A. Krafft-Bonnard

Le problème arménien
Le feu brûle encore sous les cendres...

Refuges, Secours, Culture

Ces trois mots, pris dans leur sens le plus large, constituent, en quelque sorte, tout le programme de solidarité proposé, à l'heure actuelle, aux amis de l'Arménie. Il s'agit, en effet, d'un peuple de réfugiés, dispersés dans le monde entier et auxquels il faut porter des secours de diverse nature, dans un sentiment de respect de leur malheur et de leur souffrance, comme aussi de leur histoire, de leur patrimoine sacré et de leur idéal national. Nous réclamons, en faveur du peuple arménien, Un effort de compréhension de son sort actuel et un élan de sympathie, capable de sauvegarder ce qu'il y a de caractéristique dans sa culture et ses aspirations patriotiques.

La République arménienne du Caucase.

Il ne serait pas exact de dire que tous les Arméniens sont des réfugiés, car il ne faut pas oublier la petite République arménienne, dont l'indépendance fut proclamée, par ses vaillants fondateurs, le 28 mai 1918, et dont la capitale est Erivan. Mais il s'agit là d'un petit Etat, entièrement sur territoire russe, et qui a été conquis par les bolchéviks, de telle sorte que depuis le 2 décembre 1920 il fait partie de la République Fédérative des Soviets. Quiconque veut connaître la vitalité et la capacité de résistance du peuple arménien, doit étudier l'histoire de cette jeune République, et en particulier la rapidité de son développement pendant les deux ans et demi de son existence libre. Par un labeur incessant et tenace, soutenu par l'enthousiasme et l'élan de la nation, le jeune Gouvernement arménien organisa l'Etat avec un Parlement élu au suffrage universel, composé de 80 membres, dont trois femmes. Toutes les classes de la population pouvaient participer à l'administration très démocratique de la République ; une milice populaire, une police centrale et départementale furent organisées ; l'armée arménienne fut constituée sur la base du service militaire obligatoire ; des écoles militaires et des industries de guerre furent fondées. Puis le Gouvernement élabora les lois agraires, distribua aux paysans des terrains cultivables. Rien qu'en l'année 1920, il procéda à la distribution de 170.000 kg. de blé de semailles, de 2.700 kg. de graines de coton et de 294.000 kg. de graines de légumes et de tabac. Il importa des tracteurs-automobiles, des moissonneuses et batteuses mécaniques ; il institua des écoles d'agriculture, des centres de pisciculture, des champs d'expérimentation et des organisations spéciales pour combattre la peste bovine et détruire les animaux nuisibles à l'agriculture ; il procéda à l'étude détaillée des chutes et cours d'eau, en vue de leur utilisation pour fournir l'énergie électrique nécessaire à l'irrigation de 15o.ooo hectares de terrain (plus de 70 ingénieurs ont travaillé à ces investigations). Il fit étudier les richesses minérales du pays, organisa les finances de l'Etat, mit en circulation des billets de banque, fonda une banque d'Etat ; il élabora des lois pour encourager le commerce et l'industrie ; il adopta le principe de l'instruction publique obligatoire, rouvrit les écoles et en fonda de nouvelles. Le nombre des écoles primaires, qui était de 133 en 1918, avec 11.000 élèves, atteignit le nombre de 456 en 1920, avec 41.000 élèves ; le Gouvernement rétablit les communications par voies ferrées, la poste, le télégraphe et le téléphone, détruits par la guerre ; il fit construire une station puissante de radio-télégraphie à Erivan ; il organisa tout un système judiciaire, avec justices de paix, jury et Cour de Cassation ; il favorisa les entreprises industrielles et commerciales, telles que : fabriques de savon, de tabac, de cuir, de conserves, des scieries mécaniques, des ateliers de tissage ; il encouragea la Société des Coopératives d'Arménie (« Le Haïcoop »), qui centralisait plus de 300 coopératives locales; il organisa des représentations diplomatiques et consulaires de l'Arménie à l'étranger, représentations naturellement officieuses et qui devaient devenir officielles après le Traité de Paix. C'eut été le cas si le Traité de Sèvres, avec son article 88, avait été respecté.

A toute cette activité il faudrait ajouter encore celle de la philanthropie arménienne, en faveur des déportés arméniens chassés de Turquie. Avec le concours généreux du Near East Relief américan et du Lord Mayor's Found, on organisa de nombreux orphelinats, asiles et centres de secours pour des milliers de veuves et d'orphelins.

vue de l'orphelinat pour arméniens en grèce
Vue générale de l'Orphelinat du Near East Relief, dans l'ile de Syra (Grèce).
En octobre 1923 : 1250 filles et 950 garçons

Si l'on songe à l'état lamentable dans lequel tout ce pays se trouvait à la fin de la guerre, et aux conditions exceptionnellement difficiles dans lesquelles la jeune République arménienne dût faire ses premiers pas, on est en droit de dire que, dans des conditions normales de sécurité et de stabilité, un Etat arménien libre pourrait se développer de la façon la plus heureuse, tant pour le bonheur du peuple lui-même, que pour les avantages qui en résulteraient pour tous les voisins. La République arménienne du Caucase a donné des preuves suffisantes de la capacité du peuple arménien à vivre dans la liberté. C'est bien pour cela que tous ceux qui, en Europe et en Amérique, sont préoccupés du sort de l'Arménie, ont demandé avec insistance à l'opinion publique du monde entier, comme à la Société des Nations, d'appuyer sans relâche auprès des Grandes Puissances, comme auprès des autorités turques, le projet si légitime de création du Foyer National arménien, soit par un agrandissement de la petite République caucasienne, à laquelle auraient été adjoints les vilayets de Van, de Bitlis et d'Erzeroum, soit par la cession d'un territoire, en Cilicie par exemple. Mais, hélas, comme nous l'avons dit plus haut, il faut, pour le moment du moins, renoncer à ce Foyer National arménien.

