J. Naayem

Les Assyro-chaldéens et les Arméniens
massacrés par les Turcs

Les massacres d'Ourfa
(Mésopotamie)

La fin tragique de mon père R. Naayem
Ma fuite devant les massacreurs, sous un déguisement de Bédouin.

Naayem en costume de bédouinL'auteur du livre dans le costume
de déguisement qui lui permit
d'échapper au massacre

C'était au commencement du printemps 1915. J'étais à Ourfa, ma paroisse.

La guerre générale était encore à ses débuts. Les Russes, au Caucase, avançaient à pas de géants. Les chrétiens suivaient ces opérations avec un grand intérêt, préférant la domination moscovite à celle de la Turquie. Un jour que je rendais visite au prélat arménien Ardawart, il me montrait, avec satisfaction, sur la carte, la marche des Russes sur Erzeroum. C'était quelques jours avant l'arrestation des notables de la ville et le pauvre prélat ignorait totalement ce qui l'attendait.

Bientôt des bruits de trahison arménienne commencent à circuler dans la ville. Les physionomies turques changent et deviennent ombrageuses. Des photographies où l'on voyait des chrétiens massacrant des Musulmans passent de main en main dans les karakols (poste de police) où elles sont montrées à la population turque pour exciter son fanatisme. On prétend aussi que des bombes et des fusils sont trouvés dans les maisons ou les églises des chrétiens.

Dès le mois de mars 1915, des convois de déportés composés de femmes, d'enfants et de vieillards arrivaient à Ourfa dans un état pitoyable.

Les jeunes filles ainsi que les femmes jolies avaient été enlevées en chemin. Leurs hommes avaient été séparés ou massacrés. Pour prolonger la durée des pérégrinations des malheureux déportés, pour leur faire dépenser tout ce qu'ils possédaient, on les obligeait à séjourner plusieurs jours à chaque étape et la population musulmane les assiégeait et leur arrachait leurs effets à des prix dérisoires. Par contre, les Turcs leur vendaient des vivres à des prix exorbitants. C'étaient surtout les gendarmes et les soldats qui se livraient à ce trafic. Ils défendaient l'entrée à ceux qui n'étaient pas de la compagnie. Ils allaient même plus loin. La nuit, escaladant les murs du grand han où les déportés étaient parqués, ces bandits s'approchaient des pauvres jeunes femmes et jeunes filles et, faisant brusquement un triage parmi elles, ils emportaient leur proie humaine par les terrasses. Après les avoir gardées plusieurs jours pour assouvir leurs passions, ils les abandonnaient ensuite comme des objets de rebut ou les massacraient. Le han que ces pauvres déportés peuplaient finit par être empesté par les émanations des caravanes. Tous les jours 10 à 15 personnes mouraient. Cela dura plusieurs mois. Les cadavres étaient entassés les uns sur les autres dans des chariots, dirigés hors de la ville et jetés dans des fosses. D'autres, abandonnés à eux-mêmes, loqueteux et malades, fourmillaient dans les rues, réduits à la mendicité. En sortant, je rencontrais à chaque pas dans la rue plusieurs de ces malheureux, et leur vue me navrait. Impuissant à les secourir, je me hâtais de rentrer, le coeur serré, ne pouvant supporter la vue de tant de misères, obligé que j'étais malgré moi de refuser l'aumône à un si grand nombre d'indigents. Beaucoup tombaient d'inanition dans les rues et y rendaient le dernier soupir sur un lit de boue et de poussière. On a vu même dans un tas de fumier le cadavre d'un petit enfant mort.

Le prélat arménien, quoique aidé par les membres de sa communauté, ne parvenait pas à soulager tant de misères, car les convois se multipliaient et pendant que l'un s'en allait après avoir été dûment pillé et maltraité, un autre arrivait et les mêmes scènes révoltantes se répétaient sans cesse.

Cet état, loin de toucher le coeur des Turcs, excitait au contraire leur fanatisme et leur haine envers les chrétiens. Dans les bazars, dans les cafés, partout on les voyait chuchoter, complotant un mauvais coup contre les chrétiens. Vers la même période, plusieurs notables furent arrêtés et mis en prison. On leur faisait subir des tortures inouïes pour les obliger à avouer des noms imaginaires de comitadjis ou pour leur faire indiquer les lieux où ils avaient caché des armes.

Désagréablement impressionné par tous ces symptômes et craignant des conséquences fâcheuses, j'avais conseillé à temps à mon père de prendre en considération ces faits annonciateurs d'événements peu rassurants pour les chrétiens. Mon père s'était rangé à mon avis et était allé trouver le chef du Comité Union et Progrès : Barmaksis Zadé Cheik Muslim qui faisait également fonction de maire. Muslim était un soi-disant ami intime de mon père et son ancien associé commercial. Mon père lui fit part de son intention de quitter la ville avec sa famille pour se rendre à Alep. Cheik Muslim, soit qu'il eût confiance en son influence personnelle, soit qu'il comptât sur un fort appui, rassura mon père et lui dit :

– Ne vous inquiétez pas; vous n'avez rien à craindre. En cas de danger je saurai vous faire partir sans encombre pour Alep, et si même les communications sont interrompues, je vous ferai voler sur les ailes des oiseaux !

Ces paroles rassurèrent mon père et en rentrant il me raconta la chose. Malgré ces assurances, je me défiais et, connaissant le fond du caractère des Turcs, j'étais inquiet. Voilà pour ce qui nous regardait.

Quant aux Arméniens de la ville, le passage continu de convois ne leur disait rien de bon pas plus que l'arrestation de leurs notables. Ils vivaient dans une grande anxiété.

Un jour, le commandant de la gendarmerie alla trouver le prélat et lui intima l'ordre de réunir ses ouailles dans l'Eglise, car il désirait les haranguer. La cloche de la cathédrale se mit à sonner et la foule à accourir. La grande nef de l'église était bondée. Le commandant turc entra, harangua la foule et lui demanda, au nom du gouvernement, de livrer toutes les armes qu'elle détenait afin de ne pas subir le même sort que les déportés formant les convois qui périssaient sur les grands chemins.

– Si vous obéissez, dit le commandant, aucun de vous ne sera inquiété.

