Esther Benbassa

Génocide arménien

les raisons d'un déni

Esther Benbassa L'historienne Esther Benbassa, née à Istanbul, partie à quinze ans en Israël et vivant aujourd'hui en France, est directrice d'études à l'Ecole pratique des hautes études et chercheure invitée au « Netherlands Institute for Advanced Study ».

Ce texte a été publié par Libération à l'occasion 90e anniversaire du génocide arménien

Il va de notre honneur d'humains de ne pas laisser se dissoudre dans un scandaleux déni un génocide qui a amputé un peuple de ses forces vives, plus d'un million d'êtres de chair et de sang.

En ce 90e anniversaire du génocide arménien, il ne suffit pas d'accabler la Turquie qui persiste dans le déni du génocide arménien. Il faut aussi comprendre les raisons tenaces de ce déni et les complicités occidentales qui le rendent viable jusqu'à aujourd'hui. La thèse officielle turque repousse l'idée de génocide et avance celle d'une répression effectuée dans un contexte de guerre générale. Elle évoque un projet de réimplantation des Arméniens ottomans de l'Est et non de déportation, après que ces mêmes Arméniens, alliés à l'ennemi héréditaire russe, auraient eux-mêmes tué plus d'un million de musulmans et 100 000 Juifs, pour la plupart des civils. Et pourtant, des massacres d'Arméniens s'étaient produits déjà en 1895-1896 sous le règne du «sultan rouge», Abdulhamid II. Les témoignages et les sources diplomatiques attestant la réalité du génocide sont rejetés par le gouvernement turc et les archives de cette époque ne sont pour le moment accessibles qu'aux chercheurs qu'on ne soupçonne pas de déroger à la propagande turque. L'invocation de tueries de Juifs par les Arméniens, alors que les Juifs sont à cette époque à peine quelques milliers dans la région et que ces tueries ne sont nulle part attestées, vise à mobiliser l'opinion publique juive aux côtés de la Turquie.

Nul ne nie que l'histoire ottomane ait été parcourue de tensions interethniques parfois très fortes, ni que les puissances occidentales aient eu l'habitude d'utiliser les minorités les unes contre les autres pour mettre à l'épreuve le pouvoir central, ni même que les Arméniens aient nourri des velléités indépendantistes et aient attendu le salut des Russes. On peut se demander en revanche si ces aspirations justifiaient un génocide. De même, on a encore trop souvent tendance à tergiverser pour savoir si les déportations à l'Ouest comme à l'Est des Arméniens et leur massacre sont un génocide ou non. Cela constitue déjà en soi un déni. Soulever une telle question au sujet du sort des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale est immédiatement et légitimement perçu comme relevant du négationnisme. S'agissant des Arméniens, cela ne pose pas de problème. Pourquoi ?

En 1944, un avocat juif d'origine polonaise, Raphael Lemkin, crée le néologisme de «génocide» pour définir les crimes perpétrés en Europe. Sa connaissance des massacres arméniens de 1915, qu'il cite en exemple, le conduit à définir le génocide comme «tout plan méthodiquement coordonné pour détruire la vie et la culture d'un peuple et menacer son unité biologique et spirituelle». Le terme est officiellement adopté par l'Assemblée générale des Nations unies dans sa convention de prévention et de punition du crime de génocide, le 9 décembre 1948. On l'applique aussi bien au massacre des Arméniens, qu'à celui des Juifs ou des Tsiganes. Mais sa portée universelle irrite ceux qui affirment l'absolue unicité du génocide juif.

Les grands spécialistes du génocide juif, tels Yehuda Bauer et d'autres, reconnaissent pourtant, dans une déclaration du 24 avril 1998, le caractère génocidaire du massacre arménien. Celui-ci n'enlève rien à la spécificité du génocide des Juifs, chaque génocide ayant été perpétré selon des méthodes particulières, liées à l'environnement et à la culture du lieu et du moment. Au contraire, il recontextualise le génocide des Juifs dans l'histoire du XXe siècle et rappelle qu'en la matière, aucune culture, européenne ou non européenne, chrétienne ou musulmane, ne se distingue dans sa volonté d'annihilation d'un peuple, d'une race, d'un groupe ethnique. A défaut de servir de leçon, cette mise en perspective nous rappelle au moins de quoi l'homme est capable, nous invite à nous donner les moyens de nous prémunir contre la répétition de l'horreur par la sensibilisation à la souffrance de l'Autre, et en appelle à notre responsabilité. Il va de notre honneur d'humains de ne pas laisser se dissoudre dans un scandaleux déni un génocide qui a amputé un peuple de ses forces vives, plus d'un million d'êtres de chair et de sang.

Libération, rubrique « Rebonds », vendredi 29 avril 2005

Titre: « Génocide arménien, les raisons d'un déni »
Chapeau: «  Certes, la Turquie occulte le massacre, mais ce n'est pas sans complicités occidentales ».
par Esther BENBASSA

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