Albert Vandal

Les Arméniens
et la Réforme de Turquie

Portrait de Albert Vandal Né à Paris, le 7 juillet 1853.
Historien, lauréat de l'Académie en 1882 pour une étude sur Louis XV et élisabeth de Russie, il obtint deux années de suite, en 1893 et 1894, le grand prix Gobert, avec Napoléon et Alexandre Ier que le rapporteur qualifia « excellent ouvrage d'un jeune écrivain célèbre avant l'âge ». Professeur d'histoire diplomatique à l’école des Sciences politiques, Albert Vandal a été élu à l'Académie française en remplacement de Léon Say le 10 décembre 1896 et reçu le 23 décembre 1897 par Paul-Gabriel d'Haussonville.
Mort le 30 août 1910. (Présentation du site l'Académie française)

Conférence faite par Albert Vandal

de l'Académie française

Le 2 février 1897 a eu lieu, dans la salle de la Société de Géographie, la conférence de M. Albert Vandal sur les Arméniens et la Réforme de la Turquie.

M. le comte de Mun présidait. Au bureau avaient pris place, entre autres notabilités, MM. le marquis de Vogüé, ancien ambassadeur de France à Constantinople, membre de l'Institut; le comte Benedetti, ancien ambassadeur à Berlin ; le marquis Costa de Beauregard, le comte d'Haussonville, Lavisse, Gaston Paris, le vicomte E.-M. de Vogüé, membres de l'Académie française; G. Picot, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences morales; A. et P. Leroy-Beaulieu, Levasseur, P. Viollet, S. Reinach, membres de l'Institut; Denys Cochin, Delafosse, J. Reinach, députés; le R. P. Charmetant, directeur général des œuvres d'Orient ; Zadoc-Khan, grand rabbin de France; Marillier, professeur à l'école des hautes éludes; Gaston Deschamps, de Maulde, et Henri Bérard.

 

M. le comte de  Mun, président, ouvre la séance en prononçant l'allocution suivante :

 

Mesdames, Messieurs,

Je n'aurai pas l'indiscrétion de présenter M. Albert Vandal à l'assemblée qui va l'entendre, et qui connaît trop bien les œuvres par où son nom s'est fait connaître pour ne pas attendre sa parole avec un empressement dont je ne me pardonnerais pas d'oublier l'impatience. Mais je sens trop vivement l'honneur qu'il m'a fait en me demandant de l'assister ce soir pour ne pas l'en remercier devant vous, et puisque la présidence qu'on m'a confiée m'en donne le privilège, j'en veux user aussi en offrant à l'historien dont la plume a si merveilleusement servi l'étude et la pensée, l'hommage de ses lecteurs d'hier et de ses auditeurs d'aujourd'hui.

Laissez-moi donc, avant de lui donner la parole, saluer, en votre nom comme au mien, l'écrivain dont ses contemporains avaient pressenti l'avenir quand il les entraînait en Karriole, dans les pays Scandinaves, et qui, depuis, s'acheminant à sa rencontre à travers l'Orient et la Russie, l'a conquise décidément sur cette route tour à tour grandiose, émouvante et tragique, qu'il a tracée pour nous des rêves de Tilsit et des enivrements d'Erfurt aux épouvantes de Moscou. (Applaudissements.)

Jamais peut-être le savoir et le talent n'avaient eu fortune plus heureuse, car jamais, sans la chercher, ils n'avaient plus fortement saisi cette actualité qui leur est, pour le grand public, un cortège presque nécessaire.

Si nul n'a découvert plus profondément dans l'histoire de la première alliance franco-russe les pensées de l'avenir et dégagé du passé un plus salutaire enseignement, en montrant les causes qui peuvent déjouer ou rendre infécondes les vastes espérances, nul aussi n'a mieux dit ce que furent jadis dans les échelles du Levant le rôle et l'action de la France, et quel héritage glorieux de droits imprescriptibles, de devoirs inoubliables, le temps lui a légué sur ce promontoire illustre par où l'Asie s'avance dans l'Europe. (Applaudissements.)

C'est de cette terre que vous allez nous parler, Monsieur, de cette terre assise dans la prestigieuse lumière de l'Orient et sous sa couronne de souvenirs héroïques ou sacrés, au fond de la mer dont vous avez décrit, d'un trait si puissant, la position politique qui la fait sujette des rivages où elle s'enferme, de cette terre où, pendant de longs siècles, le nom chrétien s'abrita sous notre drapeau, où, malgré la différence des temps et des situations, nos missionnaires font toujours, — c'est encore vous qui rappelez ce mot d'un homme d'état de l'empire ottoman, — où nos missionnaires font toujours « germer la France sous leurs pas » (Vifs applaudissements) : de celte terre enfin, toute palpitante dans son linceul sanglant, de misère, de douleur et d'effroi, qui attend, anxieuse, ce que saura, ce que voudra faire pour elle, pour son honneur et sa sécurité, la diplomatie de l'Europe.

Nous ne sommes point ici pour entraver par d'intempestives paroles l'œuvre qu'elle prépare, mais bien plutôt pour apporter à ceux qui, dans le conseil des puissances chrétiennes, parlent au nom de la France, l'appui moral du sentiment public et la force d'une opinion réfléchie, consciente des obligations de l'heure présente, pour qui le souci des droits et des devoirs séculaires est la meilleure garantie d'une paix honorable et d'une alliance féconde. (Applaudissements.)

On dit qu'il y a près d'un demi-siècle le père de Joseph Karam, de celui qui devait être le héros du Liban, se sentant mourir, dit à son fils : « Yousef, quand les chrétiens de France viendront au secours de leurs frères du Liban, va au cimetière et, agenouillé sur ma tombe, tu me diras tout bas la bonne nouvelle pour que, sous la terre, je tressaille de la joie du pays! » (Applaudissements.)

Combien sont-ils du Taurus à l'Ararat qui dorment entassés dans un hideux mélange, victimes des massacres sans nom des deux dernières années, clients ou protégés indirects de la France, qui en mourant ont prêté l'oreille à la voix de l'Occident et attendent encore qu'elle les fasse tressaillir sous la terre ! (Applaudissements. )

Trop longtemps cette voix est restée silencieuse ! Le charme singulier qui la tenait captive est heureusement rompu, et c'est pourquoi, répondant à l'appel du comité arménien, qu'il faut remercier de nous offrir l'occasion de telles manifestations, nous sommes ici sans distinction d'opinions ni de croyances, tous animés de la même généreuse émotion, pour faire cortège à l'orateur qui va, dans le beau  langage auquel l'historien nous a accoutumés, donner à nos pensées intimes l'expression qu'elles attendent, avec la mesure d'un esprit rompu à la science diplomatique et la clairvoyante sincérité d'un cœur épris de la grandeur nationale. (Vifs applaudissements.)

Je donne la parole à M. Albert Vandal.

CONFÉRENCE DE M. ALBERT VANDAL

Mesdames, Messieurs,

 Je ne viens pas faire ici le procès d'une religion qui a sa grandeur, l'Islam, ni d'une race qui a ses qualités nobles, la race turque. Je voudrais faire le procès de l'odieux système de gouvernement qui sévit en Turquie et qui aboutit aujourd'hui à l'assassinat de tout un peuple. (Triple salve d'applaudissements.) Oui, l'extermination préméditée, méthodique, persévérante d'une race d'hommes, les Arméniens, voilà le spectacle que l'Orient nous présente depuis deux ans et demi. Jamais, dans ces pays, l'humanité, la civilisation, le christianisme n'ont subi pareille injure, et la France commence seulement à s'en douter, à s'émouvoir.

Aujourd'hui que la lumière se fait, il est à peine besoin de vous rappeler ce que sont les Arméniens. Vous savez que cette nationalité chrétienne, appartenant en majorité au culte grégorien, est en partie diffuse, disséminée dans les grandes villes du Levant et de l'Europe, mais que le gros de la population est resté aux lieux de son habitat primitif, sur le haut plateau montagneux qui s'élève à la base de la péninsule d'Asie Mineure et que nous nommons l'Arménie. L'Arménie est divisée entre la Perse, la Turquie et la Russie. Les Arméniens de Turquie, qui sont dans leur pays au nombre de deux millions environ, agriculteurs et commerçants, sont principalement répartis entre six provinces ou vilayets, dans lesquelles, s'ils ne forment point la majorité des habitants, ils constituent le plus important des divers groupes en présence. A côté d'eux vivent des populations musulmanes et surtout des tribus de race kourde, race guerrière, parfois héroïque, mais indomptée et turbulente.