Puis, en compagnie du Prélat, le Commandant turc se rendit à Garmouch, situé à une heure et demi de la ville, un gros village composé de 500 familles toutes chrétiennes, où il refit aussitôt le même discours. Un conseil national se rassembla, à la suite de cet événement, à l'évêché et délibéra pour décider s'il fallait livrer les armes ou non. Tous n'étaient pas d'accord ; on craignait une trahison de la part du Gouvernement turc. Le prélat Ardawart, qui voyait le danger imminent, supplia ses ouailles, les exhortant à céder en livrant enfin les armes en vue d'apaiser peut-être la colère des Turcs.

« Je suis prêt, s'il le faut, à me sacrifier moi-même », dit le digne prélat en versant des larmes, à genoux devant son peuple. Attendris, ceux qui l'écoutaient furent unanimes à obéir et le lendemain des chariots apportaient de l'Eglise au Gouvernorat les fusils, revolvers et autres armes que les Arméniens détenaient et qu'ils venaient déposer chacun à leur tour.

Malgré cela, un grand nombre d'Arméniens avaient conservé leurs meilleures armes.

Sachant les chrétiens désarmés, les Turcs commencèrent alors le triste drame. Quinze ou vingt autres notables furent aussitôt arrêtés et jetés en prison. Leurs maisons furent perquisitionnées ainsi que l'église elle-même et l'évêché. Tous les papiers, livres, registres furent pris au Gouvernorat pour être minutieusement examinés. On creusa même le sol en quelques coins de l'église et de l'archevêché pour y découvrir des armes. Petit à petit, tous les notables furent arrêtés et emprisonnés. Ils subirent de longs interrogatoires, accompagnés de bastonnades jusqu'au sang. Des envoyés spéciaux ayant pleins pouvoirs étaient arrivés à Ourfa de Constantinople pour diriger le drame. Ills étaient les hôtes du fameux Madmoud Nédim, ex-député, homme sanguinaire et tout-puissant dans toute la province.

Bientôt, le prélat Ardawart lui-même et plusieurs de ses prêtres furent arrêtés et emprisonnés. La panique avait gagné la population chrétienne. Les Musulmans évitaient la société des chrétiens et tenaient des réunions secrètes pendant la nuit. Leurs figures sinistres démontraient qu'ils cachaient des desseins tragiques. A ceux qui imploraient leurs secours, ils répondaient qu'ils ne pouvaient se mêler de ces affaires et déclaraient nettement qu'il était impossible de protéger un chrétien ou de lui donner refuge.

Le gouvernement en avait fait un défense formelle. En effet, dans les mosquées, on avait fait prêter serment, à tous les Turcs sur le Talak (divorce), de ne prêter aucune aide aux chrétiens.

Le tour de mon père vint. Un soir, un agent de police accompagné de plusieurs gendarmes <p.16> frappe à la porte de notre maison. On lui ouvre. Il déclare vouloir faire une perquisition domiciliaire.

Trois jours avant, deux villageois arméniens étaient venus chez nous. Ils étaient à notre service et faisaient avec d'autres les transports de nos denrées. La Syrie et surtout le Liban souffraient alors de la disette et vu l'état de guerre le commerce était limité à celui des denrées seulement. Ourfa étant une ville agricole, mon père y exportait des denrées sur Alep et le Liban. Selon un vieil usage propre au pays, les villageois qui sont au service des négociants ou des fermiers, en venant en ville deviennent leurs hôtes; ils sont logés et nourris par leurs maîtres, et dans beaucoup de maisons on dispose de chambres spéciales pour eux.

Privés de toute nouvelle de l'extérieur, ignorant les événements dont les autres provinces étaient le théâtre, nous ne pouvions nous douter du danger que nous courions. Nos hôtes mêmes, bien que venant des alentours où des scènes tragiques s'étaient passées, ne nous avaient rien dit. Malgré cela, par mesure de prudence, le lendemain de leur arrivée, mon père, sous l'effet de la panique générale, avait recommandé à ma mère, avant de quitter la maison pour se rendre à son bureau, de prier les gens de service d'aller se <p.17> loger ailleurs. Les pauvres villageois ne semblaient pas disposés à nous quitter ; ils restèrent un jour encore. Ma mère leur ayant signifié leur départ avec insistance, ils se décidèrent enfin à s'en aller. Le lendemain matin, ils nous quittèrent mais revinrent de nouveau le soir passer la nuit chez nous. Le lendemain matin ils ne sortirent pas de la maison et, lorsque la police vint pour y faire une perquisition, elle les trouva cachés dans un coin de la cuisine. Ce n'est que plus tard que nous avons appris que le village de ces pauvres malheureux, appelé Hochine, dépendant du chef-lieu de Sévérék, avait été envahi par les gendarmes et les Kurdes. Hommes, femmes, enfants avaient été massacrés. Quelques hommes seulement avaient pu s'échapper et se réfugier dans les montagnes ; nos deux villageois étaient du nombre ; comptant sur notre hospitalité, ils vinrent se réfugier chez nous, en ayant soin toutefois de ne rien révéler de ce qui leur était arrivé.

La police s'empara des malheureux et les conduisit en prison. Il était environ 4 heures de l'après-midi; ma mère était seule à la maison. Mon père ne rentra, ce soir-là, qui vers les 7 heures. Un agent de la police se présenta à ce moment pour le conduire également à la direction où il fut soumis à un interrogatoire; on l'accusait d'avoir donné refuge à des <p.18> révoltés. Des Turcs dirent que mon père était en relations avec les ennemis et qu'il leur exportait de denrées par le Liban. Un de mes frères courut alors voir le chef du Comité Union et Progrès, l'ami intime de mon père ; il le mit au courant de l'incident et le pria d'intervenir. Celui-ci rassura mon frère qui, malgré ces assurances, alla trouver le commandant de la gendarmerie, luis aussi un ami de mon père ; quinze jours auparavant, il avait, en compagnie du chef du Comité Union et Progrès : Cheik Muslim, passé la soirée chez nous, buvant ensemble. Le commandant promit de mettre mon père en liberté le lendemain même. Mon frère rentra tard et tranquillisa ma famille.

Le lendemain, il se rendit de nouveau auprès de nos amis turcs. Ceux-ci lui déclarèrent cette fois qu'il fallait patienter deux ou trois jours encore, vu que la mise en liberté immédiate de mon père, le lendemain de son arrestation, éveillerait l'attention du public, aucun des notables arméniens n'ayant été relâchés. Ces promesses réitérées firent dévier de la bonne piste à suivre et nous empêchèrent d'avoir recours à d'autres moyens qui auraient été peut-être plus efficaces. Plusieurs jours s'écoulèrent sur ces promesses. Hadji Békir bey, octogénaire, père de Cheik Muslim, consul <p.19> honoraire de Perse et millionnaire, qui avait mon père en grande estime, envoyait prendre tous les jours de ses nouvelles et recommandait vivement à son fils de déployer tous ses efforts en vue de le sauver. Un mois après, les choses avaient changé et les promesses, fermes au début, devinrent évasives.