orphelinat à syra, grèce
Un dortoir type dans l'orphelinat de Syra

 

Tout ce que nous avons dit sur le développement, si rapide, de la République arménienne, montre aussi jusqu'à quel point étaient justifiés les efforts tentés par les diplomates alliés à Lausanne, souvent sous la pression directe des patriotes arméniens et des délégués de la Ligue Internationale Philarménienne, pour obtenir des plénipotentiaires turcs qu'ils veuillent bien, non seulement pour la libération de l'Arménie, mais encore dans leur propre intérêt, favoriser la création de ce Foyer National. La situation politique aurait été nette et franche. Et le Turc et l'Arménien auraient pu enfin cesser d'être des ennemis pour devenir de bons voisins et collaborateurs, travaillant ensemble à la reconstitution du Proche Orient. Mais il est bien possible que ces perspectives aient précisément inquiété certains politiciens ou affairistes, qui n'ont nullement regretté l'échec de la cause arménienne et l'expulsion de tout un peuple, dont ils espèrent pouvoir prendre la place. Ceci rappelle ce vieux mot, déjà cité, prononcé il y a une trentaine d'années par un diplomate : « Nous voulons l'Arménie, mais sans les Arméniens ».N'arrêtons pas plus longtemps notre attention sur ces questions de politique générale, ces rivalités, ces ambitions, comme ces multiples lâchetés. Notre intention n'est pas de récriminer, si fondées et si justifiées que soient les critiques, si amers les regrets et si navrantes les conséquences du crime. Nous croyons qu'il nous faut, au contraire, réagir de toutes nos forces, montrer le chemin qui monte et encourager toutes les bonnes volontés à soutenir ce peuple, qui nous a donné tant de preuves de sa valeur et des magnifiques virtualités qu'il possède depuis tant de siècles.

Les Arméniens concentrés dans le petit territoire de la République d'Erivan, sont actuellement, chacun l'a compris, obligés de subir le régime bolchévik. Il faut reconnaître d'ailleurs que, sous ce régime, ils ont été protégés et qu'il n'y a pas de persécutions dans les limites de la République. Il y a là une situation extrêmement délicate et complexe, qui soulève des problèmes présents et futurs que nous n'avons pas la liberté de discuter. Les jugements varient, comme les impressions ; ceux qui aiment à prophétiser peuvent se livrer à des débats contradictoires sur les perspectives les plus variées, et parfois les plus opposées. A ceux qui se demandent ce qu'est devenue l'offre faite, pendant la Conférence de Lausanne, par M. Tchitchérine, aux Arméniens, d'un vaste territoire au-delà du Caucase, pouvant recevoir 150.000 à 200.000 réfugiés, nous dirons tout simplement que ce projet a été abandonné pour bien des raisons qu'il est inutile de rappeler ici. En tous cas, ce territoire n'était pas destiné à constituer un Foyer National indépendant.

Ainsi, à l'heure actuelle, la petite République soviétique de l'Arménie, au Caucase, constitue un centre très important de vie arménienne et l'on peut espérer que, dans un temps qu'il est impossible de déterminer, elle pourra former le noyau d'un Etat plus grand, jouissant de conditions politiques, sociales et économiques meilleures que celles d'aujourd'hui.Le lecteur comprendra aisément que les relations avec ce petit Etat soient délicates, pour ne pas dire plus, et que nous soyons contraints de concentrer tous les efforts de solidarité en faveur des Arméniens sur ceux qui sont en dehors de la République soviétique et avec lesquels les relations s'imposent d'autant plus impérieusement, qu'ils sont dispersés dans les pays d'Europe et d'Amérique. Les rapports avec les Arméniens du Caucase sont forcément suspendus, tandis que ceux avec les réfugiés doivent journellement provoquer notre élan de sympathie et de protection.L'automne dernier, la Délégation nationale arménienne a présenté à la Société des Nations une proposition de transport de quelques dizaines de milliers de réfugiés arméniens de Grèce ou d'ailleurs dans la République d'Erivan. Ce projet a été discuté, non pas par l'Assemblée de la Société des Nations, mais par son Conseil qui l'a appuyé et qui a décidé de recommander aux Puissances, membres de la Société des Nations, d'encourager des appels publics pour constituer un fonds considérable destiné à subvenir aux frais de cette nouvelle émigration et de l'installation de ces populations dans des régions qu'il faudrait préalablement irriguer. Inutile de dire que ce vaste projet a rencontré jusqu'ici, à côté de sympathies positives, bien des oppositions, fondées sur des raisons parfois très sérieuses. Nous ne voulons pas discuter l'opportunité de ce projet, qui, croyons-nous, peut être considéré comme un idéal à poursuivre, mais dont la réalisation, du moins immédiate, nous paraît si problématique, pour des raisons politiques, sociales et financières, que nous estimons infiniment plus urgent de concentrer tous les efforts et d'unir toutes les bonnes volontés pour développer sans retard le secours indispensable aux réfugiés, qui, jour après jour, attendent de leurs frères chrétiens d'Europe et d'Amérique la protection, sans laquelle ils périront.

Solidarité Arménienne.