Les Arméniens ont eu de tout temps à souffrir de ce voisinage, mais ils avaient au moins autant à souffrir de l'administration turque, du préfet déprédateur, du collecteur d'impôts rapace, du juge concussionnaire, trois variétés de brigands. (Rires et applaudissements.)

Leur détresse appela pour la première fois l'attention de l'Europe après la guerre russo-turque de 1877, et le traité de Berlin contient une disposition, l'article 61, par laquelle le Sultan s'engage à « réaliser, sans plus de retard, les réformes nécessitées par les besoins locaux dans les pays habités par les Arméniens, et à donner connaissance de ces mesures aux grandes puissances qui en surveilleront l'exécution ». Donc, il y a obligation pour le Sultan de réformer, droit et devoir pour les puissances de surveiller et, au besoin, d'assurer la réforme : voilà la base légale de toute la question, le titre irréfragable conféré aux revendications arméniennes.

Dans les années qui suivirent le traité de Berlin, jusqu'en  1881, les puissances cherchèrent à faire valoir ce titre par des efforts collectifs et vains. Après 1881, l'effort collectif fut remplacé par une action isolée de l'Angleterre, qui, dans la convention relative à l'occupation de Chypre, avait fait insérer un article par lequel le Sultan s'engageait à se concerter avec elle pour l'amélioration du sort des provinces asiatiques. De 1881 à 1890, il y eut, dans la souffrance arménienne, des alternatives, des rémissions courtes et à peine  sensibles,  des recrudescences. En somme, l'état général resta mauvais, précaire, douloureux. Cependant, parmi les Arméniens établis en Europe, des comités s'étaient formés. Les uns se bornaient à une propagande sentimentale, travaillaient à ranimer chez leurs compatriotes la conscience de leur nationalité, à réveiller l'âme de la patrie ; d'autres entrèrent franchement dans les voies révolutionnaires.  De leur part,  il y eut,  en Arménie même,   des sévices, des  attentats, des crimes, un commencement d'agitation. On ne saurait donc dire que les atrocités turques aient  été  spontanément commises. Elles furent provoquées par l'action des comités ; mais cette action avait été provoquée elle-même par des abus, des vexations sans nom, et par l'inexécution des traités. C'est ce qui arrive toujours en Orient, où l'histoire n'est qu'un perpétuel recommencement. Les abus de l'administration turque et la tendance invincible des nationalités chrétiennes vers l'autonomie amènent des soulèvements, des désordres, et comme moyen de répression,  la Turquie n'en connaît qu'un : l'extermination en masse, sans discernement entre les innocents et les coupables. Dans le cas actuel, la responsabilité de ce procédé n'incombe point au ministère ottoman, mais à une coterie de subalternes qui se sont emparés de l'esprit du maître et que l'on nomme le Palais, par opposition au gouvernement officiel, la Sublime Porte. Exploitant les frayeurs d'Abd-ul-Hamid hanté sans cesse par la crainte d'une révolution et d'un assassinat, exploitant son perpétuel cauchemar, ces hommes ont perverti son cœur, altéré sa raison, et de ce souverain qui naguère se refusait à signer toute sentence capitale, ils ont fait l'un des plus grands destructeurs d'hommes que le monde ait connus.  (Applaudissements.) Il se laissa persuader que, pour supprimer la question arménienne, devenue gênante et menaçante, il n'y avait qu'un moyen : supprimer les Arméniens; et l'on vit cette chose monstrueuse : le complot d'un souverain contre la vie de toute une partie de ses sujets! (Applaudissements.)

L'affaire se prépara de loin. On se chercha des agents d'exécution. Les Kourdes ne paraissaient pas suffisamment dociles; on ne les avait pas assez dans la main : on fit, parmi eux, une sélection pour le crime. On leva dans leurs rangs des régiments armés et disciplinés à l'européenne, que le Sultan baptisa de son propre nom et qui furent appelés les régiments Hamidié : c'étaient autant de groupes organisés que l'on dressait au meurtre. De 1892 à 1894, les explosions isolées commencent, et déjà, à des signes irrécusables se trahit la connivence entre le Palais et les massacreurs qui se font la main. Voici un fait, par exemple : dans la petite ville d'Adjila, près de Césarée, on vit arriver un jour une bande d'hommes armés qui venaient tuer les Arméniens. Les autorités locales, n'étant pas dans le secret du Palais, arrêtèrent les assaillants ; le Sultan les fit aussitôt relâcher et leur fit distribuer à chacun 3 livres turques. Mais tout ceci n'est qu'un prologue ; voici le drame qui s'annonce. En août 1894, dans le district de Sassoun, quelques villages chrétiens ayant refusé d'acquitter l'impôt déjà payé, des troupes irrégulières et des Hamidié s'abattirent sur le pays. Plus de trente villages furent incendiés, la population exterminée en masse, et lorsqu'une commission d'enquête en partie internationale pénétra sur les lieux, elle trouva un charnier humain, un sol gonflé de cadavres. émus de ces faits, les ambassadeurs à Constantinople élaborèrent, en mai 1895, un projet de réorganisation des provinces arméniennes, qui eût profité à la fois aux chrétiens et aux musulmans. Le Palais sut le faire échouer, et tout aboutit à des promesses illusoires, tandis que Zekkar-Pacha, le chef des massacreurs du Sassoun, recevait de son maître une haute distinction.

Le 18 septembre 1895, quelques milliers d'Arméniens de Constantinople ayant eu le tort de faire une manifestation tumultueuse, la police, la troupe, réprimèrent cette manifestation, ce qui était leur droit, mais se déshonorèrent en assommant ensuite ou en laissant assommer plusieurs centaines d'Arméniens inoffensifs. Ce fut le signal de l'exécution du plan d'ensemble en Asie et de la grande tuerie. On commença par les villes. Le 4 octobre, on tue à Trébizonde, le 18 à Erzéroum, où s'entassent trois mille cadavres; on tue ensuite à Diarbékir ; on tue à Mouch, à Orpha, à Bitlis, à Van, à Sivas, à Césarée, à Malatia. Ces paroles partout répandues : « Le maître permet de tuer les Arméniens » , circulent comme un mot d'ordre exterminateur et, en quelques semaines, rien que dans les localités où résident des consuls européens, font plus de trente mille victimes. La surface de l'Arménie s'étoile de points rouges qui se multiplient, grossissent, se rapprochent et correspondent à l'emplacement des villes. Dans les villes, les agents d'exécution sont les troupes et la  population musulmane fanatisées.  Elles se ruent sur les chrétiens, elles tuent les hommes, les femmes, les enfants, et ce sont des abominations, des cruautés inouïes : des enfants coupés en morceaux sur les genoux de leurs parents liés et immobilisés ; des bouchers exposant à leur étal et détaillant de la chair d'Arménien; des fantaisies néroniennes, des Arméniens enduits de pétrole et allumés comme des flambeaux. Du haut des minarets, les muezzins, au lieu d'appeler le peuple à la prière, l'appellent au massacre, à la curée ; ils montrent ensuite aux assassins le chrétien  qui s'enfuit, qui se faufile entre les maisons; ils le désignent aux traqueurs, et la chasse à l'homme, la chasse infernale continue.