Père de l'auteur Naayem

Les amis de mon père se sentaient impuissants à le sauver, étant sous la pression d'une main plus forte ; ils finirent par déclarer, un jour, que cette affaire si bénigne en elle-même n'avait pas l'air de vouloir finir, attendu que quelqu'un la poussait dans un sens défavorable. Ils ne voulaient pas nommer la personne intéressée à la perte de mon père. Cheik Muslim nous confessa plus tard que c'était le sanguinaire Mahmoud Nédim, la terreur du pays.

Six mois avant ces événements, Mahmoud Nédim avait eu avec mon père un différend qui se changea en inimité : le village de Tel-Abiat, à 40 Km. Environ d'Ourfa, est une station importante de chemin de fer de Bagdad et une immense propriété de Mahmoud Nédim. De ce point, l'exportation des denrées se faisait sur une grande échelle. C'est pourquoi mon père avait toujours un stock de sacs vides destinés au transport des denrées. Nédim avait fait rentrer ses récoltes et voulait les envoyer vendre à Alep ; mais il ne parvenait pas à se procurer des sacs, ceux-ci étant devenus <p.20> fort rares et très chers à la suite de la perquisition faite par le gouvernement sur cet article. Ayant su que nous en avions au dépôt de la Compagnie, il alla, à notre insu, les réclamer au chef du dit dépôt, déclarant que mon père agissait de même lorsqu'il avait besoin de sacs, vu qu'ils étaient de grands amis; Soit librement, soit par crainte de représailles le magasinier lui livra plusieurs centaines de sacs appartenant à mon père. Nédim put ainsi terminer son affaire et expédier ses récoltes.

Bientôt mon père apprit la chose. Le manque de sacs causait du tort à ses affaires. Mais tout de même il se tut devant le fait accompli. Plus tard il pria seulement Nédim de régler le montant de la valeur des sacs qu'il s'était ainsi appropriés, - une somme assez forte. Nédim faisait toujours la sourde oreille. Six mois passèrent. Enfin mon père, fatigué d'attendre, profita un jour de ce qu'ils étaient ensemble chez les notables de la ville, pour demander à Nédim d'en finir avec cette question. Celui-ci se considérant froissé dans son amour-propre, répondit insolemment et refusa de payer. Mon père ne supposait pas que les événements ultérieurs, si tragiques, allaient éclater ; outré de cette injustice, il lui adressa des reproches et ses sépara de lui froidement. Un mois se passa. La politique s'assombrit. Deux Chefs de Tchéttas, dont l'un <p.21> s'appelait Khalil bey, vinrent à Ourfa de Constantinople munis de plains pouvoirs et furent les hôtes de Mahmoud Nédim. Celui-ci trouvant l'occasion propice pour se venger de mon père, posa la question devant ses hôtes puissants et paralysa ainsi l'action de Cheik Muslim et du commandant de la gendarmerie pour sauver mon père.

Lorsque l'orage éclata, dans la ville, les arrestations se multipliaient. Cheik Safwét un député de la ville alla à Diarbékir pour y jouer le rôle néfaste d'instigateur et tout le long du chemin il prêcha le « djéhad » contre les chrétiens. Les chrétiens, pris d'une grande frayeur, tentent l'impossible pour sauver leurs homes ; les femmes vont se jeter aux pieds des hôtes de Mahmoud Nédim afin de les fléchir. Mais ceux-ci restent inflexibles. Les Tchéttas se promènent en ville, armés jusqu'aux dents et regardent d'une façon sinistre les chrétiens. Les gendarmes, aidés par les Tchéttas, pourchassent des districts de Diarbékir les chrétiens qui fuient les massacres, se réfugiant sur les montagnes avec les déserteurs.

Ces chefs Tchéttas arrivés de Constantinople étaient tellement redoutables qu'un jour, me raconte un ami, M. Démarki, contrôleur de la banque Ottomane à Ourfa, en sa présence, l'un d'eux gifla le <p.22> commandant de la place, un arabe de Damas. Puis enhardi, il tira son revolver pour le tuer. Ceci se passait en plein salon du gouvernorat. Le gouverneur présent intervint, et, après bien des supplications, il parvint à le calmer et à lui arracher l'arme de la main. Le chef de Tchéttas en même temps ne cessait de blasphémer contre les Arabes.

Une commission chargée de juger chaque détenu en prison arriva d'Alep à Ourfa. Informés du fait, nous nous empressâmes d'aller voir le Président. Nous lui fîmes remettre, pour gagner sa sympathie, une somme d'argent. Il nous déclara que mon père étant innocent, il ne tarderait pas à être délivré ; la même chose fut répétée à ma mère lorsque celle-ci fit la même démarche en faveur de son mari ; cette réponse la calma un peu.

Entre temps, les Arméniens étant pressurés, beaucoup d'entre eux, pour échapper aux supplices, se concertèrent et décidèrent d'envoyer une requête au gouverneur, l'informant qu'ils se décidaient à devenir musulmans. Mais les chefs turcs ayant délibéré entre eux, il fut répondu aux Arméniens que leur demande était rejetée.

Depuis l'arrivée de ces chefs de bandits, les affaires commençaient à devenir très graves. Aucune nouvelle n'arrivait du dehors. Les lettres que nous adressions à nos cousins <p.23> Roumi à Diarbékir, fils de M. Roumi, l'ancien drogman du Consulat français, nous étaient retournées avec l'indication que les destinataires étaient absents. Nous apprîmes plus tard que C. et S. Roumi, nos cousins, avaient été, en effet, emmenés, avec le premier convoi de Diarbékir, en radeaux sur le Tigre, et massacrés en chemin. Le directeur de la banque Ottomane de cette ville était arrivé précipitamment quelques jours auparavant ; pris de panique, il ne voulait rien dire de ce qu'il a vu. Il avait sauvé sa vie, s'étant enfui de Diarbékir et étant arrivé à Ourfa à travers mille dangers ; caché chez M. Démarchy durant deux jours, il se hâta de quitter ces pays d'enfer pour se rendre à Alep.