Il est naturel que, lorsqu'au sein d'une nation on découvre un état de misère nécessitant une intervention de sympathie, on cherche le secours tout d'abord auprès des compatriotes privilégiés des malheureux en détresse. C'est pourquoi nous comprenons toujours la question qui nous est souvent posée : « Est-ce que les Arméniens riches font leur devoir ? Car, ajoute-t-on volontiers, il y a beaucoup d'Arméniens riches et même très riches ». Nous croyons donc utile de donner ici quelques renseignements qui montreront que la solidarité arménienne n'est pas un vain mot. Sans doute, comme toujours et partout, on peut déplorer certains égoïsmes et certaines étroitesses de vue, qui expliquent, sans la justifier certes, l'attitude de quelques individus, dont l'avarice a causé parfois de grands torts à la cause de leur nation, que, en définitive, ils répudient. Mais il faut bien se garder de prononcer un jugement général : rien ne serait plus injuste. Nous renvoyons ceux que ce sujet intéresse aux rapports qui ont été publiés sur le secours donné aux réfugiés arméniens de Turquie par les Arméniens de Russie après les déportations de 191 5, et jusqu'à la conquête du pays par le bolchévisme. C'est à plus de 300.000 déportés que la population arménienne du Caucase a donné l'hospitalité — et avec quelle largeur ! — jusqu'au moment où elle fut elle-même ruinée par les bolchéviks. Il faut bien comprendre qu'à l'oppression des Arméniens de Turquie s'est ajoutée l'expropriation des Arméniens de Russie par le bolchévisme. Il y a pour ce peuple double ruine, et voilà pourquoi nombre d'Arméniens, qui étaient dans nos pays, jouissant parfois d'une très belle aisance, ont été obligés à leur tour d'accepter des secours pour ne pas mourir de faim. C'est pour cela aussi que de grandes fortunes, si elles n'ont pas été complètement perdues, du fait que leurs propriétaires avaient des ressources en Europe, n'en ont pas moins été considérablement diminuées. Il n'y a nulle part pour les Arméniens la possibilité de s'enrichir dans leur propre pays, en jouissant de l'organisation stable d'un Etat reconnu, comme c'est le cas pour certains représentants de nos nations diverses, qui peuvent disposer aujourd'hui de fortunes énormes et en jouir égoïstement à côté de compatriotes qui meurent de faim.

Malgré cette situation déplorable et certainement unique, les Arméniens ont toujours soutenu la magnifique organisation de secours, qui porte le nom de « Union Générale Arménienne de Bienfaisance »,fondée au Caire, sur l'initiative et la présidence de Boghos Nubar Pacha, en avril 1906. Cette association, dont le but est de concourir au développement intellectuel et moral des Arméniens du Proche Orient, de leur venir en aide, pour améliorer leur situation matérielle et économique, s'interdit rigoureusement toute action politique ou commerciale, exige de ses membres des droits d'entrée et des cotisations mensuelles, fait appel à des dons et souscriptions ; elle est administrée par un Conseil central et un Comité exécutif, soutenus par des Comités locaux. Jusqu'à l'Armistice, l'Union entretenait une quarantaine d'écoles, des asiles-ouvroirs, une école des Arts et métiers et trois hôpitaux. Naturellement les tristes événements survenus depuis l'Armistice ont compromis considérablement l'existence de ces œuvres de secours, les bénéficiaires ayant été ou tués, ou déportés, ou obligés de s'enfuir. L'Union Générale Arménienne de Bienfaisance a dû se ressaisir pour faire face à toutes ces nouvelles détresses, pour recueillir autant que possible les malheureux dispersés et pour soulager le plus grand nombre de ces effroyables misères. Elle est allée au plus pressé, c'est-à-dire, au secours des orphelins et a ouvert deux grands orphelinats à Beyrouth, deux à Jérusalem, et un à Alep. Ceux de Beyrouth et d'Alep sont entièrement à sa charge, tandis qu'elle partage avec le Near East Relief les frais des orphelinats de Jérusalem. Elle a pu ouvrir six écoles en Syrie, elle dépense ces années-ci environ 38.000 livres égyptiennes pour l'entretien de ses orphelins. De 1906 à 1922, l'Union a dépensé en secours une somme de 310.000 livres égyptiennes.

L'Union Générale de Bienfaisance, ayant été fondée au Caire, est une association égyptienne. Pour arriver à la doter de la personnalité juridique, que la loi égyptienne ne lui reconnaît pas, des démarches sont faites actuellement pour transporter le siège de la Société en Suisse et la transformer en une Association suisse, sans rien changer d'ailleurs aux buts qu'elle poursuit.

Lorsqu'on parle de solidarité arménienne, il est nécessaire de signaler un fait d'une immense importance et qui est en général totalement ignoré, parce qu'il échappe à tout rapport et à toute publicité. Dans ce sauve-qui-peut général, il est évident que tout réfugié, qui a le privilège de posséder un parent, un ami, un combourgeois ayant, depuis plus ou moins longtemps, conquis une situation économique plus ou moins favorable dans l'un ou l'autre de nos pays, a recours à lui. De telle sorte que presque tous les Arméniens, établis chez nous, ont à venir en aide à des réfugiés isolés. Nous en connaissons qui constituent à eux seuls de véritables petits comités de secours, ayant à leur charge non pas seulement deux ou trois, mais parfois 25 à 30 malheureux, qu'il faut aider occasionnellement ou régulièrement.Il nous serait facile de citer à l'appui de ces affirmations tant d'exemples que nous espérons que personne ne refusera la sympathie aux Arméniens, en alléguant, comme prétexte ou comme excuse, le manque de solidarité de la part des représentants encore privilégiés de ce peuple ruiné.

Solidarité grecque.

Nous avons à parler maintenant d'un fait tellement extraordinaire, et d'une portée si considérable, que nous nous excusons d'avance et de la brièveté de ces lignes et de notre insuffisance à décrire un événement qui demanderait à l'être par une plume plus autorisée que la nôtre. Nous espérons que tôt ou tard de nouvelles publications pourront donner sur l'émigration en Grèce des chrétiens du Proche Orient, en automne 1922, après l'incendie de Smyrne, des tableaux plus complets et plus détaillés, permettant à nos pays occidentaux, comme à l'Amérique, de se faire une idée plus juste du magnifique élan de solidarité humaine et chrétienne que le peuple grec, sous la direction de son gouvernement, a manifesté en faveur de nos frères chrétiens chassés d'Asie Mineure.