Tout se fait à l'instigation, par ordre du Palais. Pour le Palais, le fanatisme est une machine à tuer qu'il monte, qu'il active, qu'il modère à son gré. Une preuve entre cent : à Diarbékir, dans cette grande fournaise de fanatisme, après plusieurs jours d'égorgement, le massacre cessa subitement et à la minute, sur un ordre expédié du Palais et rendu sous la pression des ambassades. Les ambassadeurs, le nôtre en particulier, les consuls français firent ce qu'ils durent et s'honorèrent en sauvant un assez grand nombre de vies humaines, mais leur action ne pouvait s'étendre qu'à certains points, à certaines villes. D'ailleurs, entre les villes, dans les campagnes, la consigne et la fureur de tuer s'étaient répandues. Là, ce sont surtout les Hamidié qui opèrent. Ils attaquent les villages, assassinent d'abord, pillent ensuite, incendient enfin. Autour de Diarbékir, cent vingt villages flambent à la fois. On se croirait revenu au temps où les hordes turcomanes passaient sur l'Asie civilisée et chrétienne. Ils étaient sortis, ces nomades, des déserts de l'Asie centrale; ils dévastaient tout sur leur passage. Ils allaient, ils allaient toujours, et le désert marchait avec eux. De même, c'est le désert encore qui s'est fait dans les campagnes d'Arménie, un désert taché de sang, noyé de sang, où gisent les débris d'un peuple! (Applaudissements.)

Pendant ce  temps, l'Europe ignorait tout ou ne voulait rien savoir. A quoi servaient donc le télégraphe, la vapeur, les moyens de communications rapides, tous les agents d'information et d'instruction? Sauf en Angleterre et dans quelques milieux français, tous avaient été paralysés par la plus savante, par la plus formidable organisation du mensonge et du silence qui ait jamais existé. (Longue salve d'applaudissements.)

Les résultats de cette organisation sont parfois à peine croyables. Il y a peu de temps, causant avec une personne habitant la province, mais tenue fort exactement au courant, par la lecture de plusieurs grands journaux, du mouvement des esprits chez nous, de la littérature, des arts, je lui parlais des atrocités orientales : « Tiens, me dit-elle tout étonnée, il y a donc eu des massacres en Turquie? (Applaudissements.) — Oui, madame, il y a eu des massacres : 150,000 Arméniens au bas mot, d'après les calculs les plus modestes, ont été tués ou sont morts de faim et de misère, par suite de la déprédation de leur pays ! »

Le carnage battit son plein et dura sans interruption pendant les trois derniers mois de 1895; il se continua ensuite fort avant dans le cours de 1896. En août de cette même année, de l'année dernière, quelques Arméniens de Constantinople, voulant à tout prix forcer l'attention de l'Europe, préparèrent un attentat. Ils résolurent de s'emparer de la Banque ottomane, espérant provoquer un désordre général. Le Palais fut averti de leur intention par des traîtres, mais laissa la tentative s'opérer, afin d'en prendre prétexte pour un massacre général d'Arméniens, d'Arméniens inoffensifs. En vue du grand jour, des bandes, de véritables équipes de massacreurs furent formées, soudoyées, et eurent à se tenir prêtes. Le 30 août, tandis que la tentative contre la Banque éclatait et manquait, tandis que les insurgés obtenaient une sorte de capitulation et la vie sauve, les massacreurs à la tâche se mettaient à leur besogne dans d'autres quartiers, avant que la nouvelle de l'attentat eût eu matériellement le temps d'y arriver : preuve évidente que tout avait été préparé, fomenté, machiné d'avance. Les massacreurs se répandirent surtout dans le quartier d'Haskeuï, où habitent à Constantinople les Arméniens pauvres, des humbles, des artisans, songeant uniquement à leur labeur, et pendant vingt-quatre heures, le quartier fut transformé en un abattoir humain. Les Arméniens étaient tirés de leurs boutiques, de leurs échoppes, de leurs pauvres logements, et, tranquillement, méthodiquement, on leur écrasait la tête à coups de bâton. Plusieurs milliers de victimes périrent; leur nombre eût été plus grand, si quelques musulmans généreux, notamment des prêtres et des dignitaires, comme jadis Abd-el-Kader à Damas, n'eussent protégé les chrétiens et osé désobéir au Commandeur des croyants !

Puis, comme l'année précédente, il y eut répercussion en Asie. Au cours de cet automne, on massacrait encore à Eghin, à Evereck. Depuis, de nouvelles hécatombes ne nous ont pas été signalées, mais ne croyez pas que l'ère sanglante soit close. On est revenu au procédé de l'homicide individuel; Si l'Arménien défend son foyer contre les soldats ou les brigands qui veulent s'y installer, on le tue ; s'il va dans les forêts couper du bois pour se chauffer et faire cuire ses aliments, on le tue; au moindre signe d'existence, on le tue. Il lui faut se cacher et se terrer, comme une bête pourchassée, et la faim, une famine atroce, créée par la destruction des cultures et la défense de les renouveler, achève l'œuvre des bourreaux. A Diarbékir, vingt-cinq ou trente malheureux meurent de faim par jour. En ce lieu seul, dit-on, près de trente mille personnes sont vouées à ce genre de supplice. Le contre-coup de ces calamités se fait sentir dans tout l'Orient. Il y a effervescence en Macédoine, en Albanie, sur la frontière grecque, dans les îles, en Syrie. L'incertitude de l'avenir pèse aussi cruellement sur les musulmans que sur les chrétiens de l'empire. A chaque instant, des tressaillements qui sont comme les frissons de fièvre de ce grand corps malade, des paniques, des bruits de massacre, et aussitôt la population des villes tourbillonnant affolée comme les feuilles au vent d'automne ; dans les milieux officiels, l'incohérence, la délation, la suspicion, les bons instincts paralysés, les instincts pervers débridés, et enfin, au sommet de toutes ces misères, l'homme qui portera dans l'histoire le surnom de Sultan rouge (Applaudissements redoublés) , l'homme jeté par la peur aux pires excès, l'homme effaré et tremblant, prisonnier de ses craintes, prisonnier de son entourage, enfermé dans son palais qu'il a transformé en une espèce de ville forte et où pourtant il ne couche jamais deux nuits de suite dans le même appartement, l'homme, enfin, condamné à une vie pire que mille morts et, dans cet empire où tant d'êtres humains souffrent, se haïssent et s'entre-tuent, le plus coupable et le plus malheureux de tous. (Applaudissements.)

Voilà ce qu'est l'Orient, d'après des témoignages qui nous arrivent enfin, qui se pressent, s'accumulent et font masse. Que cette immense détresse, que cette désolation sans bornes appelle un secours, un remède énergique et prompt, nul n'en disconviendra. Ce remède, quel peut-il être? quel doit-il être?

Supprimer la Turquie ? Nous ne pensons pas qu'aucun esprit sage, en Europe et surtout en France, puisse y songer. Un dépècement violent, un essai de partage entre les grandes puissances déchaînerait sur l'Europe un torrent d'ambitions et de rapacités, provoquerait peut-être une guerre générale, et si quelqu'un avait la pensée de nous entraîner dans une telle aventure, il serait de notre devoir de nous y refuser énergiquement. (Applaudissements.) Dans cette voie, il serait de notre devoir strict, à nous, France, de ne suivre personne, entendez-vous bien, personne ! (Applaudissements.)

Cela étant, et le maintien de la Turquie admis comme une nécessité, que faire ? Depuis quelque temps, on parle beaucoup de la réforme de la Turquie. Qu'est-ce que cela au juste? D'après l'interprétation qu'on en donne généralement, ce serait le fait d'obtenir que le gouvernement de Constantinople, procédant sous l'impulsion et avec l'appui des puissances, mais procédant par action personnelle et par mesure d'ensemble, introduise dans toutes ses provinces un mode d'administration régulier, uniforme, identique, relativement humain et libéral. Eh bien, si la chose est d'actualité, on ne saurait dire que ce soit une nouveauté. Voilà soixante ans et plus qu'elle fait l'occupation périodique et le tourment des chancelleries.  La réforme, la pseudo-réforme plutôt, a déjà son histoire. Parcourons-la à grands traits, cette histoire, et nous acquerrons la conviction que la réforme générale et volontaire de la Turquie, maigre les efforts d'hommes d'Etat ottomans qui parfois ont fait honneur à leur pays, n'a jamais abouti et ne peut aboutir qu'au néant. (Applaudissements.)