On fait courir un jour le bruit qu'un gendarme venait d'être tué par une balle tirée par un des fuyards arméniens réfugié dans la montagne. Les choses prennent aussitôt une tournure hostile aux chrétiens. Ceux qui conduisent la bière du gendarme dont en route des manifestations fanatiques et se préparent à lapider un prêtre qu'ils rencontrent en chemin. Le religieux se hâte de se réfugier à la caserne. C'était l'abbé Wartan qui fut pendu, plus tard, injustement à Adana après trois années de prison ; à ce moment, l'armistice était pourtant déjà conclu. Les gendarmes turcs chargés d'accompagner <p.24> les convois rentraient chez eux, une fois leur triste besogne terminée, la bourse garnie des pièces d'or qu'ils avaient volées aux déportés qu'ils massacraient sans merci.

Entre temps mon père avait été confiné à la prison dans un pièce réservée aux condamnés ; — il y contracta bientôt la dysenterie. Abattu, et ayant besoin de soins, il nous implora d'user de tous les moyens possibles pour le faire sortir de là. Mais ses soi-disant amis turcs ne voulurent pas intervenir. Ce fut le commandant de la place de Damas, ci-dessus mentionné, qui, sur la prière d'un ami, alla trouver le capitaine chargé de la prison et lui demanda de mettre mon père dans une prison moins dure. Pendant ce temps, les arrestations se poursuivaient et devenaient la seule occupation de la police et du gouvernorat.

Au bureau du télégraphe, le directeur lui-même transmettait des dépêches des heures durant. Son air soucieux et préoccupé prouvait l'importance des ordres secrets qu'il était en train de recevoir.

Les fonctionnaires chrétiens sont tous licenciés, quelques agents de police également chrétiens sont dégradés et renvoyés avec mépris. La haine du Turc contre le « Gaour » (méprisable infidèle) grandit. Les figures deviennent de plus en plus sinistres ; les <p.25> chrétiens temblent chaque jour davantage. L'espoir de voir notre pauvre père sortir de prison commence à chanceler. Pendant la nuit, les Tchéttas envoyés par leurs chefs omnipotents vont attaquer les maisons des chrétiens et veulent s'emparer par force qui, d'un cheval de race, qui d'un objet de valeur. Sur le refus des propriétaires, les bandits tirent des coups de revolvers sur la porte qui cède et l'objet convoité est quand même volé. Les populations turques elles-mêmes, de connivence avec les gendarmes, prennent des airs menaçants, considèrent les chrétiens comme des traîtres et semblent attendre un signal pour se jeter sur leur proie. Pour ma part, j'évitais de sortir. Les regards de mépris de la population turque me semblaient trop durs à supporter.

Un jour que je me rendais d'urgence à la Banque ottomane où j'avais affaire, je me gardai soigneusement de passer par le Sérail qui était le chemin ordinaire, de peur d'attirer les regards, et, plus encore, pour m'épargner le chagrin que j'aurais ressenti en songeant que là était emprisonné mon pauvre père. Le chemin, quoique court, me sembla long et, dans la crainte d'une insulte ou d'une poursuite, j'accélérai le pas. Arrivé à la banque, je frappe à la porte du premier et me trouve en présence d'un gendarme gardien <p.26> qui autrefois toujours respectueux à mon égard, me demanda cette fois avec impertinence qui je voulais voir : « Le directeur, lui répondis-je. — Il n'est pas ici, me répliqua-t-il. — Je l'attendrai. », dis-je avec calme.

J'entre, et en effet, je n'y trouve pas M. Savoye ni mon jeune frère qui était comptable. Je continue d'attendre, mais deux minutes plus tard le gardien entre et, s'adressant à moi, me dit sur un ton hautain : « Il n'y a personne ; il est défendu de rester ici. Sortez. »

Gardant tout mon sang-froid, je lui dis que j'ai besoin de voir le directeur, à qui je compte demander si, lui, simple gardien, avait le droit d'agir ainsi. Ma réponse ne lui ayant point souri, il s'avance alors vers moi en colère. Je me retire lentement vers la porte de l'habitation de la famille Savoye qui faisait partie du même établissement. J'y pénètre et rencontre M me Savoye que j'interroge pour voir si son mari était là. Elle me répondit négativement. Je constatai que ma présence l'avait troublée, vu les circonstances graves de l'heure ; je lui révélai en deux mots la grossièreté du gardien et lui demandai de me permettre de m'en aller par la porte extérieure pour m'épargner une scène avec ces malfaiteurs, qui pourrait me devenir fatale. Je sortis à pas précipités en pensant <p.27> tristement au malheureux sort où était réduite la chrétienté en Turquie.

Quelques jours avant cet incident les députés si connus Zohrab et Wortkès effendi étaient arrivés de Constantinople avec une escorte. Après avoir été reçus avec de grands honneurs par le gouverneur de la ville, le barbare Haïdar, et invités à table par l'hypocrite Mahmoud Nédim, ils furent lâchement assassinés en chemin par des gendarmes et des Tchéttas sur le chemin de Diarbékir à Cheïtan Déré. Avant eux, Naklé Pacha Moutran de Baalbeck après avoir été conspué dans les rues de Damas, fut emmené jusqu'à Tel-Abiat où il fut tragiquement assassiné.

Le commissaire de police, Chakir, beau-frère de Mahmoud Nédim, profitait de l'occasion pour remplir ses poches. Il ordonnait l'arrestation d'un chrétien puis, ayant touché un bon pot de vin, il le congédiait pour l'arrêter de nouveau deux jours après. Un déporté, un exilé ou même un prisonnier arrivait-il ? Il trouvait toujours moyen de lui extorquer de l'argent. Plus tard au camp des prisonniers à Afioum-Karahissar le major anglais, M. Stephen White qui fut capturé au canal de Suez et emmené à Ourfa, lors des massacres, avec un autre officier égyptien me raconta que ce même Chakir, ayant appris qu'il avait reçu d'Angleterre de sa mère une <p.28> somme d'argent, prit toutes les mesures voulues, mais en vain, pour en avoir une part. Lorsque nous parlions des affaires d'Ourfa c'était toujours les noms de Chakir et de Nédim que M. White évoquait, les représentant comme les plus illustres malfaiteurs des massacres d'Ourfa.