Il n'est pas possible de se représenter l'effroyable conséquence immédiate que la défaite de l'armée grecque par les Turcs a eue sur des populations immenses, pourchassées jour et nuit et n'ayant pour refuge, dans leur fuite, que la mer —comprend-on bien cela ! la mer, c'est-à-dire la mort par noyade, ou bien quelques passerelles ici et là, conduisant aux rares vaisseaux sauveteurs qui se trouvaient dans la rade !

orphelinat d'oropos, grèce
Fabrication de tapis dans l'Orphelinat d'Oropos (Grèce)

 

Par centaines et par milliers ceux qui avaient échappé au pillage, au viol et au massacre dans les rues de Smyrne, trouvèrent la mort dans la mer. D'autres, en très grand nombre heureusement, furent embarqués et transportés en Grèce. Peut-on se représenter que, en quelques semaines, dans une période de pluies, de mer agitée, un million deux cent quatre vingt mille chrétiens, n'ayant le plus souvent aucun bagage quelconque avec eux, dans un état lamentable, dans une détresse et un deuil indescriptibles, après des journées d'atroces souffrances, étaient débarqués au Pirée, ou sur d'autres plages grecques des îles ou du continent.

La Grèce, en guerre depuis 1912, fatiguée et lassée par tant d'années de luttes extérieures et de troubles intérieurs; critiquée par les uns, à cause de la politique du roi Constantin, par les autres, à cause de celle de M. Venizelos ; avec son armée battue, démoralisée ou révoltée contre ceux qui, au pouvoir, l'avaient trahie ; et, alors qu'elle était en pleine révolution, lâchement abandonnée par ceux-là même qui l'avaient lancée dans la guerre contre Mustapha Kémal et qui l'avaient soutenue financièrement pour la laisser ensuite à ses seuls moyens, la Grèce a donné, à ce moment là, un des plus beaux exemples de solidarité générale et privée que l'histoire ait enregistrés.

 

syra, jeunes filles travaillant
A Syra, les jeunes filles confectionnent les vêtements nécessaires à l'Ophelinat

 

Mais nous n'avons pas à nous occuper ici, pour des raisons faciles à comprendre, au premier rang desquelles il faut mettre notre incompétence, des graves problèmes de politique extérieure et intérieure, qui ont troublé et agitent encore le peuple grec. Nous restons fidèles à notre unique programme, qui est de lutter pour la cause arménienne et de faire appel à la solidarité en faveur de ce peuple sacrifié. Mais c'est précisément pour être fidèles au but que nous nous sommes proposé, que nous sommes heureux de pouvoir rendre un témoignage sans réserves au peuple grec, à toutes les classes de la population, comme à tous les partis politiques, comme aussi au gouvernement de la Révolution de l'automne 1922, pour le magnifique et généreux mouvement d'hospitalité, par lequel ils ont manifesté leur compréhension du malheur effroyable des chrétiens du Proche Orient. Chacun sait que parmi ceux-ci il n'y avait pas que des Grecs, mais un nombre considérable d'Arméniens, probablement 10 à 15%. Or le gouvernement grec a décidé immédiatement de ne faire aucune distinction de races et de secourir également les Arméniens et les nationaux grecs, si bien que tous ont eu, dès le premier jour, et ont encore aujourd'hui, les mêmes droits aux secours, aux subsides et aux distributions diverses. Nous insistons encore sur le fait que le secours a été donné sans conditions. Le gouvernement n'a pas sollicité des Arméniens leur nationalisation grecque. Il a simplement exprimé le ferme désir — certes bien légitime — que les réfugiés soient grécophiles et ne donnent jamais la main à un mouvement étranger quelconque hostile à la Grèce. En outre, le gouvernement a manifesté les intentions les plus libérales pour faciliter le séjour des Arméniens et pour respecter leur caractère national, leur langue, leurs écoles et leur culte. Nous pourrions citer beaucoup de noms de personnalités grecques, qui ont donné des preuves du dévouement le plus fidèle, le plus intelligent et le plus persévérant. Qu'il nous suffise de leur exprimer à tous, au nom des Arméniens et de leurs amis d'Europe et d'Amérique, une reconnaisance profonde et de les assurer qu'ils ont, par leur sollicitude, plus fait pour ce peuple que toutes les autres puissances depuis trente ans. Nous tenons à rendre hommage à M. le Dr A. Doxiades, Ministre de l'Hygiène, Prévoyance sociale et Assistance Publique. C'est lui qui a été l'âme de tout ce mouvement de solidarité grecque et qui, avec l'appui de ses collègues, notamment du Ministre des Affaires étrangères, M. Alexandri, et avec la collaboration infatigable de ses chefs de service, parmi lesquels il faut nommer M. Stylianos Vassiliadis, chef du Bureau de Liaison. C'est lui qui a donné toutes les directives de principe, qui a dirigé l'organisation, et qui a admirablement su concentrer les bonnes volontés grecques et étrangères pour favoriser la collaboration des efforts, éviter les doubles emplois, et obtenir un maximum de résultats. Ce vaillant ministre, qui est médecin, a su prendre les précautions sanitaires nécessaires et prévenir de nouveaux malheurs, causés par les épidémies. Il est certain que le gouvernement de la Révolution a été l'instrument intelligent et dévoué d'un acte collectif de solidarité humaine et chrétienne, qui lui assurera, dans l'histoire, une reconnaissance d'autant plus méritée et profonde, que la grèce a été, en automne 1922, le seul pays qui ait largement ouvert ses portes aux réfugiés du Proche Orient, presque toutes les autres nations les ayant fermées ou laissées à peine entr'ouvertes.