Sans remonter aux essais de Sélim III dans les premières années du siècle, aux tentatives fantasques et violentes de Mahmoud II, le point de départ du mouvement soi-disant réformateur fut le firman ou hatti-chérif de Gulhâné, rendu par le sultan Abd-ul-Medjid en 1839, au début de son règne, sur les insinuations des puissances. Gulhâné veut dire le kiosque des roses : c'est le nom du pavillon de plaisance où le firman fut solennellement lu et promulgué. Ce firman proclamait l'égalité entre tous les sujets du Sultan, sans distinction de race et de culte. Il promettait à tous garantie de leur vie, de leur honneur et de leurs biens. Belles promesses; mais le hatti-chérif de Gulhâné n'était pas un code de dispositions positives, susceptibles d'application immédiate : c'était simplement une annoncé, un programme, l'énoncé des principes sur lesquels devait reposer une législation encore à faire. Dans cet ordre d'idées, de 1839 à 1856, rien ou presque rien ne fut fait, et ce qui fut fait fut plus nuisible qu'utile. Au nom de la réforme, l'autorité gouvernementale se centralisa et se renforça. Elle brisa les autonomies locales qui constituaient, pour certains groupes de population, des remparts contre l'arbitraire ottoman. Elle fit passer sur tout l'empire le rouleau niveleur d'une administration vexatoire, tyrannique, si bien que le sort des peuples en fut moins amélioré qu'aggravé.

Telle était la situation lorsque intervint, de 1854 à 1856, la guerre de Grimée. A Sébastopol, la France et l'Angleterre sauvèrent la Turquie, mais elles n'entendaient pas la sauver telle qu'elle était. Elles se rendaient parfaitement compte que l'empire turc, avec ses vices mortels, c'est l'empire de Sisyphe, qu'il retombe toujours sur les épaules de ceux qui le soutiennent, qu'il en sera ainsi éternellement, si l'on n'introduit en lui un principe de vie propre et de résurrection. (Applaudissements.)

Les puissances estimaient donc que la Turquie devait se réformer ou plutôt se transformer, se métamorphoser, et dans les jours qui précédèrent le traité de paix, le traité de Paris du 30 mars 1856, elles obtinrent du sultan Abd-ul-Medjid une nouvelle promesse d'ensemble, le hatti-humayoun du 18 février 1856. Les hatti-humayoun, ce sont les firmans de l'espèce la plus auguste, de l'espèce ultra-solennelle. Celui de 1856 renouvelait, en les amplifiant, toutes les promesses de Gulhâné. Il fut communiqué au congrès de Paris, et mention de cette communication fut faite dans le traité. Dès lors, un contrat véritable se forme entre l'Europe et la Turquie. L'Europe garantit le maintien, l'intégrité de l'empire ottoman, mais la Turquie, par contre, s'engage à se comporter en état européen, à se régénérer, à se civiliser, d'après la règle qu'elle venait de se tracer à elle-même.

Trois ans après, aucun des principes énoncés dans le hatti-humayoun de 1856 n'avait été mis en application, et la situation avait plutôt empiré. Les puissances se mirent à agir par voie de représentations, de rappels, et, en 1859, entamèrent une première campagne diplomatique pour l'accomplissement de la réforme générale. Cette campagne se poursuivait, lorsque soudain un cri effroyable s'éleva de l'Asie, le cri d'une population que l'on égorgeait, des Maronites du Liban exterminés par les Druses, et cela par la faute du gouvernement ottoman, qui depuis vingt ans, pour mieux établir son autorité au Liban, avait excité les Druses contre les Maronites et créé l'antagonisme des races et des religions dans un pays où il n'existait nullement auparavant. Devant ce forfait, l'Europe courut au plus pressé. Une armée française débarqua en Syrie, par délégation européenne, et une commission internationale rédigea pour le Liban une constitution particulière, ce que l'on appelle en Orient un règlement organique. En vertu de ce statut, le Liban a possédé, depuis lors, un gouverneur chrétien assisté de conseils électifs et d'une force armée locale. La nomination des gouverneurs successifs a toujours été soumise à l'assentiment des puissances, et, grâce à ce système, dans cet Orient où si grande est souvent l'horreur de vivre, le Liban a joui d'un à peu près de sécurité et de bien-être.

Parallèlement à cette réforme locale qui, en somme, a réussi, les puissances continuaient leur campagne diplomatique en faveur de la réforme générale, et n'aboutissaient point à un concert actif. Sur ces entrefaites, en 1861, Abd-ul-Medjid mourut et fut remplacé par son frère Abd-ul-Aziz. En tout pays, un changement de règne apparaît comme une époque de rajeunissement et de renouveau. Le jeune sultan passait pour avoir des tendances, des mœurs quasi européennes, et un membre de la Chambre des lords allait jusqu'à lui décerner, sur des documents fort contestables, un brevet de monogamie. (Rires.) Dans l'avènement d'un tel prince, les puissances trouvèrent un prétexte pour suspendre leur action : elles interrompirent leur campagne et résolurent d'attendre le nouveau gouvernement à ses œuvres. On s'imagina qu'un changement de sultan allait changer la Turquie.

Dans les années suivantes, de 1861 à 1867, quelques mesures ostentatoires dans le sens de la réforme furent prises à Constantinople, mais prises sur le papier; dans le fond des choses, rien ne fut changé, et un de nos agents les plus distingués traçait en ces termes le tableau d'une province : « Les beys turcs volent, assassinent et incendient; le primat chrétien vole; l'évêque vole; les prêtres volent; le cadi vole; le muphti vole; tout le monde vole, excepté le pigeon, c'est-à-dire le raïa toujours plumé. » (Rires.) Aussi vit-on les insurrections se reproduire avec une fastidieuse monotonie. En 1861, insurrection de la Bosnie; de 1866 à 1868, grave insurrection de la Crète, qui ne s'apaisa que lorsque le gouvernement turc eut accordé à l'île un statut particulier se rapprochant, en certains points, de celui du Liban, très insuffisant, mais constituant néanmoins pour l'île un commencement d'autonomie.

Toutefois, les puissances, au lieu de s'entendre pour assurer définitivement le régime de la Crète, préférèrent rouvrir, en 1867, une seconde campagne diplomatique en vue de la réforme générale. Elle est très curieuse,  très instructive,  cette campagne de1867. Ce fut comme une consultation de médecins autour du lit d'un malade. Le malade, l'éternel valétudinaire, c'est la Turquie; les puissances sont les médecins ; chacun de ces médecins tâte le pouls au malade,  examine le cas, prononce doctoralement son avis, puis rédige son ordonnance ; chacun prétend posséder sa recette, son spécifique infaillible, et, comme il arrive toujours, les remèdes proposés diffèrent essentiellement.  Deux plans de réforme complets se trouvèrent en parallèle et en opposition, l'un  émané   du  gouvernement  impérial français, l'autre   du gouvernement impérial  de Russie. La France voyait toujours le salut de la Turquie dans l'adoption, pour toutes les provinces, d'un régime uniforme, centralisé, devant aboutir, suivant elle, à la fusion des races et, par cet amalgame, à la création d'une espèce de nationalité ottomane. La Russie, mieux inspirée à notre avis, faisait observer que, dans cet Orient essentiellement multiple et divers, poursuivre l'unification était un rêve dangereux, qu'il valait  mieux reconstituer autant que possible les anciennes autonomies  locales, accorder à chaque province un régime différent, approprié à ses besoins, à son passé, à sa composition ethnique et entouré de solides garanties. Le chancelier prince Gortschakoff voyait là l'unique moyen, pour la Turquie, d'échapper à une dissection violente, et il condensait sa pensée en ce dilemme énergique : « Autonomie ou anatomie. » (Rires.)

Entre les deux systèmes qu'on leur proposait, les Turcs choisirent naturellement le plus facile à éluder. Ils déclarèrent se rallier au plan français et, de 1867 à 1870, parurent s'inféoder à notre influence. Durant ces trois ans, on vit se créer à Constantinople quelques institutions centrales, séduisantes à l'œil : une Cour des comptes, un établissement type d'instruction publique, le lycée de Galata-Séraï, où s'asseyaient fraternellement sur les mêmes bancs des élèves de toutes races, ce qui ne les empêchait point de s'entre-tuer plus tard, lorsqu'ils avaient grandi ; un conseil d'état à la française, dont les membres opinaient toujours dans le sens du gouvernement, si bien qu'on les appela les Evel, effendim, ce qui veut dire : Oui, monsieur. (Rires.)