Les prisons étaient remplies de chrétiens ; la ville plongée dans un morne deuil. Bientôt arrive le jour terrible et tristement mémorable des exécutions. On annonce un matin, en effet, qu'une cinquantaine de détenus notables ont été tirés de la prison après minuit, munis de leurs papiers et conduits à Diarbékir Chez nous, c'est l'angoisse ; on est mortellement inquiet. Mon père serait-il du nombre ? On court à la prison, on s'informe. Non, il était toujours là. Mon pauvre père ne se doutant pas encore du malheureux sort qui l'attendait, espérait toujours. Il était loin de songer que bientôt sa femme et ses huit fils allaient pleurer sa fin tragique, victime qu'il allait être d'une injustice sans nom. On court alors chez les meilleurs amis de la famille : «  De grâce, Muslim bey, sauvez notre père, votre ancien associé, sauvez votre ami, votre frère ; il va bientôt être déporté et perdu lui aussi », lui répétait, les larmes aux yeux, Emile, mon jeune frère, qui, de jour en jour, maigrissait et pâlissait, rongé par la crainte <p.29> de perdre son père bien aimé. Le chef du Comité de l'Union et Progrès, comme muet, ne voulait rien dire, rien faire. On ne comprenait pas quelle était exactement son attitude. Il obéissait à l'ordre reçu. Il fallait tout sacrifier pour le Comité, même les meilleurs amis.

Le lendemain, après minuit, un nouveau convoi est dirigé sur Diarbékir ; les malheureux déportés sont divisés en groupes, liés par les bras les uns aux autres, escortés par les Tchéttas et les gendarmes qui portent avec eux les dossiers et les noms des déportés ; puis, emmenés hors de la ville sur le chemin de Diarbékir, à une ou deux heures de cette ville, aux environs de Kara-Keupru, de triste mémoire, les malheureuses victimes tombent sous les balles de leurs bourreaux. Leurs cadavres gisent sur le chemin, à la merci des loups et des corbeaux.

Dans les familles des victimes, c'est le deuil ; bien qu'ils ne sussent pas exactement où allaient ces hommes, les coeurs de mères, d'épouses ou de fils sentaient bien que les êtres qui leur étaient chers n'existaient plus. Ils lisaient cela dans les regards hypocrites et le sourire sardonique des gendarmes qui rentraient et qui venaient soi-disant rassurer les parents pour attraper un nouveau pourboire.

De plus en plus inquiets sur le sort de mon <p.30> père, nous attendons le matin pour courir à la prison. Mais hélas c'était trop tard. Mon père, qui n'était affilié à aucun parti politique, tout entier à sa famille et à ses affaires, aimé et considéré par tous, innocent de tout crime politique, avait été conduit, injustement comme tant d'autres, à la boucherie...

Il fut regretté même par les Turcs. Son ami Hadji-Békir, premier notable turc de la ville, pleura même en apprenant sa déportation.

Une personne qui était là lors de sa déportation vint nous voir deux jours après et nous raconta ces détails : Mon père fut pris avec une trentaine de ses compagnons d'infortune et informé qu'il devait partir pour Diarbékir. Elle nous montra un bout de papier sur lequel le chef de notre famille avait écrit au clair de lune d'une main tremblante ces mots : « Nous partons pour Diarbékir, payez à M. N... la somme de ... qu'il m'a prêtée. Signé : R. Naayem ». Puis le malheureux père se mit à pleurer à chaudes larmes et dit à cette personne : « Je pars attendant patiemment mon triste sort. Peu m'importe pour ma vie ; mais c'est à mes enfants que je pense, que vont-ils devenir ! » Puis ôtant sa montre il la donna pour qu'elle fût remise en souvenir de son père à Sami, le plus jeune de ses huit fils âgé de 9 ans... <p.31>

C'était vers le commencement d'août. Le soir même, à la tombée de la nuit, l'un de mes frères, Djémil, qui était rentré d'Alep à Ourfa quelques jours auparavant, pris de peur, craignant pour sa personne, prit la fuite à cheval avec quelques compagnons, et retourna à Alep.

A Tel-Abiat, ayant rencontré Sallal, fils d'un cheik arabe et chef de tribu, ami de la famille, mon frère le pria de se rendre en ville avec nos chevaux pour prendre le reste de la famille exposée au danger, par suite de la persécution. Trois jours après, des prisonniers civils anglais, internés dans la ville, employés à la Banque Ottomane et à la Dette publique, ayant obtenu la permission de quitter Ourfa pour Constantinople, voulurent bien prendre dans leurs voitures, malgré les risques qu'ils couraient, deux de mes frères Fatouh et Georges, âgés alors respectivement de 15 et de 13 ans. Il ne restait plus que mes deux plus jeunes frères et ma mère. Bientôt Sallal arrive, accompagné de Aziz Djendjil, un chrétien, employé chez nous, très brave, très dévoué et qui s'était travesti en Bédouin, pour chercher les derniers membres de ma famille, qu'ils dirigèrent vers Tel-Albiat. Le chef de gare, un ami, les fit partir par chemin de fer pour Alep. Ma mère, avant son départ, envoya une grande partie de nos meubles chez <p.32> son cousin M. P. Ganimé. Ceux-ci furent pillés vingt jours après par le populace turque.

Je restai avec mon frère Emile à Ourfa. Les arrestations continuèrent en ville. Plusieurs de mes amis et connaissances furent arrêtés et massacrés.

Le 19 août, vers les 4 heures de l'après-midi, un agent de police et des gendarmes se rendent chez un malheureux Arménien pour l'arrêter. Celui-ci, ne voulant pas se laisser faire sans se défendre fit usage de son fusil Mauser et tua l'agent et deux gendarmes.

Cet incident s'étant répandu en ville, excita le fanatisme des Turcs et le massacre recommença.

Les Turcs armés jusqu'aux dents envahirent les marchés et les rues tuant tous les chrétiens qu'ils rencontraient. Ceux qui purent se cacher furent sauvés. Beaucoup vinrent se réfugier au presbytère. Mon frère Emile étant sorti alors pour se rendre à la banque parvint à grand peine à rentrer chez moi. Les rues étaient jonchées de cadavres. 600 chrétiens avaient été ainsi tués. Le sang des victimes était si abondant qu'il ruisselait dans les rues. Les assassins trempaient leurs mains dans le sang fumant et en faisaient des signes sur les murs des maisons.

Les internés civils anglo-français qui avaient été déporté depuis un mois à Ourfa <p.33> furent eux-mêmes victimes des ces massacres. Plusieurs d'entres eux s'étant trouvés dans les rues au moment de cette échauffourée durent accompagnés par des gendarmes jusqu'à leurs demeures afin que la populace ne s'en prît pas à eux par mégarde. Mais malgré cela, un Français d'Alep, M. Germain, fut égorgé sans pitié par les bandits. Un Maltais poursuivi à coup de pierres sauva sa vie en se réfugiant dans une maison chrétienne. Des gémissements et des cris partaient de tous côtés.