M. Nicolas Politis, Délégué de la Grèce à la Société des Nations, et qui fut, lui aussi, un des promoteurs de l'hospitalité grecque, déclarait en septembre dernier qu'il ne lui était pas possible d'expliquer ce qui s'était passé dans son pays depuis l'automne 1922 et les magnifiques résultats de cet élan de sympathie, sans croire fermement à une intervention spéciale de la Providence. Il est certain que quiconque a pu visiter le Refuge des Chrétiens d'Orient en Grèce, ne peut que souscrire à la déclaration de M. Politis.

Le gouvernement a su admirablement faciliter les interventions des Comités de Secours étrangers et utiliser leurs efforts pour procurer aux réfugiés, le plus rapidement possible, logements, nourriture, secours sanitaires. Il a mis à leur disposition la plupart des édifices publics, tous les bâtiments d'écoles, les usines désaffectées. Le Vieux Palais du roi Georges, le père de Constantin, a été mis entièrement au service des Comités de Secours et est devenu le centre général de toutes leurs administrations. Le gouvernement a donné à tous les représentants nationaux ou étrangers du secours aux réfugiés la circulation gratuite dans les trains et les tramways, l'usage gratuit de la poste, du téléphone et du télégraphe, même pour les pays étrangers. Il a donné, pour le transport des vivres, un vaisseau, dont il a payé le personnel et le chauffage pendant plus d'une année, il a même établi une ligne privée de téléphone entre le Vieux Palais et le Pirée, etc., etc. Il n'y a pas un Comité de Secours qui ne rende hommage à la cordialité et à l'empressement avec lesquels le Gouvernement accordait toutes les facilités pour hâter et développer l'hospitalisation de ces centaines de milliers de malheureux.

Le gouvernement a pris l'initiative de l'organisation de camps immenses, dans lesquels les réfugiés, parfois au nombre de plusieurs milliers, vivent sous des tentes, ou dans des baraques en bois, ou en plots de terre séchée ; puis il a, peu à peu, fait édifier de véritables petites villes, pouvant contenir jusqu'à 15, 20 et même 30.000 habitants. Les maisons en brique, fort bien construites, peuvent, suivant le nombre des réfugiés, abriter une, deux, trois ou quatre familles. Il a fallu surmonter des difficultés énormes, à cause du manque d'eau et de canalisations et faire face à des situations tellement critiques, délicates et complexes, que nous renonçons à les décrire.La Grèce, ne l'oublions pas, est un petit pays de cinq millions d'habitants ; et c'est ce petit pays, si souvent maltraité et calomnié, qui a dû subir le plus imprévu et le plus formidable contre-coup de l'injustice commise à l'égard des chrétiens d'Orient par la politique d'Europe et d'Amérique, contre laquelle nous ne devons cesser de protester.

Les secours étrangers en Grèce

Il est certain que la Grèce a été admirablement secondée dans ce travail, car il lui aurait été impossible de faire face, à elle seule, à la misère affreuse d'une population d'immigrés, dépassant le quart de la population totale du pays. Nous ne pouvons résumer ici, même brièvement, l'activité des différents comités de secours étrangers. Rien de plus poignant que de lire leurs rapports respectifs, ou d'entendre les récits de ceux qui, depuis un an et demi, poursuivent la plus urgente et la plus délicate des oeuvres qui s'imposent à la solidarité chrétienne.

C'est le Dr Nansen qui, comme Délégué de la Société des Nations, est accouru en Thrace, à Salonique et à Athènes, et qui, avec l'appui des Ministres Politis et Doxiades, a encouragé les premiers comités de secours et a organisé la collaboration étrangère. Celle-ci a été poursuivie par la Société des Nations, par le Comité international de la Croix-Rouge et son délégué M. de Reding, par la Croix-Rouge américaine et le Near East Relief, par la Croix-Rouge anglaise, par la Papauté, par le Comité hollandais d'Assistance, par le Comité suédois, par l'Hôpital américain pour femmes, par la Délégation de la Société des Nations pour la lutte contre les épidémies, qui, en quelques mois, avait fait vacciner 1.946.378 personnes, chacune deux, trois et même quatre fois, contre le typhus, la petite vérole, etc. ; le Comité anglais d'Assistance, le Comité belge, l'Organisation anglaise pour la protection des petits enfants, l'Union mondiale pour sauver les enfants, et enfin le Comité suisse de secours. Nous renvoyons nos lecteurs suisses, qui aimeraient connaître l'activité de secours de nos compatriotes en Grèce, au prochain numéro du petit journal « Les Nouvelles de l'Arménie », publié sous les auspices du Comité central de la Fédération dés Comités suisses, amis des Arméniens.

Nous pourrions signaler encore d'autres œuvres de secours hors de Grèce. Mais nous dépasserions les limites que nous donnons à cette brochure, qui n'est pas un rapport. Toutefois nous tenons à rendre hommage à l'activité admirable de Mlle Jeppe, du Danemark, à Alep, à celle de M. Jacob Künzler, d'Appenzell, au Liban; et nous signalons à l'attention des amis français de la cause arménienne, le Comité de secours présidé par M. le professeur F. Macler, à Paris, l'Action chrétienne en Orient (Syrie), dirigée par M. le pasteur P. Berron, à Graffenstaden près Strasbourg, et enfin l'Oeuvre de secours aux réfugiés arméniens à Marseille, notamment le Camp Oddo organisé grâce à la vaillance de M. T. Mirzayantz.Pour connaître l'organisation actuelle des secours aux réfugiés du Proche Orient, nous recommandons la lecture du très intéressant rapport présenté à la dernière séance du Conseil de la Société des Nations par M. Henri Morgenthau, Haut-Commissaire de la Société des Nations auprès des réfugiés. La conclusion est que la calamité est telle que le secours devient chaque jour plus indispensable.