Mais toutes ces innovations n'étaient qu'une façade derrière laquelle le vieil édifice oriental subsistait, vermoulu et difforme. On Je vit bien lorsque après 1870 la main stimulatrice de la France se fut retirée; le vernis européen se détacha d'un seul coup ; les abus, des abus sans nom et sans nombre, suivant le mot d'un de nos agents, s'étalèrent de nouveau au grand jour, si bien que dès 1875 éclatait, en Bosnie et en Herzégovine, une nouvelle insurrection, plus tenace et plus grave que toutes les   précédentes. A cet instant, l'Allemagne, la Russie et l'Autriche-Hongrie formulèrent un projet de réformes modestes, mais pratiques, devant s'appliquer exclusivement à la Bosnie et à l'Herzégovine. Le gouvernement ottoman, selon sa coutume, essaya de parer le coup en opposant un projet de réforme générale. A la fin de 1875, Abd-ul-Aziz signa successivement un firman, puis un iradé, qui étaient la réédition de plus en plus solennelle des déclarations de 1839 et de 1856. Dans les actes nouveaux figuraient les promesses les plus mirifiques et parfois les plus naïves, comme celle-ci : « Désormais, dans tout l'empire, les gendarmes seront choisis parmi les honnêtes gens. »   (Rires.) Puis, se retranchant derrière cette démonstration platonique, les Turcs se dérobèrent à toute concession positive au sujet des deux provinces révoltées.

Les trois cours du Nord voulurent alors accentuer leur action et rédigèrent une remontrance plus sévère, le Memorandum de Berlin. Ce Memorandum, approuvé par toutes les puissances à l'exception de l'Angleterre, allait être remis à son adresse, c'est-à-dire présenté par les ambassadeurs à la Porte, lorsque, au jour fixé pour la notification, les ambassadeurs ne trouvèrent plus personne à qui parler : dans la nuit, le gouvernement qu'ils devaient admonester s'était effondré, évanoui : Abd-ul-Aziz avait été détrôné. Quelques jours après, il se suicidait, où plutôt on le suicidait (Rires) , et son neveu, Mourad V, qui lui avait succédé, fut bientôt remplacé lui-même par Abd-ul-Hamid, actuellement régnant. Devant ce double changement à vue exécuté avec une prestigieuse adresse et appuyé de formelles promesses, les puissances remirent en poche leur Memorandum   et   accordèrent   un nouveau   sursis.

Ceci se passait au printemps de 1876. Durant l'été et l'automne de la même année, on apprit que, quelques districts de la Bulgarie s'étant soulevés, un flot de soldats irréguliers, de hordes asiatiques, avait été précipité sur cette province et la dévastait. Quinze à vingt mille Bulgares furent pendus ou égorgés. Ce furent les horreurs célèbres de la Bulgarie, et toujours la répétition du système qui consiste, pour punir quelques torts individuels, à supplicier tout un peuple !

Cette fois, il y eut un mouvement d'indignation et d'horreur en Europe, surtout en Angleterre et en Russie. Les puissances reprirent leur projet d'intervention, et on convint de s'assembler en conférence à Constantinople, au mois de décembre 1877, pour aviser. Les plénipotentiaires qui formaient la conférence se mirent d'accord sur un projet de réformes contrôlées et garanties, devant s'appliquer exclusivement aux trois provinces slaves, Bosnie, Herzégovine, Bulgarie. Le 22 décembre, ils s'étaient assemblés en conférence plénière avec les ministres du Sultan; ils s'apprêtaient à exposer leur plan et à en détailler les beautés, lorsque soudain, au dehors, des salves d'artillerie retentirent. Salves d'allégresse, salves joyeuses, elles saluaient la promulgation de la constitution ottomane, dictée par Midhat-Pacha et revêtue de la signature impériale. Cette constitution ne prétendait à rien moins qu'à introduire en Turquie le régime parlementaire et représentatif, avec tous ses raffinements : division du pouvoir législatif en deux Chambres, responsabilité ministérielle, concession de toutes les libertés nécessaires. Que cette conception, au moins prématurée, ait été sincère chez certains musulmans qui aspirent à la réconciliation de l'Islam avec le progrès, je l'admettrai volontiers; il n'en est pas moins certain que, chez le Sultan et ses conseillers intimes, c'était avant tout un moyen, un truc ingénieusement machiné pour se dérober aux demandes de la conférence. Ils pouvaient répondre aux plénipotentiaires, et ils ne s'en firent nullement faute : « Que venez-vous nous parler de réformes locales, de réformes pour certaines provinces, quand nous accordons à toutes le bienfait d'une administration libérale? Ces statuts privilégiés, dont vous nous parlez, ne cadrent pas avec l'ensemble harmonique de nos nouvelles institutions. Point de privilèges au sein de la liberté! » Les plénipotentiaires, il est vrai, ne furent pas dupes de cette manœuvre et insistèrent sur l'adoption de quelques-unes au moins de leurs demandes, mais ils furent éconduits. La conférence avorta. Au lendemain de cet échec, la constitution, après un simulacre de mise en œuvre, était reléguée au rang des accessoires désormais  usés  de  la comédie qui se jouait, et rien n'était changé dans la plus mauvaise des Turquies ! Ce fut alors que la Russie, se détachant du concert européen, prononça son action, lança ses troupes au delà du Danube, afin d'arracher les provinces slaves à l'anarchie ottomane, et vint procéder à cette expropriation pour cause d'humanité. (Applaudissements.)

On sait ce qui suivit : la résistance héroïque et souvent heureuse des armées turques, leur effondrement final, l'arrivée des Russes aux portes de Constantinople, la paix de San Stefano, enfin le congrès et le traité de Berlin, qui vinrent limiter l'effet des victoires russes et prirent à tâche de réorganiser l'Orient. Le traité de Berlin, dans cette œuvre, eut la sagesse de ne point s'acharner à l'idée chimérique de la 'réforme générale, il n'en parla que pour mémoire, s'efforçant surtout d'améliorer le sort de certaines provinces nominativement désignées et particulièrement exposées. C'est dans ce but qu'il édicta sa disposition en faveur des Arméniens, — qu'il prescrivit le remaniement du statut crétois, — que l'Europe confectionna de ses propres mains le statut de là Roumélie orientale, — qu'enfin un article du traité vint promettre à toutes les provinces laissées à la Turquie en Europe (et c'était la Macédoine que l'on avait surtout en vue) un règlement du même genre, approprié aux besoins locaux. Par malheur, dans les années suivantes, pendant la période d'application du traité, les difficultés extrêmes que rencontra la délimitation des nouvelles frontières turques vinrent épuiser, lasser l'ardeur intervenante des puissances. Il n'en resta plus guère pour résoudre les questions soulevées à l'intérieur de l'empire. De plus, on voyait à Constantinople un sultan d'aspect doux, point voluptueux ni dissipateur, un travailleur infatigable, plongé du soir au matin dans la besogne d'état, dans les détails et les minuties du gouvernement. On s'imagina, une fois de plus, que la Turquie avait trouvé son régénérateur, et que l'activité paperassière d'Abd-ul-Hamid allait tout sauver. Résultat net de cette erreur: cent cinquante mille Arméniens mis à mort, c'est-à-dire une hécatombe auprès de laquelle les massacres de Chio en 1822, du Liban en 1860, de la Bulgarie en 1876, n'étaient que jeux d'enfants! (Applaudissements.)

Devant cette terrible leçon, succédant à tant d'autres, l'Europe reconnaîtra-t-elle enfin que la réforme générale et volontaire de la Turquie, de la Turquie agissant sur elle-même et par elle-même, est un leurre, une impossibilité, une duperie, un trompe-l'oeil, avec des envers sinistres? Pour nous, le doute n'est plus permis, la démonstration est faite, faite par l'histoire : la Turquie est incapable de se réformer : conclusion, il faut la réformer d'autorité. (Salve d'applaudissements.)