Deux heures après, la fusillade ayant diminué, je montai à la terrasse pour observer ce qui se passait dans les rues. Je remarquai des agents de police qui, au lieu de calmer le fanatisme des Turcs, les excitaient au massacres. Ce ne fut que lorsque tous les chrétiens qui étaient dans leurs magasins ou dans les rues furent tués, que l'ordre de cesser les massacres parvint. Le soir, le calme était rétabli. Mais aucun chrétien n'osa plus sortir dans la rue. Les Arméniens surtout s'étant barricadés et préparés à se défendre, les lâches massacreurs n'osèrent plus agir. Le lendemain matin, j'entendis des gémissements provenant d'une ruelle voisine de la mienne et où se trouvait un moulin à huile « Maçara ». Je vis bientôt un voisin turc Moutâlib, âgé de 30 ans, sortir de sa demeure armé d'un grand poignard et s'élancer dans la direction d'où <p.34> partaient les cris. Une demi-heure après, je le vis rentrer, son poignard ensanglanté. Fier de son exploit, il criait en riant : « Je l'ai coupé comme une concombre » (Hiar Guibi Kestim). C'était de deux malheureux ouvriers chrétiens cachés dans le moulin qu'il s'agissait. Les Turcs vinrent dans la matinée les faire sortir sous prétexte de les sauver, mais une fois dans la rue ils les égorgèrent, piétinant leur tête et traînant leurs cadavres. Quelques internés civils qui habitaient non loin de nous avaient caché chez eux un autre chrétien avec son fils âgé de douze ans. Ils furent découverts par un misérable et mis à mort sous les yeux des internés.

Des chariots circulaient dans les rues, conduits par des Israélites et ramassant les cadavres. Une partie de ceux-ci fut transportée fors de la ville pour être jetée en pâture aux chiens et aux oiseaux de proie. (C'est une corvée macabre que les Turcs imposaient aux Israélites durant les massacres des chrétiens.)

Le lendemain, vers dix heures, j'aperçus le gouverneur lui-même, Haïdar-Bey, qui parcourait les rues accompagné du commandant de la gendarmerie, comme pour prouver aux chrétiens que le calme était rétabli et qu'ils pouvaient sortir sans crainte. Dans l'après-midi, un gendarme, accompagné du Cavas de la Banque ottomane vint, de la part de <p.35> M. Savoye, le directeur, chercher mon frère Emile qui se rendit à la banque où il élit domicile. Il était ainsi en sûreté, l'établissement étant gardé par la gendarmerie.

Je tiens à remercier ici cordialement M. Savoye pour les services si précieux et si dévoués qu'il a rendus à ma famille et à beaucoup d'autres, en ces jours terribles où il lui fallut faire preuve d'un courage exemplaire.

J'avais recommandé à Sallâl notre ami bédouin de revenir après avoir conduit à bon port ma mère et mes frères. Le lendemain des massacres, Sallâl vint me voir au presbytère.

Resté seul à Ourfa risquant d'être arrêté à chaque instant, je décidai de m'enfuir. C'était dangereux. Mais je voulais absolument fuir l'atmosphère si lourde de cet enfer où j'étouffais. Je m'affublai d'un costume de Bédouin et m'apprêtai à partir en compagnie de Sallâl.

Le calme n'était pas encore complètement rétabli. Les chrétiens restaient enfermés dans leurs maisons dans la crainte de nouveaux événements. Tous les notables chrétiens avaient été exécutés sur le chemin de Diarbékir. Des soldats chrétiens, environs 500, travaillant à la construction des routes, aux environs de la ville, furent eux aussi massacrés par des gendarmes. Un seul put s'échapper et me raconta le fait en ajoutant que les officiers gardaient sous leurs tentes des jeunes filles <p.36> chrétiennes volées dans les convois et me parla tout particulièrement d'une jeune Chaldéenne de toute beauté, déportée de Diarbékir. La malheureuse passait ainsi d'un Turc à un autre, telle une fille de joie. Cette fille put survivre par miracle et elle se trouve aujourd'hui à Ourfa.

Le 21 août, vers sept heures, Sallâl étant venu me chercher, je fis mes adieux aux amis et collègue l'abbé Emmanuel Kacha qui y restait avec sa famille.

Nous traversâmes des rues presque désertes à pas précipités et gagnâmes la maison d'un parent où j'endossai le costume de Bédouin qui consistait en une longue chemise de toile blanche à longues manches, un « aba », manteau sans manche, en poil de chameau, et me coiffai du « tchéffié », carré d'étoffe à longues franges tressées, et des « agal » sorte de couronne formée en poil de chameau. Je parle le bédouin ; on aurait pu difficilement me reconnaître. Près des confins de la ville, nous rencontrâmes un agent de police et deux gendarmes postés là, dirait-on, comme pour nous attendre. Mon brave Sallâl ne recula pas devant ce premier danger. De taille élancée, un grand sabre pendu à la ceinture, le revolver au poing, il s'avançait à pas de géant et la terre semblait frémir sous ses grands sabots rouges. Arrivé devant ces <p.37> agents du gouvernent il les salua d'un grand salamalek et passa. Je fis de même. Ils répondirent à notre salut. Nous avançâmes ; à cent pas de là, mon compagnon, se tournant alors vers moi, dit que nous venions d'échapper à un grand danger. Nous prîmes dans une demeure amie nos deux chevaux et nous nous dirigeâmes vers Tel Abiat, laissant la ville à feu et à sang. La lune reflétait ses doux rayons sur nous. Mon compagnon, heureux d'avoir pu arracher un ami aux griffes des Turcs, transporté par la beauté de la nature, débitait, tel un troubadour, des vers arabes du plus bel effet.

Après trois heures de marche comme nous nous désaltérions à une rivière, deux cavaliers apparaissent et se dirigent vers nous. Sallâl me dit alors de prendre mon cheval et de m'éloigner un peu. C'était un percepteur turc de la ville qui rentrait en compagnie de son gendarme ! Ils demandèrent à Sallâl des nouvelles de la ville puis ils s'en allèrent. Nous rentrâmes plus loin d'autres cavaliers arabes conduits par le frère de Sallâl, un chef autoritaire et qui vivait en mauvais termes avec mon compagnon. Sallâl était gai. En passant devant nous son frère, qui se proposait de prendre part au pillage, lui dite à haute voix : « Je comprends, tu es en train de sauver un autre chrétien ». A ces mots, je tressaillis. Mais <p.38> Sallâl mon protecteur était un homme à poigne. Le danger fut ainsi évité.

