je sais que votre mère était une diplomate turque en Europe dans les années 80, où les diplomates turcs étaient visés…

Elif Shafak: C'est exact. J'ai été élevée par une mère célibataire, et je pense que cela a joué un rôle dans ma vision du monde. Nous étions à Madrid, en Espagne, quand l'ASALA (L'Armée secrète pour la Libération de l'Arménie) a commencé à prendre les diplomates pour cibles.

KM : Donc, dans votre esprit, le mot "arménien" était associé à des gens qui essayaient de tuer des diplomates pour une certaine raison.

ES : Oui, l'équivalent du mot « arménien » était: « un terroriste qui veut tuer ma mère ».

KM : Et comment cette définition du mot « arménien » a-t-elle évolué au cours des années suivantes ?

ES : Je dois dire que je suis contre toutes les sortes d'activités terroristes, quelle que soit la motivation. Je suis donc toujours restée contre les activités de l'ASALA. Néanmoins, je ne suis pas devenue nationaliste et pro-Etat comme tendent à le devenir la plupart des enfants de diplomates. Peut-être est-ce à cause du fait que j'ai toujours été « curieuse », intéressée par la simple question: Pourquoi ? Pourquoi y avait-il une telle rage ?

Aussi, après cette genèse émotionnelle, j'ai commencé à lire, et plus je lisais, plus je devenais curieuse. Mais c'est spécialement après ma venue aux USA que je me suis mise à me concentrer pleinement sur ce sujet et continuer mes recherches.

J'ai toujours eu la chance d'avoir de bons amis qui m'ont raconté leurs histoires familiales. Je pense que les récits oraux et les petites histoires sont aussi importants que les documents écrits, pour les traces de l'histoire d'une nation.

KM : Quelle fut la réaction de votre mère quand elle a vu que vous vous impliquiez dans la question arménienne ?

ES : Ma mère se fait du souci. Elle respecte mon esprit et mon c½ur, et pourtant elle est extrêmement inquiète, elle craint que je sois poursuivie, harcelée, ou que j'aie des procès à cause de mes points de vue. Elle me soutient, et en même temps elle me dit: « Fais attention ».

KM: Vous accordez une grande importance aux histoires orales. Beaucoup ont été enregistrées et écrites au sujet des survivants arméniens – les grand'mères et les grands-pères de la génération actuelle. Que devraient dire les grands parents des gens vivant en Turquie aujourd'hui ? Quelle importance leurs récits ont-ils pour l'attention de la Turquie ?

ES : Je pense que les grand'mères peuvent jouer un rôle extrêmement important qui n'a pas été reconnu ni d'un côté ni de l'autre. Comme vous le savez, il y a eu des centaines et des milliers d'enfants, de petites filles rendues orphelines après 1915. La plupart d'entre elles sont restées en Turquie où elles ont été converties à l'Islam et turquifiées. Beaucoup de gens ont des grand'mères arméniennes mais ils ne le savent pas; il est important de révéler ces histoires à la fois par respect pour ces femmes et aussi parce qu'elles peuvent estomper les frontières nationalistes et faire un pont sur le fossé.

Les Turcs nationalistes qui sont fâchés envers les chercheurs de « l'extérieur » pourraient écouter s'ils entendent la même histoire de leur propre grand'mère, de « l'intérieur ».

KM: Ne fût-ce qu'il y a quelques années, il aurait été impensable de parler si ouvertement en Turquie des Arméniens islamisés, sans parler des livres publiés ou des articles écrits sur le sujet. Pouvez-vous parler un peu des changements survenus en Turquie au cours des dix dernières années ?

ES : Il y a des changements très importants à l'ombre en Turquie. Parfois, en Occident, la Turquie paraît plus en noir et blanc qu'elle l'est en réalité. Mais le fait est que la société civile a de multiples facettes et est très dynamique; et spécialement au cours des deux décennies passées, il y a eu des transformations fondamentales. La Conférence arménienne à Istanbul, en 2005, a été le résultat d'un tel processus. Au cours de ces journées, un célèbre journal a titré: « Ils ont même prononcé "le mot G " mais le monde ne s'est toujours pas arrêté ». Un autre journal a écrit: « Un gros tabou est brisé ». Après la Conférence, les débats publics n'ont pas cessé: les gens discutent de ce sujet comme ils ne l'ont jamais fait auparavant. Le problème est que plus le changement est grand, plus profonde est la panique de ceux qui veulent préserver le statu quo.

KM: Mais les changements actuels sont souvent interprétés comme une partie ou une parcelle d'une plus grande tendance à changer la Turquie, de sorte qu'elle s'aligne elle-même avec l'UE. Comment la perspective d'une adhésion à l'UE a-t-elle facilité ce processus ? Une Conférence comme celle d'Istanbul aurait-elle eu lieu autrement ?