Imposer ce régime à l'ensemble de l'empire, par exemple sous la forme d'un condominium financier qui équivaudrait à une mainmise administrative, pourrait être un remède efficace, mais qui se heurterait vraisemblablement à des résistances désespérées, un remède, d'ailleurs, d'une application lente, et le temps presse. Donc, sans préjudice des efforts qui pourront être tentés dans ce but, revenons au seul système qui ait donné des résultats, au système des réformes locales, strictement contrôlées et garanties. Ce qui s'est fait au Liban ne saurait nous servir de modèle, vu la différence des temps et des lieux, mais peut nous servir d'exemple. Allons au point particulièrement endolori, meurtri, ulcéré, saignant, c'est-à-dire à l'Arménie, et procédons à une réorganisation des provinces arméniennes, assurant à la fois la sécurité des chrétiens et celle des musulmans. Point d'autonomie complète pour ces provinces, point d'autonomie proprement dite, mais le régime de la distinction et de la spécialisation administratives.

 Le temps et la compétence locale nous manquent pour entrer dans tous les détails de cette réorganisation; contentons-nous de dégager quelques bases. D'abord, une précaution préalable s'impose : ce sera de faire savoir au Sultan qu'on le tiendra personnellement responsable, lui et son entourage scélérat, de tout renouvellement des massacres; qu'il n'est point de tête, si haute qu'elle soit,  qui  ne  puisse être atteinte et décrétée d'accusation pour crime de lèse-humanité. (Applaudissements prolongés.) Simultanément, il est de toute nécessité d'obtenir que les six vilayets arméniens, reconstitués dans leurs limites normales qui ont été arbitrairement modifiées, reçoivent chacun un gouverneur agréé par les puissances, que ces gouverneurs soient nommés pour une durée de temps limitée, qu'au bout de ce temps ils ne puissent être maintenus ou remplacés sans l'assentiment des ambassades, qu'en un mot les puissances s'arrogent indéfiniment la haute main sur le choix des gouverneurs, c'est-à-dire, en fait, la surveillance de leurs actes. En même temps, qu'on procède à une réforme radicale dans le mode de collection des impôts, qui n'est que le brigandage organisé. Qu'on établisse une justice juste, devant laquelle l'usage de la langue arménienne sera légalement autorisé; qu'on organise une force armée locale, une gendarmerie composée en partie d'éléments chrétiens et même étrangers, et que tout s'opère sous la surveillance et par l'action de commissaires européens, investis des pouvoirs les plus étendus. Enfin, que ce changement de régime soit imposé à la Turquie sous la menace de mesures coercitives; qu'on lui fasse envisager, comme un mode d'action prévu et accepté d'avance par l'Europe, le recours à L'ultima ratio, à la force. (Applaudissements.)

Hâtons-nous, car l'Arménie ne saurait davantage attendre et languir. En vain nous dit-on que depuis longtemps, depuis des siècles, elle est façonnée à l'infortune et habituée à souffrir; est-ce une raison pour prolonger indéfiniment sa souffrance? Est-ce à nous, peuples civilisés et chrétiens, qu'il appartient   de  damner toute une nation en ce monde ? Après  avoir  pourvu  au sort   de   l'Arménie,   on .pourra s'occuper de la Macédoine dans le même esprit, et lorsqu'on aura fermé ces deux plaies béantes, qui altèrent l'économie du corps social tout entier, il est vraisemblable que l'Orient entrera dans une ère d'apaisement relatif. Hors de là, point de salut. Si l'Europe ne s'entend pas sur cette œuvre de miséricorde, de justice et de raison, elle devra s'en prendre à elle-même des maux que déchaînera sur elle, dans un avenir prochain, imminent peut-être, une conflagration générale de l'Orient. (Applaudissements.) Que, dans  cette œuvre indispensable,   une  part considérable d'action  et d'initiative  incombe à la France,  à notre France, c'est ce qui nous reste à démontrer. (Applaudissements.) A cet égard aussi, ne nous payons pas de formules, de mots, défions-nous d'exagérations diverses, et tâchons, s'il est possible, de remettre la question au point. On parle volontiers, en ces jours, du protectorat de la France sur les chrétiens d'Orient. écartons d'abord ce mot de protectorat qui, par l'acception qu'il a prise dans la langue coloniale, prête à confusion, et tâchons de préciser quelles sont les bases légales et morales de notre situation à l'égard de la chrétienté d'Orient. Elles sont au nombre de trois :

Premièrement, la France, en vertu de ses anciennes Capitulations, et surtout d'une  longue  possession, d'une longue usance, exerce un droit de protection officielle sur les missions catholiques, c'est-à-dire sur les établissements fondés en Turquie par, des religieux latins venus de toutes les parties de la catholicité; vivant dans le Levant en étrangers et non sujets du Sultan. Voilà un premier point bien précis, mais nettement circonscrit et limité. En second lieu, la France, toujours en vertu d'une longue tradition, exerce un droit de patronage, non pas officiel, mais officieux, sur les groupes de catholiques indigènes, de catholiques orientaux, qui sont parsemés et clairsemés dans les états du Sultan, par exemple les Maronites du Liban, les Arméniens catholiques, etc. Vous voyez que le gros de la nation arménienne,  qui est de culte grégorien, échappé à ce patronage, et que, de ce chef, on ne peut dire que la question arménienne soit une question spécialement française.

Seulement, il y a encore autre chose, il est un troisième côté de la question, plus vaste, plus ample : il y a ce fait que la France, en Orient, a été de tout temps la main secourable tendue aux opprimés, quels qu'ils soient, aux faibles, aux humanités souffrantes, On a dit que la France avait grandi dans le monde par la conspiration des opprimés; c'est particulièrement exact en Orient. Là, ce sont nos oeuvres qui ont fait nos droits, nos devoirs, et l'histoire de nos interventions successives, c'est l'histoire du progrès de l'humanité. (Applaudissements.)

Sous l'ancienne monarchie, au début de nos relations avec la Porte, l'ambassadeur du Roi se faisait à Constantinople l'avocat des chrétiens de tout genre, lorsqu'ils étaient par trop opprimés et molestés. Plus tard, sous la Révolution et l'Empire, lorsque la France déborde sur le monde, lorsqu'elle vient toucher matériellement l'Orient, c'est ce contact qui donne le branle aux premières espérances des Grecs, aux premiers tressaillements de leur nationalité. Notre établissement éphémère en Illyrie provoque le même élan chez les Slaves du Sud, chez les Serbes, et il semble que, d'un bout à l'autre du littoral de l'Adriatique, le clairon de la Grande Armée sonne le réveil des peuples. (Applaudissements.)

Plus tard encore, sous la Restauration, lors de l'insurrection grecque, le philhellénisme se fait le grand allié de l'hellénisme, et c'est en France qu'il trouve l'un de ses centres principaux, un lumineux et rayonnant foyer. Un impétueux mouvement d'opinion se produit. Au début, le gouvernement de la Restauration se montrait faible, incertain, timoré. M. de Villèle, qui était à la tête des affaires, homme de paix et de finances, ne comprenait rien à ce généreux enthousiasme, et quand on lui parlait de la Grèce, mère de la civilisation, il répondait par cette phrase, perle de style administratif : « La Grèce, mais quel intérêt peut-on bien prendre à cette localité? » (Rires.) Ce fut le mouvement de l'opinion dirigée par des hommes illustres de tous les partis, entraînée par les écrivains et les poètes, qui força la main au gouvernement et le fit s'associer avec l'Angleterre et la Russie pour l'œuvre émancipatrice.