Au crépuscule nous arrivâmes au village de mon compagnon qui m'offrit l'hospitalité durant toute une journée. Sa mère et son frère m'accueillirent en parent. Nous devions partir le soir même pour Tel-Abiat. Mais notre voyage fut interrompu par l'arrivée de gendarmes, qui, en l'occurrence, étaient des hôtes importuns. Ceux-ci m'ayant aperçu et m'ayant pris pour un arabe de Kara-Guétch, tribu composée de pillards, ils s'en prirent à Sallâl de ce qu'il m'avait donné refuge chez lui. Sallâl craignant que ces Turcs, ne vînssent à découvrir que j'étais un chrétien me fit éloigner et diriger sur la campagne en compagnie de son frère. Les Turcs s'en allèrent en menaàant Sallâl de le dénoncer au Kaïmakan. Rentré au village, j'y trouvai tout le monde dans l'alarme et l'effroi. Les femmes déclaraient que Sallâl se compromettait en protégeant les chrétiens. Le chef arabe, sans se laisser influencer par ces paroles, monta à cheval, m'invita à faire de même et nous nous dirigeâmes presque au galop sur Tel-Abiat. Là je rencontrai plusieurs de mes paroissiens qui étaient employés à la Compagnie du chemin de fer de Bagdad. Mon compagnon me conduisit auprès de l'un d'eux, M. Youssouf Cherchouba qui <p.39> me reçut en ami. Puis mon protecteur arabe m'ayant souhaité bon voyage me fit ses adieux et rentra chez lui. Le jour ne s'était pas encore levé. Cherchouba me raconta à voix basse que le gouvernement avait commencé à poursuivre les chrétiens de Tel-Abiat et qu'il était fort anxieux.

Connaissant le télégraphiste de la Compagnie M. Dhiab, j'exprimai le désir de le voir. Un paroissien, Georges Khâmis, me conduisit dans son bureau. Des Circassiens qui étaient la terreur des employés chrétiens de la Compagnie étaient préposés à la garde de la station, et au moindre soupçon de leur part, j'aurais couru de grands dangers.

Arrivé devant la porte du chef télégraphiste, ce dernier vint vers moi tout étonné de voir devant lui un Bédouin. Que lui voulait cet arabe ? Son étonnement fut plus grand encore lorsqu'il entendit le Bédouin parler français. Il me reconnut alors et m'invita à enter. D'accord avec le chef de gare, le chef télégraphiste avait, quelques jours auparavant, facilité le départ de ma mère et de mes frères. C'était compromettant pour moi de garder le costume arabe. Mais Sallâl ayant en chemin égaré ma soutane il m'était impossible de reprendre mes habits religieux. Comme d'auters part je ne pouvais rester au bureau du télégraphe sans compromettre M. Dhiab, je <p.40> dus me cacher en attendant le départ du train du soir. Un arabe prévenu vint moyennant bakchich (pourboire) me prendre et me dissimula dans un village voisin que les habitants, (des Arabes), avaient abandonné pour aller passer l'été sous des tentes. J'attendis seul dans ce village. Accablé de fatigue je me couchai étendu par terre dans cette chambrette, et je m'endormis. Quelques temps après, en me réveillant je constatai que j'étais baigné de sueur. Remis de ma fatigue, je m'aperçus que le jour tombait et que mon homme m'avait laissé sans nourriture. J'avais grand faim. Une heure après l'Arabe revint et m'apporta du pain et du « Kâther » (lai caillé). Le pain étant très mauvais je ne pus, malgré ma faim, le manger. La nuit venue, l'Arabe me reconduisit à la gare. Là les employés amis m'enfermèrent à clef dans une pièce où je devais attendre l'arrivée du train d'Alep. Le chef télégraphiste après s'être entendu avec un conducteur musulman me dit que ce dernier garantissait de me conduire sain et sauf à Alep moyennant une somme d'argent que je lui versai tout de suite. La police guettait les trains de voyageurs et les chrétiens étaient impitoyablement poursuivis. Enfin l'heure du départ approche, la cloche sonne, le chef télégraphiste me dit de sortir de ma cachette et me fait accompagner par un employé fidèle <p.41> jusqu'au wagon qui m'était assigné. C'était dans un fourgon fermé que je devais voyager. Comme on y avait entassé du bétail, le fourgon, non nettoyé, exhalait des odeurs peu agréables. Le train ayant fait halte dans une station j'aperçus dans l'obscurité, à travers les fentes du fourgon, la lumière blafarde d'une lanterne. C'était le conducteur. Il voulait me faire prendre place en première classe. Je le priai, vu mon accoutrement, de me placer en troisième. Un garde-frein ayant remarqué ce manège avait l'air de nous en vouloir tant au conducteur qu'à moi. Arrivé à Arab-Pounar ce triste sire, profitant de l'absence du conducteur s'en étant aperçu attendit l'arrêt prochain du train pour me faire reprendre ma place. A Arab-Pounar le chef de train dut accepter comme voyageurs, les familles des déportés civils anglo-français qui rentraient d'Ourfa à Alep. J'avais pour compagnons des soldats malades et des musulmans d'Ourfa. Ceux-ci voulant rire un peu aux dépens de leur compagnon bédouin entreprirent de me persifler. Je faisais semblant de dormir pour ne pas attirer leur attention. Le lendemain matin à dix heures le train entra en gare d'Alep. M'étant souvenu que j'avais un parent au service de la Compagnie du <p.42> chemin de fer, attaché en qualité de magasinier aux grands dépôts, l'idée me vint d'aller le voir pour lui demander où demeurait ma famille. Je priai donc un musulman de là-bas de m'indiquer l'emplacement du dépôt. Celui-ci exigea un pourboire. Je lui donnai un franc et il daigna me montrer du doigt le dit dépôt. Arrivé là je demandai Faris. On me répondit qu'il n'était pas encore venu au bureau. Imitant en cela l'usage bédouin j'allai m'asseoir à l'ombre d'un mur, à quelques pas de là, attendant mon cousin. Dix minutes après je le vois arriver. Des employés l'informent ausstôt qu'un Arabes désirait le voir pour affaire. Faris se tourne vers moi et m'ayant reconnu il jette un cri d'étonnement. Je lui fais signe de se taire. Emu jusqu'aux larmes il laisse son travail et se met à mon entière disposition pour me conduire dans la demeure de ma famille.