ES : La tentative de la Turquie d'adhérer à l'UE est un processus important pour les forces progressistes, à la fois à l'intérieur du pays, et à l'extérieur. Je soutiens vivement ce processus et je veux que la Turquie fasse partie de l'UE. Tout le processus renforcera définitivement la démocratie, et les Droits de l'Homme et ceux des minorités dans le pays. Il diminuera le rôle de l'appareil d'Etat, et ce qui est plus important, l'ombre du pouvoir militaire dans l'arène politique.

KM : Qu'est-ce qui permet à un écrivain/universitaire accompli de s'aventurer dans un royaume qui est tabou dans son pays ? Je veux dire, vous avez reçu des courriers de haine et de menaces. De nombreux intellectuels préféreraient se conformer au statu quo, ou du moins essayer de le modifier graduellement. Qu'est-ce qui vous rend si engagée à aller contre le courant ?

ES: Je suis une conteuse. Si je ne peux pas « ressentir » les peines et les chagrins d'autrui, je ferais mieux d'abandonner ce que je suis en train de faire. Il y a donc pour moi un aspect émotionnel dans le fait que je me suis toujours sentie connectée à ceux qui sont rejetés hors des marges et réduits au silence, plutôt qu'à ceux qui sont au centre. C'est là le modèle de tous et de chacun de mes romans: je traite du subconscient de la société turque.

Je dois aussi dire que pour moi, 1915 n'est pas un cas tout à fait isolé. En d'autres termes, la reconnaissance de 1915 est liée à mon amour pour la démocratie et les Droits de l'Homme. Je suis une disciple du penseur Ibn Khaldoun qui a déclaré que les sociétés ont un cycle de vie – elles naissent, elles passent par le stade de l'enfance, puis vieillissent, etc… La société turque ne pourra jamais devenir adulte si elle ne s'attaque pas à son passé. L'amnésie collective engendre de nouvelles sortes d'atrocités et de violations. Je pense que la mémoire est une responsabilité. C'est le résultat de ma conscience autant que d'un choix intellectuel.

KM: Votre dernier roman Le Bâtard d'Istanbul traite de la question arménienne. Quels sont les principaux messages que vous désirez transmettre au lecteur à travers ce roman ?

ES : le roman est extrêmement critique de la fabrique sexiste et nationaliste de la société turque. C'est l'histoire de quatre générations de femmes à Istanbul. A un certain moment, les histoires convergent vers l'histoire d'une Arménienne, et par suite, d'une famille américano-arménienne. J'ai situé cette famille à San Francisco et utilisé la famille d'Istanbul comme miroir. Fondamentalement, le roman témoigne de la lutte entre l'amnésie et la mémoire. Il traite de passés douloureux, à la fois sur le plan individuel et collectif.

KM: Je suis sûr que vous rencontrez de nombreux Arméniens qui vous posent des questions; est-ce une expérience cathartique pour un Arménien de parler à une personne d'origine turque capable de faire preuve de compréhension des souffrances subies par leurs grands-parents. Comment répondez-vous habituellement ?

ES : Je suis toujours surprise par le ton de 'gratitude' que je perçois dans les e-mails et les lettres que je reçois d'Arméniens de la Diaspora. J'en reçois un écho profondément exaltant et émouvant. Parfois, ils commencent par écrire: « Je n'ai jamais eu envie de remercier un Turc auparavant… » Ou bien je reçois des e-mails dont l'objet est: « Jamais écrit à un Turc avant… »

De plus en plus d'Arméniens se sont mis à assister à mes lectures et conférences, et presque toujours il y a une légère tension avec les Turcs dans la salle, mais aussi des débats très intéressants ont lieu. Pour moi, ce qui importe vraiment est d'ouvrir des canaux de dialogue. Je crois sincèrement que nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres.

Mais il y a encore quelque chose que je voudrais ajouter. Quelquefois, des Arméniens viennent à moi et disent: « vous critiquez toutes les sortes de nationalisme, mais le nationalisme arménien est différent du nationalisme turc ». Je respecte les différences. Cependant pour moi toutes les sortes d'idéologies nationalistes finissent au même endroit. Je ne crois pas que la solution pour une forme de nationalisme soit un autre nationalisme. En d'autres termes, je ne crois pas que le nationalisme turc puisse être contrebalancé par le nationalisme arménien, ou vice versa. Je pense que nous avons vraiment besoin d'une approche démocratique multiculturelle, cosmopolite, qui éventuellement lutterait contre toutes les sortes de frontières religieuses et nationalistes.

KM: J'aimerais que nous parlions un peu de la question de l'identité. Comment l'identité turque est-elle perçue en Turquie, et comment peut-on combattre cela ?

ES: La « turcicité » passe pour être une supra identité, qui couvre toutes sortes de communautés ethniques et de minorités. Les Kémalistes déclarent que tant que vous clamez que vous êtes un Turc, cela suffit. Par suite, le nationalisme turc est très différent, par exemple, du nationalisme allemand, où la race est très importante. En Turquie, le modèle français est plus proche. Nous avons une politique d'assimilation culturelle. Nous avons turquifié la culture, nous avons turquifié le peuple, et turquifié la langue.