Il faut que cet appel soit entendu et que l'on vienne en aide au gouvernement grec et aux Associations de secours locales et étrangères en Grèce.

Le Near East Relief américain

Nous pouvons comparer l'intervention et l'action du Near East Relief (Comité de secours Américain au Proche Orient) à celles du chirurgien, qui, au moment opportun, disons mieux à la dernière minute, par une opération intelligente et dévouée, arrache son malade à une mort certaine. C'est dire que sans la philanthropie américaine, nous aurions à déplorer la mort de plusieurs milliers de chrétiens d'Orient. Aussi, nous associons-nous à l'hommage de reconnaissance des rescapés et souhaitons-nous ardemment que le Near East Relief puisse continuer, sans trop de difficultés, l'œuvre admirable qu'il a commencée

.camp oddo, survivant du génocide arménien camp oddo, réfugié du génocide arménien

Depuis l'été 1923, la Croix-Rouge américaine a cessé son activité. Celle-ci ayant eu surtout le caractère d'un secours de guerre, devait normalement prendre fin avec la conclusion du Traité de Paix avec la Turquie. Le malheur évidemment est que le Traite Je Lausanne, en sacrifiant les chrétiens d'Orient, n'a pas créé une situation politique qui permit à ceux-ci de se ressaisir, de se reconstituer et de se défendre contre les conséquences de la guerre par leurs propres moyens. C'est pourquoi le Near East Relief, qui est distinct de la Croix-Rouge, s'est vu contraint de rester au poste de secours et de poursuivre son œuvre. C'est d'ailleurs cette même considération qui a obligé toutes les œuvres de secours arméniennes, grecques, anglaises, Scandinaves, françaises, suisses, etc., d'accepter l'impérieuse obligation de continuer à tendre une main ferme et désintéressée à ces centaines de milliers de veuves, de vieillards, de malades, d'hommes sans travail, d'enfants et d'orphelins.En automne 1922, les Américains, comme les Anglais et les Suisses, qui avaient, depuis plus ou moins longtemps, la responsabilité d'orphelinats en Turquie, ont dû emmener précipitamment tous ces enfants et les mettre à l'abri, surtout en Grèce et à Corfou. Le Comité suisse, du fait que son œuvre était modeste, a pu amener ces enfants en Suisse même, à Begnins. A lui seul, le Near East Relief a la responsabilité de 52 orphelinats, avec 40.000 enfants ; il a, en outre, celle de 20.000 enfants, hospitalisés en dehors des orphelinats organisés. Cela fait un total de 60.000 enfants. De plus, il entretient 94 hôpitaux et cliniques. Le personnel américain est composé de 206 personnes et le personnel indigène de 5221.

Actuellement, tout l'effort du Near East Relief se porte sur les orphelinats. Il lui faut une somme d'environ 500.000 dollars par mois pour l'entretien et le développement normal de cet œuvre, poursuivie au Caucase, en Perse, en Grèce, en Syrie et en Palestine. Les orphelins de nationalité arménienne dans ces orphelinats américains sont au nombre de 34.323. Les autres enfants sont : grecs (6.007), assyriens, perses, syriens ou juifs. Malheureusement, la collecte qui se fait en Amérique est loin d'être suffisante actuellement et le Comité du Near East Relief a grand peine à faire comprendre au public américain que, lorsqu'on a ramassé des enfants, abandonnés dans les champs et dans les montagnes, qu'on les a rassemblés et empêché de mourir de faim, on ne peut pas les abandonner, et qu'il faut envisager, en leur faveur, une œuvre persévérante d'éducation et d'instruction. Convaincus de leur énorme responsabilité et renseignés exactement sur le sort malheureux du grand nombre d'autres enfants qui, aujourd'hui encore, ne sont pas suffisamment secourus, persuadés également que les autres Comités de secours faisaient les mêmes expériences et devaient entrevoir les mêmes obligations pour l'avenir, les chefs du Near East Relief, notamment le Secrétaire Général M. Charles Vickrey, ont provoqué déjà en automne 1922 et en janvier 1923 des entretiens avec des personnalités responsables des œuvres poursuivies par d'autres nations, et ont pris l'initiative de la création de L'Association Internationale pour le Proche Orient constituée définitivement à Genève du 7 au 10 septembre 1923.

 

 

Syra : atelier        orphelinat de garçon en grèce

 