Mes parents, par crainte d'être poursuivis par les autorités turques, s'étaient retirés dans une demeure située au fond la ville. Aussi c'est en traversant des ruelles étroites et tortueuses que nous y parvînmes. Ma mère, heureusement surprise, vint vers moi en pleurant. En me renvoyant, des souvenirs tristes l'assaillirent. La fin tragique de mon père lui revint à l'esprit.

Je séjournais à Alep dans ma famille <p.43> depuis un mois, aidant le curé chaldéen de cette ville, lorsque je reçus une dépêche de sa B. le Patriarche Chaldéen de Babylone, Mgr Emmanuel me proposant d'aller à Constantinople pour servir d'aumônier au camp des prisonniers de guerre Anglo-Français en Turquie.

Ourfa, la ville infortunée que je venais de quitter, subit le plus triste sort que l'histoire eut jamais enregistré.

Le lendemain de mon départ le 23 août, un calme relatif y avait été établi. Le gouverneur envoya dire aux chrétiens de sortir de leurs demeures et de vaquer à leurs affaires. Ceux-ci ayant obéi à l'ordre, le gouverneur fit dire aux Arméniens qu'ils étaient obligés de quitter la ville. Ces malheureux sachant ce qui les attendait et ce que quitter la ville signifiait refusèrent d'obéir et répondirent qu'ils préféraient mourir chez eux plus tôt que d'aller finir leurs jours dans le désert. D'ailleurs le passage successif des convois de déportés n'était pas fait pour les encourager. Les milliers de femmes, de jeunes filles, d'enfants formant les convois étaient déshonorés, torturés, avec une sauvagerie inouïe. Les hommes, après triage, étaient tous égorgés sans pitiés. A quoi bon aller mourir au loin puisque, de toute façon, ils étaient condamnés à périr. Ils refusèrent donc de partir. Le gouvernement eut recours à la force. Les chrétiens <p.44> résistant, une bataille en règle eut lieu le 23 septembre 1915 qui dura une semaine sans que les Turcs pussent pénétrer dans le quartier. Le gouverneur demanda du secours à Alep pour venir à bout de ses chrétiens soi-disant révoltés. Bientôt Fakhri pacha arriva à Ourfa à la tête d'une armée munie d'artillerie. L'assaut fut donné au quartier arménien. Mais les troupes turques, malgré tous les efforts qu'elles firent, furent impuissantes à vaincre cette résistance. Les courageux Arméniens voyant que de toute façon ils devaient mourir se défendirent vaillamment. Plusieurs centaines de soldats turcs furent tués au cours de cette bataille. Les femmes et les jeunes filles se mettant de la partie, aidaient leurs hommes à défendre leurs foyers, leur existence et leur honneur contre leurs bourreaux.

Fakhri pacha braqua alors les bouches à feu de son artillerie sur le quartier arménien et un bombardement commença qui continua durant quinze jours. Plusieurs internés Français et Anglais témoins me racontèrent plus tard que c'était un officier allemand qui dirigeait le bombardement. Bientôt un grand nombre de combattants se réfugient auprès de la mission américaine. Les Turcs ayant eu vent de ce fait dirigent alors leurs canons sur le bâtiment de la mission, ouvrent le feu et parviennent à en démolir une partie. C'est par <p.45> ces brèches qu'ils purent pénétrer dans le camp des insoumis qui, débordés, se virent dans l'obligation de hisser le drapeau blanc. Le bombardement provoqua un incendie qui prit une étendue extraordinaire du fait que les Arméniens eux-mêmes, voyant leur fin proche, se réunissaient en masses dans leurs demeures et, plutôt que de se livrer vivants aux Turcs, y mettaient le feu et périssaient dans les flammes.

La résistance étant terminée et les Arméniens ayant dû se rendre, les Turcs donnent alors libre cours à leur instinct barbare. Ils se précipitent dans le quartier mettant tout à feu et à sang, passant au fil de l'épée tous les chrétiens, hommes, femmes et enfants, qu'ils rencontrent, pillant et saccageant tout. On fait sortir du milieu des décombres les femmes et les enfants qui restaient et on les enferme dans l'immense « Millet-Khan ».

Les soldats rangent les malheureuses victimes sur le bord d'un précipice et après les avoir transpercées, les poussent dans l'abîme. Le jour suivant les chiens et les oiseaux de proie attirés par l'odeur des cadavres de ces malheureux vinrent y apaiser leur faim. Tous les hommes qui restèrent, après ces hécatombes, furent déportés hors de la ville sur le chemin de Diarbékir et exécutés. Au <p.46> Millet-Khan plus de deux mille femmes et enfants étaient détenus, en butte aux mauvais traitements des Turcs. Beaucoup mouraient de faim et du typhus qui venait de se déclarer. Les autres furent envoyés dans le désert où une mort affreuse les attendait. Les malheureuses victimes chrétiennes sortaient du Khan bousculées et bafouées par les gendarmes barbares. Des chariots plains de cadavres étaient conduits à une petite distance du han et vidés dans d'immenses fosses. Des enfants vivants furent jetés dans ces fosses avec les cadavres. Dans la cour de la cathédrale, on assistait à un spectacle terrifiant et horrible. Agonisants, vivants et morts étaient entassés pêle-mêle. Un monceau de cadavres obstruait presque la porte d'entrée de l'église. On entendait le râle des agonisants. Un grand nombre d'hommes et de femmes furent pendus publiquement, devant la population turque transportée de joie. Vingt mille personnes furent ainsi anéanties en quelques jours.

Le missionnaire américain, M. Lesley, auprès duquel un certain nombre de combattants arméniens s'était réfugiés, fut appelé à comparaître devant la cour martiale, accusé d'avoir trempé dans la révolte. Un jour qu'il sortait du tribunal, craignant les représailles des Turcs, il s'empoisonna sur le <p.47> chemin. On trouva dans sa poche un papier signé par lui et dans lequel il déclarait qu'il n'était pas impliqué dans l'affaire de la révolte arménienne. <p.48>

  
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J. Naayem, Les Assyro-chaldéens et les Arméniens massacrés par les Turcs.
Documents inédits recueillis par un témoin oculaire, Paris, Bloud § Gay, 1920
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