Je suis l'un des rares auteurs qui refusent ouvertement la turquification de la langue. Je n'emploie pas le « pur » turc; je ramène les mots que les réformistes kémalistes avaient bannis de notre langue, c'est pourquoi ils sont furieux et amers vis à vis de mes romans. Ils m'accusent de trahir les projets nationaux. Naturellement, construire la culture était une tâche si importante pour l'élite réformiste turque.

KM: Et comme vous le dites souvent, beaucoup de choses ont été perdues au cours du processus de turquification. Seriez-vous d'accord pour affirmer qu'enlacer le passé avec ses « bleus » et « maquillages » donnerait à la Turquie une image cosmopolite ?

ES: Enlacer le passé, à la fois avec ses maquillages et ses bleus nous donnera, tout d'abord, le sens de la continuité. Aujourd'hui, nous sommes une nation bâtie sur une rupture. Comment peut-on avoir des fondations solides s'il y a une rupture ? De nombreux Kémalistes voulaient faire débuter l'histoire en 1923, le jour où ils sont venus au pouvoir. Quand il y a continuité, la connaissance peut s'écouler d'une génération à l'autre. On peut devenir plus mûr et tirer des leçons de ses erreurs.

La transition de la Turquie vers un Etat-nation a été une transition d'un passé multiethnique, multilingual, à une nation Etat censée être homogène. Il est temps maintenant d'entrer dans une troisième phase: reconnaître les pertes et recommencer à apprécier le cosmopolitisme.

KM: les nationalistes, cependant, vont répondre qu'affronter le passé, spécialement les « bleus » – par exemple, reconnaître le Génocide arménien - secouerait les fondations de la Turquie. Quel est votre position à ce sujet ?

ES: Si nous avions pu faire face aux atrocités commises contre la minorité arménienne, il aurait été plus difficile pour l'Etat turc de commettre des atrocités envers les Kurdes. Si nous avions été capables de discuter ouvertement des violations des Droits de l'Homme après chaque coup d'Etat, il aurait été plus difficile de les répéter. Une société basée sur l'amnésie ne peut pas avoir une démocratie mûre.

KM: Certains appellent Noam Chomsky : « le citoyen le plus utile de l'Amérique ». Pourtant, il est souvent considéré comme quelqu'un d'anti US, alors qu'en fait il parle pour une meilleure Amérique et un monde meilleur. D'après votre propre expérience, que ressentez-vous lorsqu'on vous traite d'ennemie de la Turquie ?

ES : Le discours nationaliste en Turquie, exactement comme le discours républicain au USA, pense que si l'on critique le gouvernement, on n'aime pas sa nation. C'est un mensonge. C'est seulement quand un sujet vous inquiète que vous allez y réfléchir, lui accorder davantage d'attention. Je m'inquiète pour la Turquie. Cela me fait mal d'être accusée de « haïr mon pays ». Il y a des articles et des éditoriaux dans les médias turcs qui m'attaquent et m'appellent une « soi-disant turque ». C'est si paradoxal. D'habitude ils disent « le soi-disant génocide arménien ». Maintenant ils disent aussi « les soi-disant Turcs ».

KM : Comme quelqu'un qui a vécu à la fois en Turquie et à l'étranger, qui a étudié le passé de la Turquie, qui vit dans son présent et travaille activement à son avenir, qu'est-ce que la Turquie signifie pour vous ?

ES: C'est une question difficile. Je me sens liée à tant de choses en Turquie, spécialement à Istanbul. La cité, les coutumes des femmes, le monde enchanté des superstitions, le cosmos presque magique de ma grand'mère, l'humanisme de ma mère, et la chaleur et la sincérité du peuple en général. Tout cela m'est cher. Mais en même temps. Je ne ressens aucun lien avec sa principale idéologie, sa structure d'Etat et de son armée.

Je pense qu'il y a deux courants souterrains en Turquie, tous deux sont très anciens. L'un est nationaliste, exclusif, xénophobe et réactionnaire. L'autre est cosmopolite, Soufi, humaniste, étreignant. C'est au second courant que je me sens connectée.

KM: Quelle est la Turquie que vous voudriez voir en 2015 ?

ES : Une Turquie qui fasse partie de l'UE. Une Turquie où les femmes ne se font pas tuer au nom de « l'honneur de la famille ». Une Turquie où il n'y ait pas de discrimination de sexe, ni violations contre les minorités. Une Turquie qui ne soit pas xénophobe, homophobe; et où chacun et chaque individu soit traité avec autant d'appréciation que le reflet de la face Jamal de Dieu, sa beauté.

Interview réalisée par Khatchig Mouradian et publié dans le journal Aztag.

Traduction : Louise Kiffer

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