Plus récemment, après la guerre de Crimée, c'est la France de Napoléon III qui s'occupe à relever sur le Danube une nationalité sœur de la nôtre, la nationalité roumaine. En 1860, c'est l'intervention armée en Syrie; en 1862, c'est une intervention sur un plus petit théâtre, sur un très petit théâtre, mais qu'il est bon de rappeler aujourd'hui. En Asie Mineure, parmi les derniers contreforts du Taurus, le massif montagneux du Zeitoun forme une espèce de Monténégro arménien, une agglomération de tribus guerrières qui ont su se conserver une semi-indépendance. En 1862, la Porte voulut raser cette autonomie ; elle envoya contre elle un pacha, des troupes, presque une armée. Dans leur détresse, les habitants du Zeitoun se souvinrent de la France et invoquèrent son appui. La France prit en main leur cause, obtint leur délivrance, et lorsque huit ans plus tard, en 1870, on apprit au fond de l'Orient que la France était elle-même assiégée, envahie, en péril de mort, quelques habitants du Zeitoun, conduits par un de leurs prêtres, quittèrent le pays ; ils s'en furent vers la mer, s'embarquèrent; ils vinrent en France s'enrôler dans nos rangs et combattre avec nous ; à l'heure où les grandes nations nous délaissaient et se détournaient de notre infortune, ces humbles, ces ignorants, ces montagnards grossiers se souvenaient du bienfait reçu et venaient payer avec leur sang leur dette de reconnaissance. (Applaudissements répétés.)

Ainsi s'est formé entre la France et les humanités souffrantes de l'Orient un contrat qui n'est inscrit nulle part, ni dans les traités, ni dans les Capitulations, mais qui s'est imprimé au plus profond de la conscience nationale. Et c'est en grande partie ce qui fait l'influence, le prestige si particulier dont jouit la France en Orient. Cette influence ne ressemble à aucune autre. Là-bas, si l'on respecte, si l'on vénère la France , ce n'est point que, comme d'autres empires, elle pèse sur l'Orient par sa contiguïté et par sa masse ; ce n'est point qu'à l'exemple d'autres nations, elle ait su surprendre et ravir des positions dominantes, où ses canons sont braqués. Ce qui fait son prestige, c'est l'idée qu'on se fait d'elle. On se dit qu'au loin, très loin, en Europe, il y a quelque chose de très fort et de très doux, de puissant et de maternel, qui s'appelle la France, et que, lorsque la France vient en Orient, ce n'est pas pour conquérir, mais pour délivrer. (Applaudissements.) Et dans les moments d'angoisse suprême, de crise violente, on la cherche des yeux au loin et on l'attend. Voilà ce qui constitue la grandeur morale de la France en Orient. (Applaudissements.) Cette grandeur morale, ne la laissons pas péricliter entre nos mains, sous peine de ne laisser à nos successeurs qu'un patrimoine diminué. (Applaudissements.) Sans doute, la France, en ce siècle, a fait trop souvent de la politique d'idéal pur et de sentiment. Elle l'a fait et elle en a été durement, cruellement punie. Les idées qu'elle avait versées sur le monde se sont retournées contre elle, à l'état de forces hostiles et brutales. Après avoir été le soldat de ses propres idées, elle en a été le martyr. (Applaudissements.) Tout cela est vrai, mais, après nous être fait une règle beaucoup trop absolue d'une générosité chevaleresque, ne tombons pas dans l'extrême opposé, ne versons pas dans une réaction aveugle, ne nous faisons pas une règle de l'égoïsme, qui apparaîtrait chez nous comme un signe d'affaissement, comme un déclin moral, comme une espèce de déchéance souscrite et prononcée par nous-mêmes ! (Applaudissements.) Qu'on ne dise pas que la France, naguère l'initiatrice universelle, la grande semeuse d'idées, n'est plus susceptible de s'enflammer pour des conceptions nobles et élevées, qu'elle n'est plus susceptible de vibrer aux mots d'équité internationale et de pitié vengeresse; qu'on ne dise pas enfin que l'étranger, qui a mutilé notre chair, est parvenu aussi à rétrécir le cœur de la France. (Applaudissements prolongés.)

 J'éprouve d'autant  moins   de  scrupules à vous tenir ce langage qu'en Orient nos traditions humanitaires s'accordent avec notre intérêt le mieux entendu, le plus pratique. Nous voulons, avec raison, éviter la chute de la Turquie, mais, pour faire vivre cet empire, ne faut-il pas cultiver et développer ce qui vit chez lui, les éléments de vie propre et locale, c'est-à-dire les nationalités indigènes en voie de reformation et de réveil? De plus, quoi que l'on fasse, le rétrécissement graduel est devenu, depuis des siècles, une loi fatale pour la Turquie. La Turquie, c'est la peau de chagrin de Balzac ; elle va toujours se resserrant, se diminuant. Eh bien, ce qu'il nous faut empêcher,c'est que les territoires, les positions abandonnées  par elle passent aux mains  des grandes puissances, deviennent la proie de grandes ambitions copartageantes, puisque, nous-mêmes, nous n'avons pas à désirer un seul morceau, un seul pouce du territoire ottoman. (Applaudissements.) Donc, favorisons les nationalités indigènes, soutenons-les dans leur lente ascension; mettons-les en mesure de devenir plus tard des états, des états indigènes, qui viendront combler le vide que le recul progressif de leur ancien maître laissera peu à peu sur la carte du mondé. C'est le seul moyen pour nous d'empêcher un partage qui altérerait gravement, à nos dépens, l'équilibre et les rapports respectifs des grandes forces européennes. L'Orient aux Orientaux, telle doit être notre maxime, notre devise dans le présent et pour l'avenir, et nous pouvons la mettre en pratique au nom de l'humanité, sans avoir à sacrifier la raison au sentiment. (Applaudissements.)

Donc, à quelque point de vue que l'on se place, intérêt d'honneur, intérêt politique proprement dit, intérêt commercial, — car, ne l'oublions pas, les Arméniens sont depuis des siècles et demeurent les intermédiaires indispensables de notre commerce avec la haute Asie, — à tous ces points de vue, la question arménienne mérite notre attention et sollicite notre activité. Assurément, c'est pour notre gouvernement une obligation primordiale que de faire concorder ce devoir particulier avec la direction générale et l'ensemble de notre politique, fondée sur un accord intime avec la Russie. En ce fait, on a voulu voir l'obstacle, l'empêchement, le côté scabreux et presque inabordable de la question. Là encore, ne laissons pas l'opinion errer, se perdre en conjectures hasardées, et, qu'on nous passe le mot, s'énerver.

Il est certain que l'Orient est en dehors de l'objet spécial de l'alliance franco-russe, de la Double Alliance. Il est certain aussi qu'en Orient les intérêts ne sont pas identiques, mais j'ai la ferme conviction que, dans la crise actuelle, ils peuvent parfaitement se concilier. Si la Russie a péché au début de la crise, si elle a fermé les yeux systématiquement sur le mal et l'a laissé s'aggraver, si certains de ses hommes d'état ont encouru de ce chef une responsabilité lourde (applaudissements) ,   c'est par l'exagération d'une politique qui, dans son principe, est compatible avec la nôtre. Ce qui serait souverainement dangereux, ce qu'il faudrait répudier avec énergie, ce serait chez les Russes une reprise d'ambitions, de cupidités territoriales, qui pousserait à une dislocation de l'empire turc et à une subversion totale de l'Orient. Or, depuis plusieurs années, la Russie suit, au contraire, une politique tout opposée et a opéré une évolution  remarquable. Après  sa grande déception de 1878, après tant d'efforts et de sang dépensés pour des résultats contestables, elle a profité de la leçon, elle en a même trop profité. Attirée par de hauts intérêts en Extrême-Asie, désireuse de paix en Europe, séparée de certaines nationalités du Levant et, notamment, des Arméniens, par de graves malentendus, elle s'est rapprochée de la Turquie, son ennemie traditionnelle. Elle a moins cherché désormais à la démembrer matériellement qu'à l'attirer sous sa dépendance morale. Elle lui a laissé entendre qu'elle l'aiderait à vivre, ou, du moins, à vivoter, pourvu que l'on fît, à Constantinople, une part large, très large, à son influence.