Combien nous aimerions pouvoir, si nous avions les ressources suffisantes, envoyer là-bas des groupes de jeunes gens et de jeunes filles, de bonne éducation, cultivés et à convictions chrétiennes pour porter secours dans les camps, dans les centres de réfugiés, à cette enfance malheureuse, dont nous sommes si directement responsables ! Nous nous demandons avec angoisse ce qu'elle deviendra si elle est laissée à elle-même et si elle doit se développer sans le secours d'une profonde et fidèle solidarité chrétienne.La nécessité d'unir les efforts, de favoriser des collaborations, de spécialiser le travail, d'éviter les frais généraux inutiles qui résultent de la multiplication d'institutions similaires, de concentrer les appels financiers adressés à l'opinion publique d'Europe et d'Amérique : toutes ces raisons et d'autres encore rendaient nécessaire la création de l'Association internationale pour le Proche Orient. Les directeurs du Near East Relief, ainsi que leurs amis d'Europe, qui ont pris la responsabilité de convoquer la conférence internationale de septembre dernier, étaient unanimes à estimer qu'il fallait répondre à l'appel général de la souffrance des chrétiens du Proche Orient par un mouvement général de solidarité américaine et européenne; qu'il n'était pasjuste que seuls des Arméniens, des Américains, des Anglais, des Suisses et quelques jeunes comités, récemment constitués en France, en Belgique, dans les pays Scandinaves supportassent tout le poids de cette responsabilité; qu'il était donc urgent, pour faire appel à l'esprit de solidarité de toutes les nations chrétiennes, de créer un vaste organisme international.Cette Association à un caractère purement philanthropique. Elle est indépendante, tant au point de vue politique que confessionnel et ecclésiastique. Elle s'interdit toute ingérence, ou tout intérêt matériel dans les mouvements politiques ou financiers du Proche Orient. Elle ne fait pas non plus de distinction de races entre les réfugiés auxquels elle porte secours. Elle respecte les principes, le but et les méthodes des œuvres nationales de secours. C'est en définitive une Fédération, qui veut favoriser, dans un esprit d'entente, de partage des responsabilités, et dans une action commune, partout où cela est possible, le secours nécessaire au Proche Orient. Au point de vue strictement arménien, le programme de l'Association Internationale pour le Proche Orient ne peut évidemment pas donner entière satisfaction ; mais cela n'a pas empêché les œuvres comme l'Union Générale arménienne de bienfaisance, et comme la Fédération des Comités suisses Amis des Arméniens, de se rattacher à l'Association et d'être représentées dans le Comité Exécutif, dont le Secrétariat Général est à Genève. L'organisation fédérative permet, en effet, l'union d'oeuvres à buts particuliers, et tous les membres collectifs de l'Association pour le Proche Orient pourront bénéficier des efforts communs, comme de leurs expériences respectives.

liste réfugiés de begnins

Mais nous tenons à rappeler ici avec énergie que le peuple arménien n'a pas seulement besoin du secours général d'une philanthropie humanitaire, qu'il y a dans sa cause quelque chose de supérieur, qui, comme nous le disions plus haut, domine les questions de secours à des isolés, à des veuves ou des orphelins ; il y a quelque chose qui dépasse les limites des souffrances, si dures soient elles, des victimes actuelles de l'Arménie ; quelque chose, qui est au-dessus de tous nos intérêts nationaux, politiques, économiques, collectifs ou privés; quelque chose qui est d'une portée éternelle : la Justice. M. le Ministre, Dr Doxiades, nous disait un jour, dans un esprit de compréhension large et généreuse, de la souffrance arménienne : « Occupez-vous des Arméniens. Nous pourrons prendre soin des Grecs; ce sont nos nationaux, ils ont une patrie, qui les reconnaît; l'Arménien, lui, n'a plus rien. Ce peuple, admirable par son énergie, sa vitalité, sa résistance et par toutes les virtualités qui sont en lui, a besoin qu'on vienne sans retard à son aide ». L'honorable ministre ne disait pas cela pour se décharger du fardeau qu'il avait lui-même assumé, au nom de son gouvernement et de son peuple, en dominant le nationalisme grec et tout chauvinisme, et en traitant les Arméniens exactement comme les Grecs. C'est un appel à l'entre-aide internationale et au secours de toute la chrétienté qu'il faisait entendre avec la conviction que, dans la cause arménienne il y a un élément essentiel de justice et de droit des peuples, de respect de la volonté d'une nation qui réclame sa place au soleil et la liberté de vivre. Nous protesterons donc toujours contre ceux qui, par ignorance ou par aveuglement, par lâcheté, par intérêt politique ou financier, veulent étouffer la voix de l'Arménien qui crie justice, qui demande réparation, qui rappelle engagements et promesses, signatures des contrats ; nous protesterons contre ceux qui acceptent le fait accompli, consacré par le honteux Traité de Lausanne, qui croient possible l'effacement d'un peuple par une décision de politiciens, diplomates et financiers ; nous protesterons toujours contre ceux qui disent : « Tant pis, il n'y a rien à faire, il faut se contenter de philanthropie ». Nous voyons là, en effet, un immense danger, le danger de devenir, au nom d'une solidarité philanthropique, les complices plus ou moins conscients de ceux qui, au nom de leurs intérêts politiques et financiers, ont accepté ou même parfois facilité l'anéantissement du peuple arménien, comme nation libre, et qui l'ont précipité dans l'abîme du désespoir, où il se débat actuellement, sans patrie, sans liberté politique, sans aucune organisation nationale indépendante. Sous le couvert de la philanthropie et en considérant les services incontestables qu'elle peut rendre à des faibles, à des affamés, à des sans-travail, à des malades, on s'arroge plus ou moins facilement le droit d'assimiler les réfugiés en les dénationalisant, en interdisant l'usage de la langue arménienne, en ne respectant pas la vieille église grégorienne, dernier centre et foyer du christianisme et du patriotisme arméniens, ou bien encore en accaparant les jeunes et en les contraignant plus ou moins d'accepter, contre le secours qui leur est accordé, une autre nationalité, une autre confession ou église. Après tous les pillages, dont les Arméniens ont été les victimes, nous n'avons pas le droit, en leur portant secours, de cambrioler l'âme de leurs enfants.

Secours suisse.

C'est parce que, en Suisse, depuis vingt-huit ans, les amis des Arméniens ont toujours été convaincus de ces vérités fondamentales, c'est parce que, comme Suisses, c'est-à-dire, citoyens d'un petit pays, entouré de grandes puissances, ils sont conscients du droit imprescriptible des peuples, si faibles soient-ils, de vivre libres; c'est aussi, peut-être, parce qu'ils sentent que la cause d'un petit peuple est celle de tous les autres, par conséquent la leur, que ces amis suisses de l'Arménie ont toujours donné à leur œuvre de secours le caractère distinctif d'une œuvre respectueuse dans ses principes, son but et ses méthodes, du patrimoine et de la mission du peuple arménien, comme de sa langue et de ses traditions. Ces considérations nous autorisent, nous semble-t-il, à attirer l'attention sur l'œuvre suisse, malgré sa petitesse et la faiblesse de ses moyens. C'est à Begnins, dans le canton de Vaud, dans un village à égale distance, à peu près, de Genève et de Lausanne, et d'où l'on a une vue qui permet de contempler le lac Léman presque tout entier, dominé par les Alpes, c'est dans cette petite localité que les orphelins, secourus par la Suisse, sont concentrés. Il y là trois immeubles, à côté les uns des autres. La société propriétaire a inscrit dans ses statuts que le capital, représenté par ses propriétés, appartient aux enfants d'Arménie de sorte que, si celles-ci doivent un jour être vendues, tout l'actif social reviendra à une œuvre de secours et d'éducation en faveur des enfants arméniens. Sous la direction d'une dame suisse, ces orphelins sont instruits par des professeurs de nationalité arménienne. L'enseignement qui pourra être donné par des maîtres suisses, devra toujours avoir un caractère auxiliaire. La langue arménienne est la langue principale de l'institution, dont le but est de travailler à la formation de fortes personnalités, d'une élite, — pourquoi ne pas affirmer l'idéal ? — morale et religieuse, intellectuelle et professionnelle, pour l'Arménie future.

begnins : foyer filles arméniennes
Begnins : Foyer, direction, réfectoire et dortoir des filles

begnins : veuves arméniennes occupées
Begnins : Annexe ou habitent quelques veuves arméniennes occupées à l'Orphelinat

 

Cette œuvre modeste, si elle est bien soutenue et protégée par tous ceux qui, Arméniens ou Européens, en comprennent l'importance pour l'avenir du peuple arménien, pourra rendre, nous en avons la ferme confiance, de grands services. Elle est un fait qui parle par lui-même, qui, par le drapeau qu'elle arbore, proclame, et la protestation contre le crime commis dont ces enfants sont les innocentes victimes, et le respect des droits évidents de la nation arménienne, et la confiance dans le triomphe futur de cette cause de justice internationale et humaine. Cette institution répond non seulement au besoin de solidarité philanthropique chrétienne, mais encore au besoin de solidarité entre peuples, notamment entre petits peuples, qui jugent avoir, aussi bien que les grands, le droit de vivre leur propre vie.A Begnins les enfants reçoivent une instruction primaire et secondaire et se préparent à subir des examens d'admission dans les établissements d'instruction supérieure de Genève, où se trouve un foyer, à Champel, qui est réservé à ces jeunes, qui, après avoir tant souffert, jouissent de la liberté et acquièrent une instruction, qu'ils sont avides de recevoir.

Ces jeunes gens ont fondé spontanément une petite société, sans caractère politique, ayant pour but de «créer un lien moral entre les élèves arméniens de Genève et un milieu favorable au maintien et au développement du caractère national».

begnins : dortoir arménien et école pour garçons
Begnins: Ecole et dortoire des garçons


foyer arménien de Champel à genève
Foyer arménien de Champel à Genève

Il faut rendre hommage au caractère, au travail et aux dispositions de ces enfants. Dans un orphelinat restreint, comme dans les grands établissements du Proche Orient, qui abritent parfois de 2 à 5.000 enfants, les directeurs font tous la même expérience. La discipline est facile à exercer ; l'enfant a, du fait de ses souffrances et de son besoin de se dégager le plus vite possible de son état de dépendance, une assiduité au travail et un esprit d'obéissance, qui facilitent grandement la tâche de ceux qui en ont la responsabilité. Reconnaissants de tout ce qui est fait pour eux, sensibles à la plus petite attention, ces enfants, au regard parfois si sérieux et si profond, habitués à concentrer leurs sentiments et leurs impressions, sont extrêmement sympathiques. Que ceux qui aiment l'enfance et qui réfléchissent à la responsabilité qui nous incombe à l'égard de ces milliers et milliers de garçons et de fillettes — l'Arménie de demain — comprennent l'importance tragique de l'appel que nous faisons entendre.Toutes les expériences faites jusqu'ici ont démontré que la meilleure manière de secourir les orphelins était de les réunir dans des orphelinats, et qu'il ne fallait pas encourager leur dispersion dans des familles, si bien intentionnées soient-elles à leur égard. Toutefois c'est là une règle qui peut supporter des exceptions. L'inconvénient des grandes agglomérations, c'est de voir l'individu se perdre dans la masse ; c'est pourquoi bien des directeurs américains des grands orphelinats du Near East Relief ont salué avec joie l'organisation de la petite œuvre suisse de Begnins, parce qu'ils se sont réjouis à la pensée de pouvoir lui confier tels

enfants, paraissant particulièrement bien préparés, par leur santé, leur caractère et leurs aptitudes, pour être mis au bénéfice d'une institution où chaque individu, par le fait du petit nombre, pourra être suivi de plus près et stimulé à poursuivre un idéal de développement supérieur. N'oublions, pas que presque tous les intellectuels arméniens du Proche Orient ont été massacrés et que ce pauvre peuple, qui a toujours été avide d'une instruction supérieure, a besoin que quelques-uns de ses amis dirigent ses efforts en vue du développement de sa culture.

gare de Begnins, arrivée d'arméniens

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LE PROBLÈME ARMÉNIEN, Le feu brûle encore sous les cendres.....
Par A. KRAFFT-BONNARD
Société générale d'imprimerie. 18, Pélisserie, GENÈVE,
Mai 1924
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