Eh bien, je le répète, dans son principe, cette politique n'a rien d'incompatible avec la nôtre. La Russie veut actuellement le maintien de la Turquie, nous le voulons aussi. Son influence et la nôtre peuvent se combiner à Constantinople, sans s'exclure l'une l'autre, et se combiner pour une action conservatrice. Mais cette constatation appelle une réserve. La politique conservatrice, lorsqu'elle l'est à outrance, lorsqu'elle se fige dans l'immobilité, se dénature et manque son but ; elle arrive à être la plus révolutionnaire des politiques, puisqu'elle laisse les abus se propager, s'aggraver, devenir insupportables, et qu'elle provoque, par suite, des cataclysmes et des explosions. Donc, pour faire vivre la Turquie,il ne faut pas s'illusionner sur la gravité de ses plaies ; il faut les envisager d'un œil ferme et, puisque les palliatifs sont désormais remèdes usés, appliquer le remède énergique et cautériser. On doit sentir — il faut faire sentir, à Pétersbourg comme à Paris, qu'une action à deux et même une initiative en ce sens seront, pour l'une et l'autre puissance, aussi utiles qu'honorables. Quelle plus belle occasion, pour la Double Alliance, de prendre, en quelque sorte, la tête de l'Europe, et de la prendre dans une voie où les autres groupes seront forcément obligés de nous suivre, ne serait-ce que par respect humain et pudeur! Les affaires d'Orient, ainsi comprises et traitées, peuvent servir à cimenter, à féconder, à illustrer l'alliance, à lui faire produire des effets bienfaisants et insignes. Il y a quelques mois, dans ces jours où Paris faisait à ses hôtes impériaux un accueil si cordial et si délicat, où la nation française fêtait si dignement son ami très cher et son puissant égal, l'alliance a fleuri pour le plaisir des yeux et des cœurs; elle a fleuri; qu'elle fructifie aujourd'hui; elle a, porté ses fleurs; qu'elle porte aujourd'hui ses fruits, et ce seront des fruits bénis entre tous, ceux qui se cueilleront au profit de l'humanité, de la civilisation et de la paix. (Applaudissements.) Cet accord, au reste, et cette initiative à deux que nous souhaitons, ne doivent pas être exclusifs; ils peuvent, ils doivent se chercher des auxiliaires. Le rôle de l'Angleterre, dans les débuts de la crise et la genèse des massacres, ne peut encore, à notre avis, être l'objet d'une appréciation rigoureusement motivée. Il a bien semblé que l'Angleterre s'inspirait souvent de mobiles intéressés, qu'elle cherchait, en cette affaire, à créer une diversion, qu'elle a peut-être aigri et envenimé les choses, qu'elle a aussi sa part de responsabilité. C'est possible, et c'est à l'histoire d'en juger souverainement. Mais, du moment que l'Angleterre soutient aujourd'hui la cause humaine, ne lui en laissons pas le monopole. Concertons-nous avec elle sur ce qui nous rapproche; après, il sera peut-être moins difficile de nous entendre sur ce qui nous divise. (Applaudissements.) Je dirai plus : je dirai que la France, par cela même qu'elle ne saurait être soupçonnée par personne de nourrir en Orient des pensées conquérantes et spoliatrices, peut servir de lien et de médiatrice entre des politiques moins désintéressées, qu'elle peut ménager des concessions réciproques, fournir un terrain d'entente, donner à toutes les bonnes volontés un centre, un point de ralliement. Mais, pour qu'elle réussisse dans cette tâche, il importe qu'au sein même de l'accord à deux son individualité, son aisance de mouvements, sa personnalité s'accusent nettement. Que notre politique ne se mette jamais à la remorque de projets anodins, de réserves captieuses, de réticences funestes. Si elle le faisait, elle ne serait plus elle-même, elle ne serait que l'ombre d'une ombre! (Applaudissements.)

Et surtout, que derrière le gouvernement on sente la nation, attentive et informée, qu'on sente la France, émue, vibrante, passionnée de justice, cette France que les étrangers cherchent toujours à connaître et à découvrir à travers ses gouvernants. D'où cette conclusion finale : nécessité d'un mouvement d'opinion, d'un grand et libre mouvement des esprits, pour appuyer et renforcer l'action gouvernementale, pour applaudir à ses énergies, pour la stimuler si elle faiblit, pour l'encourager toujours et ne l'entraver jamais! (Applaudissements.)

Ce mouvement, vous tous qui m'écoutez, aidez-nous à le créer, sans acception de croyances politiques ou religieuses, sans distinction de parti. Vous, Mesdames, soyez les messagères d'espérance et de charité. Grâce à vous, qu'on parle de ceux qui souffrent, des victimes de la grande persécution d'Arménie, qu'on en parle au foyer familial, qu'on en parle dans les lieux de réunion où la société brille et s'épanouit. Hommes de pensée et de plume, écrivains, publicistes, sentez vos devoirs, éclairez, formez l'opinion. Vous, prêtres, faites retentir des paroles de pitié, de ces paroles qui, jadis, suscitaient en France de si généreux élans. Tenez, laissez-moi évoquer un souvenir personnel. En 1860, lors des massacres du Liban, j'étais tout jeune, un enfant. Un dimanche, j'assistais à la Messe dans une église de village, aux environs de Paris; au prône, le prêtre se mit à parler de ceux qu'on égorgeait là-bas, de ces humbles, de ces pauvres gens, des secours qu'il fallait leur donner. A mesure qu'il parlait, je voyais une émotion commune se peindre sur tous les visages; visages de citadins en villégiature et visages de paysans, visages délicats de femmes, visages hâlés par la vie et le labeur au grand air, tous se mouillaient de larmes; une même étreinte d'indignation oppressait les poitrines, et, dans mon âme d'enfant, j'avais l'impression d'assister à quel*-que chose de nouveau et de grand; sur toute cette foule, je sentais passer, déchaîné par les paroles dites au nom du Christ, le grand souffle de la solidarité humaine. {Applaudissements.) Qu'il se lève à nouveau parmi nous, ce souffle vivifiant! qu'il nous anime, qu'il se répande au delà de nos frontières, se propageant avec l'ardeur communicative de notre race, et la France,  en poussant l'Europe dans les voies d'une intervention sage et modérée dans son but, hardie dans ses moyens, aura fait preuve de cœur, de noblesse d'âme et de vitalité. (Longue salve d'applaudissements.)

 

 

Après la conférence de M. Albert Vandal, M. le Président, avant de lever la séance, a prononcé les paroles suivantes :

 Je n'affaiblirai pas, par de longues paroles, l'émotion dont M. Albert Vandal a rempli nos cœurs. Mais je dois à l'auditoire qui l'a écouté avec tant de plaisir de le remercier en son nom. Il n'a pas seulement parlé en orateur éloquent, en Français généreux et clairvoyant; il a fait plus : il a montré que l'étude sincère et loyale de l'histoire est la meilleure préparation pour une politique sage, prévoyante, généreuse et patriotique. (Applaudissements.) Je le remercie au nom de ce bel auditoire, qu'il a tour à tour intéressé, ravi et enflammé. Je le remercie — qu'ils me permettent de le faire — au nom des hommes publics qui sont ici, qui, chacun dans la mesure de ses forces, agissent sur le gouvernement du pays. Au milieu des tristesses de la politique et des discordes inévitables qu'elle engendre, ce sont des heures fortifiantes que celles où on peut sentir battre à l'unisson le cœur de la Patrie. (Applaudissements.) Vous nous avez donné, Monsieur, cette joie et ce réconfort, et je vous en remercie. Votre conférence, que vous voudrez, je l'espère, rendre publique, retentira bien au delà de cette enceinte trop étroite. Elle ira ébranler et former cette opinion à laquelle vous faites appel, et, par là, elle ira seconder ceux qui ont la charge de la grandeur et de l'honneur de notre pays. Elle franchira les frontières, soyez-en certain, et l'écho en sera recueilli par les gouvernements de l'Europe comme un symptôme, peut-être comme un enseignement. Elle ira aussi, et ce sera votre récompense, elle ira consoler ceux qui pleurent ici les deuils de leur Patrie, elle ira là-bas donner l'espérance aux vivants et faire tressaillir les morts. (Triple salve d'applaudissements.)

Je vous remercie, je vous félicite, je m'associe de tout mon cœur à votre langage. (Applaudissements prolongés.)

Reproduit d'après : Vandal, Les Arméniens et la Réforme de Turquie, Paris, Plon, 1897
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